12


Frida présentait avec Loa des ressemblances frappantes. C’était une brune du même âge et un peu plus ronde dont les jolis yeux marron pétillaient derrière d’élégantes lunettes. Elle n’était nullement étonnée de voir la police lui rendre visite. Elle avait expliqué qu’elle envisageait plus ou moins de se manifester depuis qu’elle avait appris qu’on avait trouvé ce produit sur la scène de crime. Ouverte et pleine d’entrain, elle était disposée à confier à Elinborg tout ce qu’elle savait.

— C’est affreux de lire ça dans les journaux, commença-t-elle. Je ne savais pas quoi faire, j’étais tellement choquée. Et dire que j’aurais pu aller chez cet homme. Il aurait pu me faire avaler ce truc-là.

— Vous êtes allée chez lui ? demanda Elinborg.

— Non, c’est lui qui est venu ici. Enfin, ce n’est arrivé qu’une seule fois. D’ailleurs, ça m’a amplement suffi.

— Que s’est-il passé ?

— C’est quelque peu embarrassant, précisa Frida. Je ne sais pas exactement comment vous expliquer. Je commençais à le connaître assez bien, mais nous n’étions pas ensemble. Et ce n’est pas mon habitude de me conduire ainsi. Vraiment pas. Je… il y avait quand même chez lui quelque chose de…

— De vous conduire ainsi ? interrompit Elinborg.

— De coucher, répondit Frida avec un sourire gêné. À moins que je ne sois tout à fait certaine.

— Certaine de quoi ?

— Que ce sont des hommes corrects.

Elinborg hocha la tête comme si elle savait ce que Frida voulait dire, ce dont elle n’était pourtant pas certaine. Elle observa l’appartement. La jeune femme lui avait raconté qu’elle vivait avec ses deux chats, lesquels passaient et repassaient entre les jambes d’Elinborg avec le plus total irrespect. L’un d’eux lui sauta subitement sur les genoux. L’appartement était situé au deuxième étage d’un immeuble dans un quartier arboré de Reykjavik. On apercevait le massif montagneux de Blafjöll par la fenêtre du salon, entre deux autres immeubles.

— Enfin, vous voyez, je suis allée sur ces sites de rencontres, Players et ce genre de choses, ajouta Frida en guise d’explication, de plus en plus gênée. On s’efforce de faire de son mieux. Le problème est que le marché… aucun de ces types n’est le prince charmant.

— Le marché ?

— Oui.

— Avez-vous cessé de fréquenter la salle de sport à cause de Runolfur ? interrogea Elinborg.

— On peut dire ça. Je n’avais aucune envie de le revoir. Ensuite, j’ai appris qu’il s’était inscrit dans un autre club. Et je n’ai plus jamais entendu parler de lui, jusqu’à maintenant, aux informations.

— Dois-je comprendre qu’il n’a pas été correct, comme vous dites ? interrogea Elinborg tout en repoussant le chat qui sauta sur le sol avec un miaulement avant de filer dans la cuisine.

Le deuxième animal voulut imiter son congénère et sauta également sur ses genoux. Elle n’aimait pas particulièrement les chats. Tout portait à croire qu’ils le sentaient et la sollicitaient d’autant plus afin de se la mettre dans la poche. Pour eux, la partie était loin d’être gagnée.

— Je n’aurais jamais dû l’inviter ici, expliqua Frida. Il voulait qu’on aille chez lui, mais j’ai refusé. Il s’est vexé, même s’il s’est efforcé de le cacher.

— Pensez-vous qu’il avait l’habitude qu’on se plie à ses quatre volontés ? Était-ce le problème ?

— Je l’ignore. En savez-vous beaucoup à son sujet ?

— Pas vraiment, répondit Elinborg. Vous parlait-il de lui ?

— Très peu.

— Nous savons qu’il était originaire de la province.

— Il ne m’en a rien dit. Je le croyais de Reykjavik.

— Vous a-t-il parlé de ses amis ou de sa famille ?

— Non, mais je ne le connaissais pas beaucoup. Nous discutions de cinéma, de sport, de tout et de rien. Il ne m’a jamais rien dit de lui ou de sa famille. Je sais qu’il avait un ami qu’il appelait par son petit nom : Eddi. Mais je ne l’ai jamais vu.

— Quelle impression Runolfur vous a-t-il laissée au cours de la brève période où vous l’avez connu ?

— Il se vénérait, répondit Frida en réajustant ses lunettes sur son nez. J’en suis certaine. Il se vouait un véritable culte. Cela crevait les yeux quand il venait à Firma. Il était plutôt joli garçon et n’hésitait pas à le montrer. Il se pavanait droit comme un piquet et faisait le beau dès qu’il y avait une jupe dans les parages. On avait l’impression qu’il était constamment en représentation.

— Par conséquent…

— De plus, il était à coup sûr un peu détraqué, coupa Frida.

— Détraqué ?

— Vous voyez… dans ses rapports avec les femmes.

— Nous ne sommes pas certains qu’il se soit servi de ce produit, même si on en a trouvé à son domicile, objecta Elinborg sans préciser qu’on en avait également décelé dans son organisme.

— Non, ce n’est pas ce que je voulais dire, répondit Frida. Quand j’ai lu ce truc sur le Rohypnol, cela ne m’a pas du tout étonnée.

— Ah bon ?

— Il s’est comporté de façon très étrange la seule fois où nous avons… enfin, vous voyez…

— Justement, je ne vois pas vraiment…

— Ce n’est pas le genre de choses très drôles à raconter, soupira Frida.

— Dans ce cas, vous le connaissiez finalement assez bien, n’est-ce pas ? observa Elinborg en s’efforçant de comprendre vers où s’orientait leur conversation.

— En réalité, non, répondit Frida. Pas bien. C’est simplement qu’on connaît ce genre de types qui fréquentent les salles de sport et se prennent pour les maîtres des lieux. Il s’est toujours montré très poli quand il me parlait. Nous discutions parfois ensemble et un jour, il m’a demandé si nous ne pouvions pas aller au restaurant tous les deux. J’étais plutôt partante. Il était sympa, je ne dis pas le contraire. Il avait de la conversation et de l’humour. J’avais quand même l’impression qu’il… qu’il n’allait pas très bien.

— Vous en a-t-il parlé ? Vous a-t-il confié qu’il avait des problèmes ?

— Non, pas du tout. En tout cas, pas à moi. Mais c’est qu’il s’est montré tellement maladroit et qu’il a pris si peu d’initiative le moment venu, voyez-vous. Ensuite, il m’a simplement fichu les jetons.

— Ah bon ?

— Oui. Il voulait que je…

— Que vous ?

— Enfin, je ne sais pas comment le dire.

— Que voulait-il ?

— Que je fasse la morte.

— La morte ? renvoya Elinborg.

Frida la dévisagea.

— Vous voulez dire… ?

Elinborg n’était pas entièrement certaine de ce que Frida lui décrivait.

— Je ne devais pas bouger, si vous voyez ce que je veux dire. Il voulait que je reste allongée, immobile et je devais à peine respirer. Ensuite, il s’est mis à me frapper et à me réprimander pour des choses auxquelles je ne comprenais rien. Il m’a insultée. On aurait dit qu’il était dans un état second.

Frida frissonna.

— Un vrai pervers ! s’exclama-t-elle.

— Mais il ne vous a pas violée ?

— Non, d’ailleurs, il ne m’a pas fait mal, il ne m’a pas frappée bien fort.

— Comment avez-vous réagi ?

— J’étais tétanisée. Il semblait que c’était sa manière à lui de s’exciter, puis, plus rien. Après, il avait l’air d’une vraie loque. Il est parti sans dire un mot. Je suis restée allongée, immobile, sans comprendre ce qui m’était arrivé. Je n’ai jamais raconté ça à personne, je trouvais cela vraiment trop… enfin, j’avais honte. Ce n’était pas un viol, mais j’avais quand même l’impression qu’il m’avait souillée. Aujourd’hui, je crois qu’il voulait simplement que les choses se passent comme ça. Il me semble que c’était là le problème.

— Et vous ne l’avez pas revu après ?

— Non. Je me suis arrangée pour ne pas le croiser et il ne m’a jamais rappelée. Encore heureux. J’avais l’impression qu’il s’était servi de moi et je n’aurais jamais accepté de le revoir. Jamais.

— Ensuite, vous avez cessé de fréquenter cette salle de sport ?

— Oui. Je… je me sens salie du simple fait de vous en parler. Surtout maintenant que j’ai lu tout ça sur lui, toutes ces choses qui sont arrivées.

— Connaissez-vous ou connaissiez-vous d’autres femmes qu’il a eues dans sa vie ?

— Non, répondit Frida. Je ne sais rien de lui et je ne veux rien savoir.

— Il ne vous a jamais parlé d’aucune de ses amies ou de… ?

— Non, absolument pas.


