6


Elinborg dut passer la nuit sur place. Elle trouva une chambre spacieuse dans une petite pension située sur la hauteur à l’orée du village, appela Sigurdur Oli pour lui rendre compte de son entrevue avec Kristjana, qui ne lui avait pas appris grand-chose. Elle téléphona à Teddi qui s’était arrêté dans une chaîne de restauration rapide pour y acheter le dîner et discuta avec Theodora. La petite tenait absolument à lui parler d’une excursion que les scouts prévoyaient de faire d’ici deux semaines au lac d’Ulfljotsvatn. Elles conversèrent un long moment toutes les deux. Les garçons étaient absents, partis au cinéma. Elinborg s’adressa la réflexion qu’elle pourrait d’ici peu lire le compte rendu de leur expédition.

Non loin de la pension se trouvait un établissement qui avait toutes les fonctions possibles : brasserie, magasin d’alimentation, bar des sports, location de vidéo et même pressing ! Au moment où elle y entra, elle crut voir un homme tendre son linge par-dessus le comptoir en disant qu’il aimerait bien récupérer tout ça pour jeudi. Le menu offrait tout ce à quoi on pouvait s’attendre : sandwichs, hamburgers, frites et sauce cocktail, steak d’agneau et poisson frit. Elinborg paria sur le poisson. Seules deux des tables étaient occupées. Trois hommes sirotaient leur bière à l’une d’elles tout en regardant le foot sur l’écran plat fixé au mur. À l’autre, un couple âgé, des touristes tout comme elle, dégustait du poisson frit.

Theodora commençait à lui manquer ; elle ne l’avait pas vue depuis deux jours. Elinborg ne pouvait s’empêcher de sourire en pensant à sa fille qui formulait parfois de si étonnantes remarques sur l’existence. Elle s’exprimait dans une langue très soignée, ce qui lui conférait un charme suranné. C’est pourquoi elle craignait que les autres gamins ne se moquent d’elle à l’école, mais ses inquiétudes ne semblaient pas justifiées. « Pourquoi a-t-il donc cet air de bonnet de nuit ? » avait-elle observé en parlant d’un présentateur télévisé éteint. « C’est amusant », observait-elle lorsqu’elle lisait quelque chose de drôle dans les journaux. Elinborg s’imaginait que cette façon de parler était due à sa fréquentation des livres.

Le poisson n’était pas mauvais et le pain bien frais qui l’accompagnait vraiment exceptionnel. Elle laissa de côté les frites, elle n’avait jamais aimé ça et demanda s’ils faisaient de l’expresso quand elle eut terminé son repas. La serveuse, une femme sans âge qui s’occupait également de la cuisine, fabriquait le pain, remettait les vidéos aux clients et lavait le linge, ne tarda pas à lui apporter comme par magie un expresso tout à fait convenable qu’elle dégusta tout en pensant à ses terres cuites à tandoori et aux épices pour concocter les plats du même nom. La porte de l’établissement s’ouvrit. Quelqu’un venait regarder le rayon vidéo.

Elle se creusait la tête à propos du vêtement trouvé dans l’appartement de Runolfur. Sa présence n’indiquait pas nécessairement qu’il ait été en galante compagnie au moment de l’agression ; cela ne signifiait pas non plus que c’était une femme qui était la coupable. On pouvait envisager que ce châle ait traîné sous le lit depuis plusieurs jours. Pourtant, il était difficile de fermer les yeux sur le fait que Runolfur avait sans doute eu recours à la drogue du viol ce soir-là, qu’une femme l’avait peut-être suivi jusque chez lui et que quelque chose s’était produit entre eux, qui avait conduit à cette sauvage agression. Les effets du produit s’étaient dissipés, la femme était revenue à elle et avait pris ce qui lui tombait sous la main. L’arme du crime, un couteau, n’avait pas été retrouvée dans l’appartement et l’agresseur n’avait laissé derrière lui aucun indice autre que celui, évident, de la colère et de la haine sans bornes qu’il vouait à la victime.

