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Sur le chemin du retour, Elinborg s’arrêta dans un magasin d’alimentation. En général, elle accordait assez de temps aux courses et évitait les chaînes à prix cassés, qui n’offraient qu’un choix restreint de produits dont la qualité était, par ailleurs, à la hauteur de la dépense. Mais là, elle était pressée. Ses deux fils l’avaient appelée pour lui demander si elle allait leur cuisiner le dîner qu’elle leur avait promis, ce qu’elle avait confirmé en précisant toutefois qu’il serait un peu tardif. Elle s’efforçait de faire à manger chaque soir. Cela lui permettait de s’asseoir autour d’une table et de passer un moment avec sa famille, même si cela ne durait que le quart d’heure au cours duquel les gamins engloutissaient leur repas. Elle savait également que si elle ne préparait rien, les garçons s’achèteraient des saletés hors de prix avec le peu d’argent qu’ils étaient parvenus à gagner en travaillant pendant l’été ou même qu’ils s’arrangeraient pour que leur père le fasse. Teddi, son compagnon, n’était vraiment pas doué pour la cuisine, il était tout juste capable de cuire des œufs sur le plat et de préparer quelque chose qui ressemblait à de la bouillie de flocons d’avoine, mais cela n’allait pas plus loin. En revanche, il ne rechignait pas à débarrasser et ne renâclait pas devant les tâches ménagères. Elinborg était en quête d’un plat qui ne nécessiterait que peu de préparation ; elle trouva une farce de poisson qui lui semblait correcte, attrapa un paquet de riz, des oignons, prit divers autres produits qui manquaient à la maison et retourna à sa voiture au bout de dix minutes.

Une heure plus tard, la famille s’installa à la table de la cuisine. Le fils aîné râla devant les boulettes de poisson en précisant qu’ils en avaient déjà mangé la veille au soir. Il n’aimait pas les oignons qu’il tria soigneusement sur le bord de son assiette. Le cadet tenait plus de son père et avalait tout ce qu’on lui donnait. La fille, la benjamine, prénommée Theodora, avait téléphoné pour demander l’autorisation de manger chez son amie avec laquelle elle faisait ses devoirs.

— Il n’y a pas autre chose que cette sauce au soja ? s’enquit l’aîné.

Il s’appelait Valthor et venait d’entrer au lycée. Il avait tout de suite su à quoi il se destinait et choisi la voie commerciale au terme de sa scolarité obligatoire. Elinborg pensait qu’il s’était récemment trouvé une petite amie même s’il n’avait pas abordé le sujet : il restait plutôt secret. Il n’avait toutefois pas été nécessaire à sa mère de mener une longue enquête pour confirmer ses soupçons. Un préservatif était tombé de la poche d’un des pantalons du jeune homme alors qu’elle mettait une machine en route. Elle ne lui avait posé aucune question, c’était le cycle de la vie, mais elle avait été soulagée de voir qu’il se comportait de façon raisonnable. Elle n’était jamais parvenue à l’amener à se confier à elle. Leurs relations étaient assez tendues, ce gamin avait toujours été très indépendant, parfois jusqu’à l’insolence. C’était là un trait de caractère qu’Elinborg ne supportait pas et elle se demandait de qui il le tenait. Teddi s’en tirait mieux avec lui. Le père et le fils partageaient la passion des voitures.

— Non, répondit-elle tout en versant ce qui restait de vin blanc dans son verre. Je n’ai pas eu le courage d’en préparer une autre.

Elle regarda son fils et se demanda si elle devait l’informer de sa découverte, mais se fit la réflexion qu’elle était trop fatiguée pour supporter une dispute avec lui. Sans doute ne serait-il pas franchement ravi d’apprendre qu’elle était au courant.

— Tu nous avais promis du steak pour ce soir, rappela-t-il.

— Et ce cadavre que vous avez trouvé, c’est qui ? demanda le cadet, prénommé Aron.

Il avait suivi le journal télévisé et brièvement aperçu sa mère devant la maison du quartier de Thingholt.

— Un homme d’une trentaine d’années, répondit Elinborg.

— Il a été assassiné ? interrogea l’aîné.

— Oui.