Elinborg frappa à la porte. Le dealer dont Berti avait fini par cracher le nom après bien des difficultés s’appelait Valur et occupait un appartement dans la banlieue de Breidholt, à Fellsmuli, avec sa compagne et ses deux enfants. L’enquête piétinait. Elinborg n’avançait pas avec cette histoire de châle et les boutiques de vêtements de la région de Reykjavik affirmaient ne pas vendre ce type de t-shirt portant l’inscription « San Francisco ».

Un homme d’une bonne trentaine d’années ouvrit la porte. Un bébé sur le bras, il regarda Elinborg et Sigurdur Oli à tour de rôle d’un air buté. Elinborg avait préféré venir accompagnée de son collègue. Elle ne savait pas grand-chose de ce Valur. Il était parfois venu s’échouer sur les rivages de la brigade des stupéfiants, aussi bien comme consommateur que comme vendeur, mais on ne pouvait pas dire qu’il s’agissait d’une bien belle prise. Une fois, il avait été pincé pour un menu trafic de hasch et avait écopé d’une petite peine avec sursis. Il n’était pas exclu que Berti ait pu mentir à Elinborg. On pouvait imaginer que Valur était un gars à qui le Raccourci avait envie d’attirer des ennuis, peut-être voulait-il se venger de lui pour une raison quelconque, peut-être avait-il donné son nom pour calmer sa chère Binna.

— Vous voulez quoi ? demanda l’homme avec l’enfant sur le bras.

— Vous êtes bien Valur ? renvoya Elinborg.

— En quoi ça vous regarde ?

— En quoi ça nous regarde ? s’agaça Elinborg.

— Ouais.

— Nous aurions besoin…

— De lui parler, coupa brutalement Sigurdur Oli. Quelle question !

— Qu’est-ce qui vous prend ? demanda Valur.

— Je vous conseille d’être correct, mon vieux, avertit Sigurdur Oli.

— Vous êtes Valur ? interrogea à nouveau Elinborg qui se demandait si elle n’avait pas commis une erreur en emmenant son collègue.

— Oui, c’est moi, répondit l’homme. Et vous, qui êtes-vous ?

Il prit l’enfant sur son autre bras et les toisa à nouveau.

— Nous enquêtons sur un certain Runolfur, précisa Elinborg après avoir décliné son identité et celle de son collègue. Nous pourrions peut-être entrer pour discuter un peu avec vous ?

— Hors de question, répondit Valur.

— Très bien, observa Elinborg. Alors, ce Runolfur, ça vous dit quelque chose ?

— Je ne connais personne qui s’appelle comme ça.

L’enfant tenait un petit hochet qu’il rongeait constamment. Il était mignon, adorable et en parfaite sécurité sur la poitrine de son père. Elinborg avait presque envie de demander si elle ne pouvait pas le prendre un peu dans ses bras.

— Il a été égorgé à son domicile, informa Sigurdur Oli.

Valur lui lança un regard. Il avait de la peine à dissimuler le mépris que son visiteur lui inspirait.

— Je ne le connais pas plus pour autant, ironisa-t-il.

— Pouvez-vous nous dire où vous étiez à ce moment là ? poursuivit Sigurdur.

— Nous pensons que vous avez…

Elinborg n’eut pas le temps de terminer sa phrase.

— Je suis obligé de vous parler ? coupa Valur.

— Nous ne faisons que rassembler des informations, plaida-t-elle. Cela s’arrête là.

— Dans ce cas, vous pouvez aller au diable, lança Valur.

— Soit vous répondez à nos questions ici, chez vous, soit vous pouvez nous accompagner… chez nous, précisa Elinborg. C’est à vous de voir.

Le regard de Valur passait d’Elinborg à Sigurdur Oli.

— Je n’ai aucune envie de vous parler.

Il s’apprêta à leur fermer la porte au nez, mais Sigurdur Oli s’énerva et la bloqua de tout son poids.

— Dans ce cas, vous venez avec nous, s’emporta-t-il.

Valur les fixait du regard par la porte entrouverte. Il voyait qu’ils étaient sérieux et ne le laisseraient pas en paix, même s’il leur interdisait d’entrer cette fois-ci.

— Crétin, lança-t-il en lâchant la porte.

— Pauvre type, renvoya Sigurdur Oli qui se précipita à l’intérieur.

— Super, commenta Elinborg.

