23


Assise dans sa voiture à proximité du domicile d’Edvard, Elinborg picorait un sandwich en sirotant un café refroidi. Elle écoutait à la radio les nouvelles du soir, où il était question de l’arrestation du père et de la fille. On y affirmait qu’ils étaient tous les deux suspectés d’être impliqués dans le meurtre de Runolfur et qu’on les avait placés en garde à vue. Plusieurs théories étaient avancées sur ce qui avait pu se produire dans l’appartement, sur ce qui les avait conduits à causer la mort de la victime et sur l’enchaînement des faits. Certaines étaient vraies, d’autres non. La radio émettait l’hypothèse que la jeune femme avait été violée par Runolfur et qu’elle s’était ensuite vengée. La police n’avait pas communiqué sur ce point précis : elle avait laissé en suspens un certain nombre de questions auxquelles les journalistes s’étaient empressés d’apporter une réponse. Elinborg avait quitté le commissariat pour échapper à toute cette agitation.

Le sandwich était mauvais, le café froid et l’attente mortellement ennuyeuse. Elle avait pourtant l’impression d’être parfaitement à sa place. Bientôt, elle irait frapper à la porte d’Edvard pour l’interroger sur Lilja, la jeune fille d’Akranes subitement disparue six ans auparavant. Il faisait froid dans la voiture car elle n’avait pas voulu laisser le moteur allumé, elle souhaitait rester discrète et préférait ne pas polluer inutilement. Elle ne laissait jamais tourner le moteur à l’arrêt, c’était presque la seule règle qu’elle s’imposait en tant qu’automobiliste.

Elle n’aimait pas les produits de restauration rapide, mais comme elle avait faim, elle s’était arrêtée dans une sjoppa en se rendant chez Edvard. Elle avait cherché quelque chose de sain dans les rayons, mais le choix était des plus restreints. Elle s’était donc contentée d’un sandwich au thon. Quant à ce café, il provenait d’une de ces cafetières sur plaque chauffante et il avait recuit pendant des heures, ce qui le rendait pratiquement imbuvable.

Elle pensait à Valthor qui l’avait accusée de faire des différences entre ses enfants en précisant que Birkir en avait toujours été persuadé. Birkir lui avait pourtant affirmé avant de quitter la maison qu’il s’était toujours senti bien au sein de la famille, mais qu’il désirait vraiment connaître son père. Elle lui avait demandé si c’était l’unique raison de son départ et il avait répondu que oui. Sur le moment, elle avait cru ses paroles, même si elle avait eu l’impression qu’il cherchait à l’épargner. