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Edvard passa sept heures dans la salle d’interrogatoire tandis qu’une vaine perquisition avait lieu à son domicile. Elinborg lui posa des questions répétées sur l’époque où Runolfur avait habité chez lui. Il ne tarda pas à reconnaître qu’il avait, pendant une brève période, loué une chambre à son ami, le temps que celui-ci trouve un appartement. Cela remontait à l’époque de la disparition de Lilja. Il confirma également que Runolfur avait travaillé aux chantiers navals, situés à deux pas, mais affirma ne pas savoir si Lilja était venue à son domicile et si elle y avait rencontré son locataire. Il était incapable de dire si Runolfur lui avait fait du mal. Pour sa part, il ne s’était rendu coupable de rien envers cette jeune fille.

— Avez-vous emmené Lilja à Reykjavik ?

— Non.

— L’avez-vous déposée au centre commercial de Kringlan ?

— Non, je n’ai rien fait de tel.

— De quoi avez-vous discuté en chemin ?

— Je ne l’ai pas emmenée à Reykjavik.

— Elle cherchait un cadeau pour son grand-père, vous en a-t-elle parlé ?

Edvard ne lui répondit pas.

— Reprenons depuis le début ! Vous a-t-elle confié qu’elle avait envie de vous rendre une petite visite ?

Edvard secoua la tête.

— Lui avez-vous proposé de la ramener à Akranes ?

— Non.

— Pourquoi proposiez-vous à certaines lycéennes de les déposer en ville ? Qu’aviez-vous en tête ?

— Je ne l’ai jamais fait.

— Nous connaissons une personne qui affirme le contraire.

— C’est un mensonge. On vous a menti.

— C’était à la demande de Runolfur que vous avez proposé à Lilja de l’emmener en ville ?

— Non, je ne lui ai jamais fait ce genre de proposition.

— Est-il arrivé que Runolfur vous parle de Lilja ?

— Non, répondit Edvard, jamais.

— Et vous, lui avez-vous parlé d’elle ?

— Non plus.

— Avez-vous assassiné Lilja à votre domicile ?

— Non, elle n’a jamais mis les pieds chez moi.

— Runolfur avait-il un comportement étrange à cette époque ?

— Non, il était égal à lui-même.

— Avez-vous invité Lilja chez vous après qu’elle a fini ses achats ?

Edvard garda le silence.

— Avait-elle une raison quelconque de vous rendre visite ?

Il continuait de se taire.

— Savait-elle à quel endroit vous habitiez ?

— Elle a très bien pu consulter l’annuaire, mais je n’ai aucun moyen de le savoir.

— Runolfur a-t-il assassiné Lilja à votre domicile ?

— Non.

— A-t-il caché son corps dans les chantiers navals ?

— Dans les chantiers navals ?

— Il y travaillait.

— Je ne vois absolument pas de quoi vous parlez.

— L’avez-vous aidé à se débarrasser du corps ?

— Non.

— Avez-vous soupçonné que Lilja puisse être tombée entre ses griffes ? Ou vous en êtes-vous peut-être inquiété plus tard ?

Edvard hésita.

— Avez-vous soupçonné que…

— J’ignore parfaitement ce qui a pu arriver à Lilja. Je n’en ai pas la moindre idée.

Elinborg continua ainsi pendant des heures et des heures sans parvenir à tirer quoi que ce soit de lui. Elle n’avait en main aucune preuve ni rien qui puisse venir confirmer ses soupçons sur le fait que Lilja avait croisé son destin en la personne de Runolfur, six ans plus tôt. Même si tel avait été le cas, il était du reste incertain qu’Edvard ait pu être au courant. Peut-être mentait-il, mais la chose serait extrêmement difficile à prouver.

Une journée s’était écoulée depuis qu’Elinborg était revenue du village de pêcheurs avec Valdimar. On l’avait emmené à Reykjavik pour le mettre en détention provisoire. Konrad et Nina avaient été libérés ; ils avaient retrouvé leur famille dans le bureau d’Elinborg, au commissariat de Hverfisgata. Le fils aîné était rentré de San Francisco pour les soutenir. Ils ne montraient aucune joie. Nina était encore en état de choc après avoir cru qu’elle avait tué un homme et, même si elle était sans doute soulagée de savoir qu’elle et son père étaient innocentés, il lui restait encore bien des épreuves à affronter.

— Je connais une jeune femme avec laquelle cela pourrait vous aider de parler, avait déclaré Elinborg. Elle se prénomme Unnur.

— De qui s’agit-il ?

— Elle comprendra ce que vous avez traversé et je suis sûre qu’elle aimerait également vous connaître.

Les deux femmes s’étaient saluées d’une poignée de main.

— Vous n’avez qu’à me faire signe et je lui en parlerai, avait conclu Elinborg.

