21


Jamais le coup de téléphone que lui avait passé sa fille cette nuit-là ne s’effacerait de son souvenir. Il avait vu son nom s’afficher sur l’écran. Nina. Accompagné de trois petits cœurs. Son portable était posé sur sa table de nuit et il avait répondu dès la première sonnerie.

Il avait sursauté quand il avait remarqué l’heure.

Il s’était empli de terreur en entendant l’angoisse palpable qui teintait la voix de sa fille.

— Mon Dieu, mon Dieu, soupira-t-il en levant les yeux vers Elinborg. Il tenait encore la photo entre ses mains. Je… Je n’ai jamais entendu un cri aussi déchirant de toute ma vie.

Ils ne s’inquiétaient pas beaucoup pour elle. En tout cas, plus vraiment. Quand elle avait été plus jeune et qu’ils la savaient occupée à traîner en ville avec ses amis, ils étaient toujours sur le qui-vive. De même lorsqu’elle avait quitté le foyer familial pour louer un appartement. Ce qu’on entendait sur les agressions sauvages en centre-ville, sur la violence grandissante liée à l’usage de drogues et sur les viols ne contribuaient pas à calmer leurs angoisses et ils lui répétaient constamment d’avoir son portable sur elle au cas où quelque chose arriverait. Elle devait immédiatement appeler à la maison. Ils avaient d’ailleurs eu pour ses frères le même genre d’inquiétudes lorsque ces derniers avaient commencé à sortir le week-end.

Rien de bien grave ne leur était arrivé jusque-là. Un portefeuille leur avait été volé lors d’un voyage au soleil. Deux ans plus tôt, le fils cadet avait eu un accident de la circulation et s’était trouvé dans son tort. Ils avaient mené l’existence paisible à laquelle ils aspiraient, toujours soigné leur réputation, s’étaient comportés avec respect et bienveillance envers autrui. Sa femme et lui s’entendaient bien, ils avaient de nombreux amis et aimaient à voyager, aussi bien en Islande qu’à l’étranger.

Leur courage et leur persévérance leur avaient permis de réussir plutôt bien dans la vie et ils étaient fiers de ce qu’ils avaient, fiers de leurs enfants. Leurs deux fils étaient en couple. L’aîné s’était marié à San Francisco avec une Américaine qui étudiait la médecine, tout comme lui, et avec laquelle il avait eu un enfant, une petite fille, baptisée du prénom de sa grand-mère islandaise. Le cadet avait emménagé deux ans plus tôt avec une femme qui travaillait au service entreprises d’une grande banque. Nina, elle, n’était pas pressée. Elle avait vécu avec un jeune informaticien pendant un an, mais après cette expérience, elle était restée célibataire.

— Elle a toujours eu tendance à rester en retrait et à se contenter de peu, précisa Konrad tout en reposant la photo sur le guéridon. Elle n’a jamais posé de problèmes et, même si elle a beaucoup d’amis, je crois que c’est lorsqu’elle est seule qu’elle se sent le mieux. C’est simplement sa personnalité. Elle n’a jamais fait de mal à une mouche.

— Cela, les violeurs ne le demandent pas, observa Elinborg.

— Non, convint Konrad, je suppose qu’ils s’en fichent complètement.

— Que vous a-t-elle dit quand elle vous a appelé ?

— C’était complètement incompréhensible. Un hurlement d’angoisse qu’elle tentait d’étouffer. C’était un mélange de pleurs et de peur panique qui m’a terrifié. Elle ne parvenait pas à articuler un mot. Je savais que c’était elle car son nom était apparu sur l’écran de mon portable. En fait, j’ai d’abord cru que quelqu’un lui avait volé le sien. Je ne reconnaissais même pas le son de sa voix. Puis je l’ai entendue dire : « papa » et là, j’ai compris qu’une chose affreuse avait dû lui arriver. Une chose horrible et indescriptible avait dû lui arriver.


— Papa… avait-il entendu entre deux lourds sanglots.

— Calme-toi, avait-il répondu. Essaie de te calmer, ma chérie.

— Papa, pleurait sa fille… tu peux venir ? Il faut… Il faut que… que tu viennes…

Sa voix s’était brisée. Il avait entendu sa fille pousser un hurlement au téléphone. Il s’était levé et avait traversé le couloir pour aller au salon. Sa femme l’avait suivi avec l’air inquiet.

