— On dirait que ça se corse, annonce l’inspecteur Perez en franchissant le seuil d’un bureau somptueux, au dix-septième étage du palais de justice du comté de Los Angeles.
— Oui ?
Le District Attorney Montgomery Ajax lève les yeux du plateau en verre de sa table de travail – impeccable, comme il se doit.
— J’aimerais parcourir avec vous le rapport sur le meurtre de Calhoun.
Les cheveux argentés et les yeux pâles d’Ajax contrastent vivement avec son bronzage – un bronzage qui doit moins au soleil de la Californie qu’à celui des Bahamas.
— Quelque chose vous chiffonne ? demande-t-il.
— Plutôt, oui.
Perez dépose sur le bureau la photo d’une trace sanglante en forme de U sur un tapis gris.
— Qu’est-ce que c’est ? Un sabot de cheval ?
— Au départ, on n’en savait fichtre rien. J’ai pensé à la marque d’un talon, mais le labo a dit non. Mais voyez un peu ceci…
Perez place auprès du premier cliché la photo en noir et blanc, découpée dans un journal, de l’empreinte du pied de Kelkad devant le Mann’s Chinese Théâtre. Les dessins sont quasiment identiques.
— Dieu tout-puissant ! s’exclame Ajax.
— Comme vous dites.
— Y a-t-il moyen de savoir quel Tosok a laissé cette empreinte ?
— C’est possible, même si elle n’est pas très nette.
— Disposez-vous d’autres indices qui permettent d’incriminer un Tosok ?
— Eh bien, la jambe de Calhoun a été sectionnée avec un outil extrêmement tranchant. Le muscle n’a pas été comprimé et la lame ne paraît pas avoir buté sur l’os. Elle a tranché net l’artère fémorale, ce qui fait que Calhoun a été proprement saigné à blanc.
— Puis ?
— Les gars du labo ne voient pas quel outil humain aurait pu faire ça. L’abdomen aussi semble avoir été ouvert à l’aide d’un instrument. Mais les côtes… On dirait qu’elles ont été écartées à mains nues. Leurs arêtes étaient aussi tranchantes qu’un rasoir. D’ailleurs, Feinstein a recueilli sur l’une d’elles une substance chimique qu’il n’a pu identifier et qui pourrait bien être du sang tosok.
— Entendu. Mais l’assassin devait être couvert de sang humain (Ajax a eu l’occasion d’examiner les clichés pris sur le lieu du crime). Si le coupable est un Tosok, il a fallu qu’il se nettoie d’une manière ou d’une autre.
— J’y ai pensé. -Et… ?
— Je les ai tous interrogés aujourd’hui. L’un d’eux était différent de ceux qu’on a vus à la télé. Vous vous rappelez qu’ils étaient tous bleus ou gris de peau ?
Ajax fait un signe de tête affirmatif.
— Eh bien, celui-là brillait comme l’argent.
— Comme s’il s’était frotté au détergent ?
— Mieux. On m’a dit qu’il avait changé de peau.
— Comme un serpent ?
— Tout juste.
Le DA paraît s’abîmer dans ses réflexions, puis il reprend d’un ton pondéré :
— Il peut s’agir d’une mise en scène. Calhoun n’avait pas que des amis, savez-vous.
— Dans ce cas, c’est forcément un des autres savants qui a fait le coup. Personne de l’extérieur ne pouvait pénétrer dans la résidence.
— Exact, acquiesce Ajax. Vous seriez bien inspiré d’enquêter sur eux. Commencez par Smathers, ajoute-t-il après une pause.
— Smathers ?
— Dernièrement, Calhoun l’a mis plus bas que terre lors d’une émission télé. Le genre de trucs qui vous restent sur le cœur.
— Je m’en occupe.
— Surtout, n’omettez aucun détail. Si je dois inculper un extraterrestre, je veux pouvoir m’appuyer sur un dossier en béton.
Frank traverse à pied le campus de l’USC. En passant près du Von KleinSmid Center, il accorde un regard distrait à la tour qui se dessine à travers le portique, surmontée d’un globe grillagé de deux cents kilos. On dirait un monde dévasté, réduit à son squelette.
Frank a l’expérience des mondes dévastés : cela fait cinq ans qu’il est divorcé et sa fille de douze ans vit dans le Maryland avec son ex-femme.
Dans trois jours, ce sera Noël – cela explique que le campus soit désert. Étant originaire de Canandaigua, dans l’État de New York, Frank associe naturellement l’hiver à la neige et à un froid glacial. Mais le chemin qu’il suit pour l’heure est bordé de palmiers et il a presque trop chaud dans son coupe-vent noir avec le logo de la NASA dans le dos.
En général, Frank déteste Noël – Maria n’est jamais là pour le fêter avec lui. Mais il se faisait une joie de vivre celui-ci avec Clete (lui non plus n’avait pas de famille). Il avait commandé au Franklin Mint un trio de vaisseaux spatiaux en étain (une reproduction de l’Enterprise, un vaisseau de guerre Klingon et un Oiseau de Proie romulien) dans l’intention de lui en faire cadeau. Il lui en avait coûté six cents dollars -une folie, mais quel plaisir il avait eu à les choisir.