— Aux infos, ils ont dit qu’ils n’étaient pas encore certains qu’il s’agisse d’un meurtre, précisa Aron. Ils ont seulement dit qu’on soupçonnait que c’en était un.

— C’en est bien un, répondit Elinborg.

— Et qui était cet homme ? glissa Teddi.

— Il n’est pas connu de nos services.

— Comment a-t-il été tué ? demanda Valthor.

Elinborg lui lança un regard.

— Tu sais parfaitement que tu ne dois pas me poser ce genre de questions.

Valthor haussa les épaules.

— C’est pour une affaire de drogue qu’il a été… ? risqua Teddi.

— On ne pourrait pas parler d’autre chose ? demanda-t-elle. Pour l’instant, nous n’avons presque rien.

Ils savaient en effet qu’ils devaient se garder d’être trop pressants car elle préférait rester discrète sur son travail. Les hommes de la famille s’étaient toujours beaucoup intéressés aux activités de la police et quand ils la savaient sur une affaire importante, ils ne pouvaient s’empêcher de l’interroger sur les détails et allaient même jusqu’à donner leur point de vue. En général, leur curiosité faiblissait quand les enquêtes traînaient en longueur, alors ils la laissaient tranquille.

Ils étaient très friands de séries policières à la télé. Plus jeunes, les garçons avaient été aussi impressionnés qu’excités par le fait que leur mère travaille à la Criminelle, comme ces gens exceptionnels qu’on voyait dans les feuilletons. Ils n’avaient toutefois pas tardé à comprendre que ce qu’elle leur racontait ne correspondait en rien à ce qu’ils connaissaient. Les héros des séries avaient généralement un physique et des attitudes de mannequins, ils étaient excellents tireurs et leurs paroles faisaient mouche à chaque fois qu’ils se frottaient à des malfrats calculateurs. En outre, ils résolvaient les enquêtes les plus complexes à la vitesse de l’éclair et citaient la littérature mondiale entre deux courses-poursuites. Les plus atroces des meurtres étaient perpétrés à chaque épisode, parfois il y en avait même deux, trois ou quatre, le salaud était toujours attrapé à la fin et il recevait un châtiment amplement mérité.

Les garçons savaient qu’Elinborg travaillait énormément afin de doper un peu son salaire minable, comme elle disait. Elle leur avait affirmé n’avoir jamais pris part à aucune course-poursuite. Elle ne possédait pas de pistolet et encore moins de fusil automatique, du reste, la police islandaise n’utilisait pas d’armes à feu. Les malfrats, quant à eux, étaient généralement des malheureux, de pauvres types, pour reprendre l’expression de Sigurdur Oli, et la plupart étaient bien connus des services de police. La majorité des affaires concernait des cambriolages et des vols de voitures. La brigade des stupéfiants s’occupait du trafic de drogue et les crimes graves comme les viols atterrissaient régulièrement sur le bureau d’Elinborg. Les meurtres étaient rares, même si leur nombre variait d’une année à l’autre : parfois, il n’y en avait aucun, d’autres années, il pouvait y en avoir jusqu’à quatre. Ces derniers temps, la police avait remarqué une dangereuse évolution : les crimes étaient plus prémédités, le recours aux armes plus fréquent et la violence plus impitoyable.

En général, Elinborg rentrait éreintée dans la soirée et elle préparait le dîner, réfléchissait aux recettes sur lesquelles elle travaillait, car la cuisine était sa grande passion, ou bien elle s’allongeait sur le canapé et s’endormait devant la télévision.

À ces moments-là, les garçons quittaient parfois leurs séries policières des yeux pour regarder leur mère et se disaient que la police islandaise n’était décidément pas à la hauteur.