— Que se passe-t-il ? s’était-elle alarmée.

— C’est Nina, avait-il répondu. Tu es là, ma chérie ? Nina ? Dis-moi à quel endroit tu te trouves. Tu peux me le dire ? Tu peux m’expliquer où tu es, comme ça je viendrai te chercher.

Il n’entendait rien que les pleurs de sa fille.

— Nina ! Dis-moi où tu es !

— Je suis… chez… chez lui.

— Chez qui ?

— Papa, il faut… il faut que… que tu viennes. Tu ne dois… tu ne dois pas appeler la police.

— Où es-tu ? Tu es blessée ? Tu as eu un accident ?

— Je… je ne sais pas… ce que j’ai fait. Papa, c’est horrible… Ce… c’est horrible. Papa !

— Nina, qu’est-ce qu’il t’arrive ? Que s’est-il passé ? Tu as eu un accident de voiture ?

Sa fille s’était remise à sangloter et il n’entendait rien d’autre que cette plainte angoissée qu’elle tentait d’étouffer.

— Parle-moi, ma petite. Dis-moi à quel endroit tu es. Tu peux me dire ça ? Explique-moi où tu es et je viendrai te chercher tout de suite. Je viendrai immédiatement.

— Il y a du sang partout et il est couché… il est allongé par terre. Je… je n’ose pas sortir de la chambre…

— Tu es à quelle adresse, ma chérie ?

— Nous y sommes allés à pied. On est venus ici à pied. Papa… tu ne dois pas venir… il ne faut pas… il ne faut pas qu’on te… qu’on te voie. Qu’est-ce que je dois… Qu’est-ce que je dois faire ? Tu dois venir seul. Rien que toi ! Je t’en supplie, il faut que tu m’aides !

— Je viens te chercher. Tu connais le nom de la rue ?

Il avait commencé à enfiler ses vêtements, un pantalon de jogging et une veste qu’il avait mise sur son haut de pyjama.

— Je t’accompagne, avait dit sa femme.

Il avait secoué la tête.

— Elle veut que je vienne seul, tu vas devoir m’attendre ici. Il lui est arrivé quelque chose.

— Tu es toujours là, ma chérie ? avait-il dit au téléphone.

— Je ne sais pas… je ne connais pas le nom de la rue.

— Comment s’appelle l’homme qui vit là où tu es, est-ce qu’il est dans l’annuaire ?

— Il s’appelle Runolfur.

— Tu connais le prénom de son père ? De qui est-il le fils ?

Sa fille ne lui répondit pas.

— Nina ?

— Je crois…

— Oui.

— Papa ? Tu es là ?

— Oui, ma chérie.

— Je crois… je crois qu’il est mort.

— D’accord. Essaie de garder ton calme et tout ira bien. Je viens te chercher et tout ira bien. Mais il faut que tu me dises où tu es. Quel chemin as-tu pris pour y aller ?

— Il y a du sang partout.

— Essaie de te calmer.

— Je ne me souviens plus de rien. Je ne me rappelle rien. Rien du tout !

— D’accord.

— J’étais sortie en ville pour m’amuser.

— Oui.

— Et j’ai rencontré cet homme.

— Oui.

Il sentait que sa fille s’était légèrement calmée.

— Je suis passée à côté du lycée et ensuite, devant l’ambassade des États-Unis, dit-elle. Il faut que tu viennes seul. Et personne ne doit te voir.

— D’accord.

— J’ai tellement peur, papa. Je ne sais pas ce qui est arrivé. Tout ce que je suis capable de dire, c’est que… je l’ai agressé.

— Par où êtes-vous passés ensuite, ma chérie ?

— Je ne me souviens de rien. Je n’étais pourtant pas ivre. Je n’avais rien bu. Mais je ne me rappelle rien. Je ne sais pas ce qui m’arrive…

— Est-ce que tu vois des factures sur une table ? Quelque chose où il y aurait son nom ? Une adresse qui serait celle de l’endroit où tu es ?

— Je ne… je ne sais pas ce qui se passe.

— Regarde autour de toi, ma petite.

Il avait ouvert la porte du garage, était monté en voiture et avait démarré. Il avait reculé sur la rue et s’était éloigné. Sa femme avait refusé de l’attendre seule à la maison. Assise, morte d’inquiétude sur le siège du passager, elle écoutait la conversation.

— J’ai trouvé une facture. Il est écrit Runolfur et il y a aussi l’adresse.

Elle la lui avait communiquée.

— C’est très bien, ma chérie. Je suis en route, je serai là d’ici cinq minutes, tout au plus.

— Je veux que tu viennes seul.

— Ta mère est avec moi.

— Non, mon Dieu, non, elle ne doit pas entrer ici, personne ne doit vous voir, ni maman ni toi, je ne veux pas qu’on vous voie. Je veux que personne ne voie ça, je veux seulement rentrer à la maison, je t’en supplie, please, ne viens pas avec maman…

Elle s’était mise à pleurer de façon incontrôlable.

— Je ne le supporterais pas, avait-elle sangloté.

— D’accord. Je vais venir seul. Je vais me garer dans une rue voisine. Ça ira ? Calme-toi. Ta mère nous attendra dans la voiture.

— Dépêche-toi, papa. Dépêche-toi.

Il avait quitté le boulevard Hringbraut, remonté la rue Njardargata et tourné à gauche. Il avait garé le véhicule à une distance respectable, demandé à sa femme de l’attendre comme le demandait sa fille et s’était mis en route vers la maison qu’elle lui avait indiquée. Il se pressait autant qu’il le pouvait, le téléphone collé à l’oreille, disant à Nina des choses rassurantes tandis qu’il marchait. Les rues étaient désertes. Apparemment, personne ne remarquait sa présence. En arrivant devant la maison, il avait d’abord gravi l’escalier qui menait au premier étage, mais avait constaté qu’aucun Runolfur n’habitait là. Il avait rebroussé chemin et trouvé l’entrée qui donnait sur le jardin, à l’arrière. Le nom du locataire était inscrit sur la boîte aux lettres.

— Je suis là, ma chérie, avait-il annoncé au téléphone.

Il avait poussé la porte très légèrement entrebâillée pour entrer. Il avait vu un homme couché dans son sang sur le sol et sa fille, enveloppée dans une couverture, assise contre un mur, les genoux repliés sous le menton, et qui se balançait d’avant en arrière, le portable collé à l’oreille.

Il avait éteint son téléphone, s’était avancé vers elle afin de la relever doucement. Elle s’était effondrée dans ses bras, toute tremblante.

— Mon enfant, qu’as-tu fait ? avait-il gémi.


Konrad acheva son récit. Il fixa longuement son attelle, comme plongé dans un autre monde avant de lancer un regard à Elinborg.

— Pourquoi ne pas avoir appelé la police ? demanda-t-elle.

— J’aurais évidemment dû vous contacter sur-le-champ, répondit-il. Mais au lieu de ça, j’ai ramassé tous les vêtements de ma fille et je me suis précipité dehors avec elle. Je ne suis pas reparti par le même chemin, je suis passé par le jardin et ensuite, par la rue juste en dessous. De là, nous avons rejoint la voiture pour rentrer à la maison. Je sais que j’ai mal réagi. Je pensais protéger ma fille, nous protéger nous, notre vie privée, mais je crains d’avoir plutôt empiré les choses.

— Il va falloir que j’aie une conversation avec votre fille, observa Elinborg.

— Évidemment, répondit Konrad. Je leur ai parlé de votre visite d’hier, à elle et à sa mère. Je crois que nous sommes tous soulagés de voir cette partie de cache-cache enfin terminée.

— Des heures difficiles vous attendent, je le crains, dit Elinborg en se levant.

— Nous n’avons pas encore eu le courage de l’annoncer à ses frères. À nos fils. C’est… Nous ne savons pas quoi faire. Comment allons-nous pouvoir leur expliquer que leur petite sœur a égorgé un homme ? Un homme qui l’a violée.

— Je le comprends bien.

— La pauvre enfant. Quand je pense à ce qu’elle a dû endurer.

— Il faudrait maintenant que nous allions chez elle.

— Nous tenons à ce qu’elle bénéficie d’un traitement juste et honnête, observa Konrad. Cet homme lui a fait du mal et elle le lui a rendu. Nous trouvons que c’est surtout sous cet angle que vous devriez envisager les choses. C’était de la légitime défense. Elle a été forcée de se défendre. C’est aussi simple que ça.

Загрузка...