Elle raccompagna Edvard devant le commissariat et monta dans sa voiture, mais au lieu de rentrer retrouver sa famille, elle prit la direction du quartier de Thingholt pour se rendre à l’appartement de Runolfur. Elle avait gardé une clef. Les lieux seraient bientôt rendus au propriétaire et d’ici peu, d’autres locataires emménageraient. En route, elle pensa à Erlendur. Le coup de téléphone qu’elle avait reçu dans la matinée n’était pas sans l’inquiéter.

— Vous êtes bien Elinborg ? avait demandé une voix masculine fatiguée.

— Elle-même.

— On m’a conseillé de vous contacter à propos d’une voiture de location qui stationne chez nous, à côté du cimetière.

— Chez vous ?

— Oui, je vous appelle d’Eskifjördur. Ce véhicule est garé à côté du cimetière et semble abandonné.

— Et… ? En quoi cela me concerne-t-il ? avait interrogé Elinborg.

— J’ai vérifié le numéro d’immatriculation et j’ai découvert qu’il s’agissait d’une voiture de location.

— Oui, vous venez de me le dire. Vous êtes policier, là-bas, dans l’Est ?

— Oh, pardonnez-moi, où avais-je la tête ? En tout cas, cette voiture est enregistrée au nom d’un homme qui travaille avec vous.

— De qui s’agit-il ?

— L’emprunteur est un certain Erlendur Sveinsson.

— Erlendur ?

— Oui, le personnel de la compagnie de location m’a affirmé que vous étiez collègues.

— C’est exact.

— Savez-vous précisément à quel endroit il s’est rendu dans la région ?

— Non, avait répondu Elinborg. Il est parti en vacances il y a deux semaines, il comptait aller dans les fjords de l’Est, mais je n’en sais pas plus.

— Je vois. Cette voiture est garée ici, immobile depuis plusieurs jours, elle est devant la grille du cimetière et il faudrait la déplacer. Nous avons essayé de joindre cet homme, mais en vain. Ce n’est pas si grave, mais j’ai quand même préféré me renseigner puisqu’elle a été laissée comme ça, juste à côté du cimetière.

— Je ne peux hélas pas grand-chose pour vous.

— Eh bien, dans ce cas, je laisse tomber. Merci beaucoup.

— Au revoir.

Elinborg alluma la lumière de la cuisine, du salon et de la chambre à coucher tandis qu’elle pensait encore à ce coup de fil reçu d’Eskifjördur auquel elle ne comprenait toujours rien. L’appartement de Runolfur était toujours en l’état. Maintenant, elle connaissait le détail des faits dont il avait été le théâtre : elle savait comment Nina y avait été conduite, comment Valdimar était venu déranger Runolfur, mû par son désir de vengeance, comment Konrad était arrivé sur les lieux du crime où il avait trouvé sa fille complètement désorientée. Elle ne parvenait pas à décider si Runolfur avait connu ou non le destin qu’il méritait. Elle ne croyait pas non plus au jugement des puissances supérieures en la matière.

Elle n’avait qu’une vague idée de ce qu’elle cherchait et, même si elle ne s’attendait pas à trouver quoi que ce soit, il lui semblait devoir essayer. La Scientifique avait examiné avec soin l’ensemble de ce que Runolfur possédait, mais la recherche qu’elle voulait faire concernait d’autres indices.

Elle commença par la cuisine où elle ouvrit chaque tiroir, chaque placard, regarda chaque casserole, chaque saladier, chaque récipient. Elle chercha dans le réfrigérateur et dans le compartiment à glaçons, ouvrit une vieille boîte de glace à la vanille, inspecta la petite penderie à côté de la porte d’entrée, le tableau d’électricité, explora le parquet à la recherche d’une cachette. Elle ne progressa qu’avec lenteur dans le salon. Elle tourna le fauteuil, retira les coussins, sortit les livres des bibliothèques. Elle prit les statues des super-héros pour les secouer.

Elle alla dans la chambre, souleva le matelas, inspecta le contenu des tables de nuit disposées de part et d’autre du lit. Elle ouvrit le placard, en sortit les vêtements pour les fouiller avant de les poser sur le lit, déplaça les chaussures, entra dans la penderie, frappa sur les cloisons et sur le sol. Elle pensait à Runolfur, à cette méchanceté qui l’habitait et qui coulait au fond de sa conscience telle une rivière noire, profonde, froide et tourmentée.

Elle procéda avec lenteur, explorant soigneusement chaque recoin afin d’éliminer toute possibilité qu’un détail lui échappe et n’eut fini que tard dans la nuit.

Elle ne trouva pas ce qu’elle cherchait.

Il n’y avait en ces lieux rien qui pût expliquer le destin de la jeune fille d’Akranes.

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