Elle suivit son collègue dans l’appartement en pagaille : linge sale, journaux, restes de nourriture, le tout accompagné d’une désagréable odeur aigre qui planait dans l’air. Valur était seul avec la petite dernière qu’il posa par terre. Tranquillement assise, l’enfant n’accordait aucune attention à cette visite et continuait à mâchouiller son hochet et à baver tout ce qu’elle pouvait.

— Que voulez-vous ? demanda Valur à Elinborg. Vous m’accusez de l’avoir zigouillé ?

— C’est le cas ? renvoya-t-elle.

— Non, répondit Valur, je ne connaissais pas ce type.

— Nous pensons au contraire que vous le connaissiez très bien, rétorqua Sigurdur Oli. Et vous feriez pas mal de mettre un peu d’ordre ici, ajouta-t-il en balayant la pièce des yeux.

— Qui vous a dit ça ?

— Eh bien, regardez un peu autour de vous, c’est une vraie porcherie, observa Sigurdur Oli.

— Vous êtes con ou quoi ?! s’agaça Valur. Qui vous a dit que je le connaissais bien ?

— Nous avons nos sources, précisa Elinborg.

— Elles mentent.

— Elles sont parfaitement fiables, au contraire, objecta Elinborg.

Elle s’efforçait de chasser de son esprit l’image de Berti le Raccourci.

— Qui ? Qui est allé vous raconter ça ?

— Cela ne vous regarde aucunement, observa Sigurdur Oli. Quelqu’un nous a informés que vous connaissiez Runolfur, que vous lui aviez vendu des produits et procuré un certain nombre de choses.

— Peut-être qu’il vous devait de l’argent, suggéra Elinborg. Peut-être que vous avez poussé le bouchon un peu loin quand vous êtes allé récupérer le fric.

Valur la regardait avec de grands yeux.

— Non mais, minute, qu’est-ce que… qu’est-ce que c’est que ces histoires à dormir debout ? Qui vous a raconté ça ? Je ne connaissais pas ce type, je ne le connaissais ni d’Ève ni d’Adam. Quelqu’un vous a menti pour me coller ce truc sur le dos. Que je l’ai tué ?! Vous déraillez ! Je n’ai pas fait ça, je ne l’ai même pas approché. N’essayez pas de me faire porter le chapeau !

L’enfant leva les yeux vers son père et cessa de mordiller son hochet.

— Nous pouvons parfaitement vous emmener au commissariat, menaça Elinborg. Nous pouvons vous mettre dans une cellule. Nous pouvons vous placer en garde à vue. Nous n’avons que peu d’autres choix étant donné la situation. Il nous faut vraiment trouver quelque chose. Nous pouvons vous garder pendant quelques jours. Vous aurez un avocat : cela se paie. Les journaux et la télé diront qu’un suspect a été arrêté dans le cadre de l’enquête. Ils sortiront de leurs archives quelques photos de vous. Il y aura quelques fuites d’informations dans nos services. Vous savez ce que c’est. Et la presse à scandale publiera en première page une interview de votre petite amie dans son édition du week-end. La petite fille assise là sera en photo avec elle. J’imagine déjà le gros titre : « Mon Valur n’est pas un assassin ! »

— Que… Qu’est-ce qui vous fait croire que je sais quelque chose ?

— Arrêtez de nous prendre pour des crétins, s’agaça Elinborg en prenant la fillette dans ses bras. Vous vous débrouillez pour que divers médecins vous prescrivent toutes sortes de médicaments que vous revendez ensuite à prix d’or. Des drogues sur ordonnances, comme par exemple le Rohypnol. Ce sont sans doute les accros à la cocaïne qui sont vos meilleurs clients quand ils sont à sec et qu’ils craignent les effets de la descente. Nous savons que vous les fournissez d’ailleurs aussi en cocaïne, en d’autres termes, vous leur assurez un service complet. Vous êtes peut-être bien, vous aussi, consommateur ; vous m’en avez tout l’air. Et ça coûte du fric ! Il faut bien que vous le trouviez quelque part, non ?

— Qu’est-ce que vous faites à ma fille ? interrogea Valur.

— Et parmi vos clients, il y en a un ou deux qui se servent du Rohypnol afin de…

— Laissez-la tranquille, commanda Valur en lui arrachant l’enfant des bras.

— Veuillez m’excuser. Je disais que parmi vos clients, il y en a un ou deux qui se servent du Rohypnol pour le verser dans les verres de femmes avant d’abuser d’elles. On appelle ces types-là des violeurs. Notre question est la suivante : vendez-vous du Rohypnol à des violeurs ?

— Non, répondit Valur.

— Vous en êtes bien sûr ?

— Oui.