Si Runolfur avait effectivement violé la propriétaire de cette étole et que celle-ci s’en était ensuite prise à lui, en quoi cet élément pouvait-il être utile à la police ? À quel endroit cette pièce de tissu avait-elle été achetée ? La police irait la montrer dans les magasins, mais le vêtement ne semblait pas franchement neuf et il n’était pas sûr qu’il les mène où que ce soit. Celle qui le portait mettait du parfum : pour l’instant, ils ignoraient encore lequel, mais ce n’était qu’une question de temps et on irait enquêter auprès des commerçants qui le proposaient à la vente. Il se dégageait également du tissu une forte odeur de tabac, probablement due à la fréquentation des bars et discothèques : on pouvait par ailleurs imaginer que sa propriétaire fumait. Runolfur avait un peu plus de trente ans. La femme qu’il avait rencontrée devait être à peu près du même âge. C’était une brune aux cheveux courts, ceux qui avaient été trouvés sur les lieux du crime l’étaient également.

On pouvait penser qu’elle travaillait dans un restaurant de spécialités indiennes. Elinborg était assez familière de cette cuisine, elle avait publié un livre avec quelques recettes de ce type, accompagnées de beaucoup d’autres, et qui s’intitulait Des feuilles et des lys. Elle s’était intéressée à cette cuisine-là et se pensait assez bien documentée. Elle possédait deux jeux de terres cuites indiennes destinées à la confection de ces plats. En Inde, on plaçait le récipient dans la terre et on le chauffait à l’aide de charbon de bois afin de s’assurer que la viande soit cuite de façon homogène et à une température très élevée. Elinborg avait parfois enterré ses terres cuites dans son jardin, mais en général, elle se contentait de les mettre au four ou de les placer sous des charbons de bois dans un vieux barbecue. C’était surtout la marinade qui faisait la différence pour les papilles. Elinborg mélangeait toutes sortes d’épices en quantité précise et selon son goût dans du yaourt nature : si elle voulait que le plat prenne une couleur rouge, elle prenait des graines d’annate en poudre et si elle le préférait jaune, elle utilisait du safran. En général, elle s’amusait avec un mélange de piment de Cayenne, de coriandre, de gingembre et d’ail en plus du garam masala qu’elle confectionnait à partir de cardamome, de cumin, de cannelle, d’ail et de poivre noir séchés ou grillés qu’elle relevait d’un soupçon de muscade. Elle s’était également essayée à y incorporer quelques plantes aromatiques issues de la flore islandaise avec des résultats assez concluants en utilisant par exemple du thym arctique, des racines d’angélique, des feuilles de pissenlit et du céleri des montagnes. Elle enduisait la viande, le plus souvent du porc ou du poulet, avec la marinade et laissait ensuite reposer pendant quelques heures avant de la placer dans son plat en terre cuite.

Parfois, quelques gouttes du mélange tombaient sur les charbons incandescents et on percevait encore plus clairement la forte odeur de tandoori qu’elle avait sentie dans ce châle. Elle s’imaginait que sa propriétaire travaillait dans le domaine de la cuisine indienne, mais il était également possible que, tout comme elle, elle se passionne pour les cuisines venues d’Extrême-Orient et peut-être plus spécialement pour le tandoori. Peut-être possédait-elle aussi une terre cuite et l’ensemble des épices qui rendaient ces plats à ce point irrésistibles.

Le couple âgé avait quitté les lieux et les trois hommes était partis dès la fin de leur match de football. Elinborg s’attarda encore un moment avant de se lever pour aller régler sa note à la femme derrière le comptoir qu’elle remercia pour ce succulent repas. Elles discutèrent du pain qu’Elinborg avait trouvé délicieux et l’hôtesse se permit de lui demander ce qui l’amenait au village. Elle le lui dit.

— Il était à l’école primaire avec mon fils, observa l’hôtesse.

À l’étroit dans son débardeur noir, elle avait des bras bien en chair et une opulente poitrine sous son grand tablier.

— Ça m’a fait froid dans le dos, ajouta-t-elle en précisant qu’elle avait appris la découverte de son corps aux informations.

Le nom de Runolfur était sur toutes les lèvres.

— Vous le connaissiez peut-être ? s’enquit Elinborg.

Elle jeta un œil à la fenêtre : il s’était remis à neiger.

— Ici, tout le monde se connaît. Runolfur était un garçon comme les autres, peut-être un peu difficile. Il a quitté le village à la première occasion, comme la plupart des jeunes. Je n’ai pas grand-chose à dire de lui. Je sais que Kristjana se montrait assez dure. Elle avait la main leste quand il faisait des bêtises. C’est une sacrée bonne femme. Elle a travaillé à l’usine de poisson jusqu’à ce qu’ils mettent la clef sous la porte.