Et maintenant…
Il fait encore quelques mètres avant de comprendre ce qui lui arrive. S’il faisait un vrai temps de saison, son haleine s’échapperait en panaches tremblotants. Mais là, dans ce décor presque obscène de palmiers décorés de guirlandes lumineuses, ses sanglots demeurent invisibles.
Son amitié avec Clete datait de vingt ans, du temps où ils poursuivaient leurs études à l’université.
Bon Dieu… C’est fou ce qu’il peut lui manquer.
Avisant un banc sous un palmier, il s’y laisse tomber et cache son visage dans ses mains.
Tu parles d’un joyeux Noël ! songe-t-il avant de se remettre à pleurer.
Trois heures plus tard, Perez est de retour chez Ajax.
— J’en ai appris de bien bonnes sur Smathers, annonce-t-il.
— J’écoute.
— Quand PBS a décidé de produire une nouvelle série d’émissions sur l’astronomie, ils savaient qu’ils auraient du mal à dégoter une pointure comme Cari Sagan. Au départ, ils ont hésité entre Cletus Calhoun et Packwood Smathers.
— Qu’est-ce qui a fait pencher la balance en faveur du premier ?
— Là-dessus, les avis divergent. À en croire un des directeurs que j’ai interrogés, c’est son côté « brave gars bien de chez nous ». À l’époque, PBS était dans le collimateur du Congrès. On les accusait d’être trop élitistes. Alors, ils ont fait en sorte d’apparaître plus populaires, afin de sauver le peu qui restait de leurs subventions.
— C’était bien vu. Moi qui ai toujours été fermé à la science, j’étais un fan de l’émission. Ce type crevait littéralement l’écran.
— Pour sûr. Mais quelqu’un d’autre m’a dit que Smathers passait pour avoir un fichu caractère et qu’il planait des doutes sur le sérieux de ses recherches. On le soupçonne d’avoir pompé non seulement les travaux de ses étudiants – ça, on dirait que c’est monnaie courante -mais aussi ceux d’autres professeurs. La série était coproduite par la chaîne japonaise NHK. Vous savez comme ces gens-là sont à cheval sur l’honneur : si un scandale avait éclaté, ils auraient sûrement retiré leurs billes.
— Je vois. Ensuite ?
— Le directeur auquel j’ai parlé m’a dit aussi que c’était Calhoun lui-même qui les avait rencardés sur Smathers.
— Ses allégations étaient-elles fondées ?
— Il semble que oui. À supposer que Smathers ait su le rôle que Calhoun avait joué dans cette affaire…
— C’est bon, le coupe Ajax. Convoquez-moi Smathers pour un interrogatoire.
Le Parker Center est un grand bâtiment ocre à deux pas du palais de justice. À son pied se dresse une fontaine en granit noir, dédiée aux policiers morts en service. Derrière ses colonnades, l’entrée principale est gardée en permanence par des flics armés.
Les interrogatoires ont lieu dans une pièce aveugle et exiguë, à l’éclairage blafard. Les pieds calés sur une chaise, Perez sirote son café entre deux questions.
— Vous aviez de bonnes raisons de détester Cletus Calhoun, remarque-t-il.
Packwood Smathers fronce ses sourcils neigeux et s’accorde plusieurs secondes de réflexion avant d’objecter :
— Je suis citoyen canadien. Si vous vouliez bien appeler le consulat…
— Montrez-vous plus coopératif, professeur, l’interrompt Perez en se rapprochant, et vous serez bientôt libre. Dites-moi simplement ce que vous aviez contre Cletus Calhoun.
— Mais rien du tout !
— Pourtant, on raconte qu’il vous a fait un croc-en-jambe pour entrer chez PBS.
Smathers se crispe un peu plus et garde le silence. Enfin, il lève les yeux vers Perez :
— Je souhaite la présence d’un avocat.
— Pourquoi ? Aucune charge ne pèse sur vous.
— Dans ce cas, rétorque Smathers en se levant, dépêchez-vous de m’inculper ou je sors immédiatement.
— Pourquoi tant d’agressivité, docteur ? soupire Perez en écartant les bras.
— Vous avez insinué que j’aurais pu tuer Cletus Calhoun. Rien que pour ça, je devrais porter plainte contre vous. C’est vrai que je n’ai jamais aimé ce bouseux. Peut-être était-il plus télégénique que moi mais, comme astronome, il ne m’arrivait pas à la cheville. Calhoun restera comme un amuseur, pas un scientifique. Il osait prétendre que mes travaux n’étaient pas pleinement originaux ? Merde ! Cela faisait des années qu’il n’avait rien produit lui-même. Il faut être stupide pour imaginer que j’aie pu le tuer. Mais si vous persistez dans vos accusations grotesques, je ne répondrai qu’en présence de mon avocat.