— Qu’est-ce qui vous permet de l’être ? Vous n’avez aucune idée de l’usage que vos clients en font.

— Je le sais, c’est tout. Et je ne connaissais pas ce Runolfur.

— Et vous, utilisez-vous ce produit sur des femmes ?

— Non, mais qu’est-ce que… ?!

— Cet écran plat, il est à vous ? coupa Sigurdur Oli, un doigt pointé vers le plasma 42 pouces flambant neuf qui trônait dans le salon.

— Oui, il est à moi, répondit Valur.

— Pouvez-vous me montrer la facture ?

— La facture ?

— Vous l’avez sans doute conservée, cet appareil coûte les yeux de la tête, nota Sigurdur Oli.

— Je… c’est bon, j’en ai vendu autrefois, vous le savez, vous m’avez dans vos fichiers, mais j’ai arrêté. Je n’ai jamais beaucoup vendu de drogue sur prescription. La dernière fois qu’on m’a acheté du Rohypnol, c’était il y a six mois. Un crétin que je ne connaissais pas et que je n’ai jamais revu après.

— Et ce n’était pas Runolfur ? demanda Elinborg, profitant de ce que Valur voulait parler de tout sauf de cet écran plasma.

— Il était super stressé et m’a dit qu’il s’appelait Runolfur. Il voulait même me serrer la main, comme dans un rendez-vous d’affaires. Il m’a raconté que c’était son cousin qui lui avait parlé de moi, mais le nom qu’il m’a donné ne me disait rien. J’avais l’impression que c’était la première fois de sa vie qu’il faisait ce genre de truc.

— Il s’est souvent adressé à vous ?

— Non, il n’y a eu que cette unique fois. Je ne le connaissais pas. En général, je les connais, mes clients. Il ne m’a pas fallu longtemps pour avoir une clientèle régulière. Enfin, lui, c’était un vrai tordu.

— Et que voulait-il faire avec ce Rohypnol ?

— Il m’a expliqué qu’il l’achetait pour un de ses copains. Tous ceux qui n’ont pas l’habitude racontent ce bobard, ils ne voient même pas à quel point ils sont minables.

— Et il s’agissait bien de Rohypnol ?

— Oui.

— Il vous en a pris beaucoup ?

— Un flacon. Dix pilules.

— Il est venu ici, chez vous ?

— Oui.

— Seul ?

— Oui.

— Et c’était Runolfur ?

— Oui, enfin, non. Il m’a dit qu’il s’appelait Runolfur, mais ce n’était pas lui.

— C’est-à-dire, pas le Runolfur qui a été assassiné ?

— Non, ce n’était pas le type des photos diffusées dans les journaux.

— Il voulait se faire passer pour Runolfur ?

— Ça, je n’en sais rien. Peut-être qu’il portait aussi ce prénom. C’est peut-être une simple coïncidence. Pensez-vous vraiment que ce soit le genre de truc qui m’intéresse ?

— De quoi avait-il l’air ?

— Je ne m’en souviens pas.

— Faites un effort.

— Euh, environ ma taille, la trentaine, le visage bouffi et bien dégarni. Un peu de barbe. Je ne me rappelle pas très bien.

Elinborg regardait Valur. Elle vit tout à coup apparaître dans son esprit l’image de l’homme qui était venu la voir dans son bureau et qui était l’ami de Runolfur. Edvard. Eddi. La description correspondait plutôt bien : à moitié chauve, une barbe clairsemée.

— Autre chose ? demanda-t-elle.

— Non, je ne peux rien vous dire de plus.

— Merci beaucoup.

— Oui, c’est ça. Et maintenant, dehors !


— En tout cas, Valur s’occupe bien de son enfant, observa Elinborg quand elle eut prit place dans le véhicule avec son collègue. La petite avait une couche propre et elle venait de manger, elle était ravie d’être avec son papa.

— C’est une ordure.

— Certes.

— Dis donc, tu as des nouvelles d’Erlendur ? interrogea Sigurdur Oli.

— Non, aucune. Il n’avait pas prévu de partir en voyage dans les fjords de l’Est pour quelques jours ?

— Il y a combien de temps ?

— Cela doit faire une bonne semaine.

— Combien de temps avait-il prévu de rester là-bas ?

— Je n’en sais rien.

— Qu’allait-il y faire ?

— Revoir les lieux de son enfance.

— Tu as des nouvelles de cette femme qu’il voit régulièrement ?

— Valgerdur ? Non. Je devrais peut-être l’appeler pour lui demander s’il s’est manifesté.

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