— Avait-il conservé quelques amis ici ?

La femme aux bras charnus s’accorda un instant de réflexion.

— Ils sont tous partis, enfin, je crois. La population a diminué de moitié en à peine dix ans.

— Je comprends, observa Elinborg. Eh bien, je vous remercie.

Elle s’apprêtait à sortir quand son regard se posa sur un présentoir où des cassettes vidéo voisinaient avec quelques DVD, dans le recoin près de la porte. Elinborg ne regardait que peu de films, et le faisait surtout quand ses fils rentraient à la maison avec quelque chose d’intéressant. Elle laissait de côté les policiers et n’avait que peu d’indulgence pour les romances. Les comédies convenaient mieux à son caractère. Theodora partageait ses goûts et parfois, elles louaient toutes les deux des films comiques pendant que Teddi et les garçons regardaient des films d’action.

Elinborg parcourut le présentoir et tomba sur un ou deux titres qui lui disaient vaguement quelque chose. Une jeune fille d’une vingtaine d’années en quête d’un film lui lança un regard et la salua.

— Vous êtes le flic de Reykjavik ? demanda-t-elle.

Elinborg supposa que la nouvelle de son arrivée s’était répandue comme une traînée de poudre.

— Oui, répondit-elle.

— Il y en a un ici qui le connaissait, annonça son interlocutrice.

— Le connaissait ? Vous voulez dire… ?

— Runolfur. Il s’appelle Valdimar, c’est le propriétaire du garage.

— Et vous, comment vous appelez-vous ?

— Moi ? Je suis juste venue ici pour louer un film, répondit-elle en passant devant Elinborg pour sortir.


Elinborg affronta l’averse de neige et trouva un petit garage situé tout au nord du village. Une clarté faiblarde filtrait par la porte coulissante à demi ouverte du bâtiment presque vétuste. Le nom du garage était effacé de l’écriteau accroché au-dessus de la porte menant à l’accueil. Elinborg eut l’impression que quelqu’un y avait tiré un coup de fusil. Elle traversa le bureau pour entrer dans l’atelier. Un homme d’une trentaine d’années apparut à l’arrière d’un imposant tracteur. Il portait une casquette de hand-ball élimée sur la tête et un bleu de travail dont la couleur sombre avait viré au noir tant il était crasseux. Elinborg déclina son identité et sa qualité. L’homme serrait une pièce poisseuse entre ses doigts quand il la salua et il hésitait à lui tendre la main. C’était un échalas, maigre au point d’en être presque ridicule.

— J’ai appris que vous étiez ici, précisa-t-il. Pour Runolfur.

— J’espère ne pas vous importuner, répondit Elinborg en regardant sa montre qui indiquait presque vingt-trois heures.

— Vous ne me dérangez absolument pas, rassura Valdimar. Je m’occupe juste de ce tracteur. Je n’ai rien d’autre à faire. Vous désiriez me parler de Runolfur ?

— On m’a dit que vous étiez amis quand il vivait au village, aviez-vous gardé des contacts avec lui ?

— Non, très peu après son départ. Je lui ai rendu visite une fois quand je suis allé à Reykjavik.

— Vous ne connaissez personne qui aurait pu lui en vouloir ?

— Non, absolument pas et, comme je viens de vous le dire, je n’avais plus aucun contact avec lui. Il y a des années que je ne suis pas allé à Reykjavik. J’ai lu dans la presse qu’on lui avait tranché la gorge.

— C’est exact.

— Savez-vous pour quelle raison ?

— Non, nous n’avons que peu d’éléments pour l’instant. Je suis venue ici pour interroger sa mère. Dites-moi, quel genre de garçon c’était ?

Valdimar reposa la pièce, ouvrit sa thermos de café et versa la boisson brûlante au fond d’une tasse. Il lança un regard à Elinborg comme pour lui en proposer, mais elle déclina son offre.

— Ici, tout le monde se connaît, évidemment, répondit-il. Il était un peu plus âgé que moi, nous n’avons donc pas vraiment joué ensemble étant gamins. Il était plutôt calme par rapport à certains d’entre nous qui ont grandi ici. Enfin, il recevait peut-être aussi une éducation plus stricte que la nôtre.

— Mais vous étiez amis ?