La fille d’Elinborg n’était pas du même bois que ses frères. Il était vite apparu que Theodora était exceptionnellement douée, ce qui lui avait d’ailleurs valu un certain nombre de problèmes à l’école. Elinborg avait refusé de lui faire sauter une classe parce qu’elle voulait la voir grandir en compagnie d’enfants de son âge, mais le programme n’était absolument pas en adéquation avec ses capacités. Cette gamine avait constamment besoin d’être occupée : elle faisait du basket, étudiait le piano et allait chez les scouts. Elle ne regardait que peu la télévision et, contrairement à ses frères, ne s’intéressait pas spécialement au cinéma ou aux jeux vidéo. En revanche, c’était une véritable papivore qui lisait du matin au soir. Écumant les bibliothèques, Elinborg et Teddi avaient eu toutes les difficultés du monde à lui fournir des livres en quantité suffisante quand elle était plus jeune et, dès qu’elle avait atteint l’âge requis, elle s’était arrangée pour se les procurer elle-même. Aujourd’hui âgée de onze ans, elle avait, quelques jours plus tôt, tenté d’exposer à sa mère le contenu d’Une brève histoire du temps.

Il arrivait qu’Elinborg parle de ses collègues à Teddi quand elle pensait que les enfants ne l’entendaient pas. Ces derniers savaient cependant que l’un d’eux s’appelait Erlendur. Cet homme leur paraissait un peu énigmatique : parfois, ils avaient l’impression que leur mère n’avait aucune envie de travailler avec lui, parfois, il leur semblait qu’elle ne pouvait se passer de sa présence. Les gamins l’avaient bien souvent entendue s’étonner de voir qu’un aussi mauvais père de famille, solitaire et rigide, puisse être aussi bon policier. Elle l’admirait dans son travail, même si l’homme ne lui plaisait pas toujours. Un autre qu’elle mentionnait à l’oreille de Teddi s’appelait Sigurdur Oli. C’était apparemment un drôle d’oiseau, d’après ce que les enfants avaient compris. Quand son nom venait dans la conversation, leur mère poussait souvent un profond soupir.

Elinborg était sur le point de s’endormir quand elle entendit du bruit dans le couloir. Toute la famille était au lit à l’exception du fils aîné, toujours devant son ordinateur. Elle ignorait s’il était en train de faire ses devoirs ou s’il traînait sur les forums de discussion et autres blogs. Il ne s’endormirait sans doute qu’au milieu de la nuit. Valthor avait des horaires tout à fait personnels, il se couchait au petit matin et dormait régulièrement jusqu’au soir quand la chose était possible. C’était pour Elinborg une source d’inquiétude. Elle savait cependant qu’il était inutile d’en discuter avec lui. Elle avait essayé à maintes reprises, mais il s’était montré désagréable et intransigeant quant à son indépendance.

Elle avait pensé à l’homme du quartier de Thingholt toute la soirée. Même si elle l’avait voulu, elle n’aurait pu décrire à ses fils ce qu’elle avait vu. La victime avait été égorgée, les meubles du salon étaient maculés de sang. On attendait le rapport détaillé du médecin légiste. La police pensait que l’agresseur avait agi avec préméditation : il était venu sur les lieux dans le but précis de s’en prendre à cet homme. On n’avait pas vraiment décelé de traces de lutte. La blessure semblait avoir été pratiquée avec assurance en travers de la gorge, à l’endroit exact où elle causerait le plus de dégâts. Le cou de la victime portait également d’autres entailles, ce qui semblait indiquer que son agresseur l’avait maintenue immobile un certain temps. Il était très probable que l’agression avait été rapide et que l’homme avait été attaqué par surprise. La porte de l’appartement n’avait pas été forcée, ce qui pouvait signifier qu’il avait ouvert à son assassin. Cependant, il était également envisageable qu’une personne l’ait accompagné chez lui ou soit venue lui rendre visite et qu’elle l’ait attaqué de cette manière ignoble. Apparemment, rien n’avait été dérobé et aucun objet n’avait été renversé. Il était peu probable qu’il s’agisse de cambrioleurs, même si on ne pouvait pas exclure l’hypothèse qu’il les ait surpris, avec les conséquences que l’on sait.

Le corps de la victime s’était pour ainsi dire vidé de son sang, lequel avait séché sur le sol de l’appartement. Ce détail indiquait que son cœur avait continué de battre et qu’elle avait continué de vivre pendant un certain temps après l’agression.

Elinborg n’avait pu envisager de cuire à la poêle du muscle de bœuf après avoir vu ça, même s’il lui avait fallu essuyer les reproches de son fils aîné.

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