— Non, on ne peut pas aller jusque-là, disons plutôt qu’on se connaissait bien. Il est parti d’ici très jeune. Les choses changent, même dans un petit village comme le nôtre.

— Il a déménagé pour aller au lycée, ou… ?

— Non, il est simplement parti travailler à Reykjavik. Il en avait toujours eu envie, il répétait constamment qu’il irait dès qu’il en aurait l’occasion. Et même qu’il partirait à l’étranger. Il ne voulait pas gâcher sa vie ici. Il disait que c’était un endroit de merde. Moi, je n’ai jamais trouvé que c’était un village de merde, je m’y suis toujours senti bien.

— Est-ce qu’il s’intéressait aux bandes dessinées et aux histoires de super-héros ?

— Pourquoi cette question ?

— Parce que nous avons trouvé chez lui des éléments qui l’indiquent, expliqua Elinborg sans décrire les affiches de films ni les statuettes présentes dans l’appartement de Runolfur.

— Je ne peux pas vous dire, je n’ai jamais remarqué ça à l’époque où il vivait ici.

— On m’a raconté que sa mère était une sacrée bonne femme et vous avez fait allusion à une éducation stricte.

— Il ne lui en fallait pas beaucoup pour s’emporter, répondit Valdimar.

Il trempa prudemment ses lèvres dans son café et attrapa un gâteau sec dans sa poche pour l’y plonger.

— Elle avait ses méthodes bien à elle pour l’éduquer. Je ne l’ai jamais vue lever la main sur lui, mais il m’a confié qu’elle n’hésitait pas. Enfin, il n’en parlait pas, il ne m’a dit ce genre de chose qu’une seule fois. C’était sans doute un sujet embarrassant pour lui, je suppose qu’il en avait honte. Ils ne se sont jamais bien entendus. Elle n’utilisait pas les bonnes méthodes. Elle était mal embouchée et avait l’habitude de l’humilier devant nous.

— Et son père ?

— C’était plus ou moins un pauvre type. Il n’a jamais été bien vaillant.

— Il est mort dans un accident.

— Cela ne remonte qu’à quelques années. Runolfur avait déjà déménagé à Reykjavik.

— Avez-vous une idée de la raison pour laquelle il a connu ce destin ?

— Non, je n’en sais rien. C’est simplement tragique, c’est terrible de voir de telles choses se produire.

— Aviez-vous connaissance de femmes dans sa vie ?

— De femmes ?

— Oui.

— À Reykjavik ?

— Ou de façon générale.

— Non, je ne sais rien là-dessus. Il s’agit d’une histoire de femmes ?

— Non, répondit Elinborg. Enfin, nous l’ignorons. Nous ne savons pas du tout ce qui a pu se passer.

Valdimar reposa son café et prit une clef à tube dans sa caisse à outils. Il semblait ne jamais être pressé, ses mouvements étaient lents et mesurés. Il attrapa un écrou dans une autre caisse, chercha jusqu’à trouver la taille adéquate. Elinborg regardait le tracteur. Il n’y avait probablement aucune raison de céder à la précipitation dans ce garage. Et pourtant, cet homme était encore au travail à cette heure tardive.

— Mon compagnon est mécanicien, annonça-t-elle.

La chose lui avait échappé avant même qu’elle n’ait eu le temps de s’en rendre compte. En général, elle ne racontait rien de personnel aux inconnus, mais il faisait bon dans l’atelier et cet homme était avenant, il inspirait confiance, il était sympathique. En outre, la neige au-dehors avait redoublé d’intensité. Elle ne connaissait personne dans ce village et sa famille lui manquait.

— Eh bien, observa Valdimar, je suppose qu’il a aussi les mains toutes noires, non ?

— Je le lui interdis, répondit Elinborg avec un sourire. Je crois bien qu’il a été l’un des premiers mécaniciens d’Islande, si ce n’est de la planète, à porter des gants.

Valdimar baissa les yeux sur ses mains crasseuses. Elle remarqua de vieilles blessures sur le dos de sa main et sur ses doigts dont elle savait, vivant avec Teddi, qu’elles étaient le signe qu’il avait dû lutter avec des pièces rétives. Il n’avait pas toujours été suffisamment concentré sur ce qu’il faisait, l’effort avait été trop intense ou alors, l’outil était usé.

— Il doit falloir une femme pour ça, commenta-t-il.

— Je lui achète aussi des crèmes qui font des prodiges, reprit Elinborg. Mais vous, vous n’avez pas voulu partir comme tout le monde ?

Elle remarqua que Valdimar tentait de réfréner un sourire.

— Je ne vois pas le rapport avec toute cette histoire, objecta-t-il.

— En effet, c’est juste une question que j’avais envie de vous poser, précisa Elinborg, presque gênée.

L’homme produisait cet effet sur elle, il semblait tellement entier, honnête et humble.

— J’ai toujours vécu ici et je n’ai jamais eu la moindre envie de déménager, répondit-il. Je n’aime pas trop le changement. Je suis allé quelquefois à Reykjavik et ce que j’y ai vu ne m’a pas séduit. Toute cette course pour attraper le vent, tout cet argent dépensé dans des objets inertes et sans âme, de plus grandes maisons, de plus belles voitures. C’est tout juste si les gens parlent encore notre langue, ils passent leur temps à traîner dans les chaînes de restauration rapide et à engraisser. Je ne suis pas sûr que tout ça soit très islandais. Je crois que nous sommes en train de nous noyer dans de mauvaises habitudes importées de l’étranger.

— J’ai un ami qui pense un peu comme vous.

— Il a bien raison.

— Évidemment, vous avez votre famille ici, glissa Elinborg.

— Je ne suis pas très famille, répondit Valdimar, soudain disparu derrière son tracteur. Je ne l’ai jamais été et ce n’est pas maintenant que ça va changer.

— On ne sait jamais, s’enhardit Elinborg.

L’homme leva les yeux de sa tâche.

— Vous aviez besoin de savoir autre chose ? interrogea-t-il.

Elinborg sourit et secoua la tête. Elle le pria de l’excuser du dérangement puis ressortit sous la neige.


Quand elle rentra à la pension, elle croisa la femme qui l’avait servie au restaurant. Cette dernière n’avait pas encore ôté son tablier. Le prénom « Lauga » était inscrit sur son petit badge. Étant donné qu’elle sortait du bâtiment, Elinborg se fit la réflexion qu’elle possédait peut-être aussi des parts dans cette entreprise. Le terme de « fusion » lui vint aussitôt à l’esprit.

— On m’a dit que vous étiez allée interroger Valdi, déclara Lauga tandis qu’elle lui tenait la porte. Vous a-t-il appris quelque chose ?

— Très peu, répondit Elinborg, étonnée de la rapidité avec laquelle le détail de ses pérégrinations se répandait dans le village.

— En effet, il n’est pas très doué pour la conversation, mais c’est un gentil garçon.

— Il semble qu’il passe pas mal de temps à travailler, il s’est remis à la tâche quand je l’ai quitté.

— Il n’a pas grand-chose d’autre à faire, précisa Lauga. Et c’est sa passion, depuis toujours. Il bichonnait son tracteur, n’est-ce pas ?

— En effet.

— Je crois bien qu’il est dessus depuis dix ans. Je n’ai jamais vu un engin agricole recevoir autant d’attentions. Il le traite comme si c’était un animal de compagnie. D’ailleurs, c’est de là qu’il tient son sobriquet : les gens d’ici le surnomment Valdi Ferguson.

— Ah oui ? Eh bien, je dois repartir pour Reykjavik assez tôt demain matin, alors…

— Bien sûr, veuillez m’excuser, je n’avais pas l’intention de vous tenir la jambe toute la nuit.

Elinborg lui adressa un sourire et promena son regard sur le village désert qui s’évanouissait peu à peu sous la neige.

— Je suppose que le taux de criminalité n’est pas très élevé dans les parages, observa-t-elle tandis que Lauga refermait la porte de la pension.

— Non, c’est le moins qu’on puisse dire, répondit-elle avec un sourire. Il ne se passe jamais rien ici.

Elinborg se serait endormie dès le moment où elle avait posé sa tête sur l’oreiller si son esprit n’avait pas été maintenu en éveil par un détail qui l’interpellait et dont la signification lui échappait, pour peu qu’il en ait une. La jeune fille qu’elle avait croisée par hasard devant le présentoir de cassettes vidéo lui avait parlé en chuchotant d’une voix très basse, un peu comme si elle ne voulait pas que quiconque puisse entendre leur brève conversation.

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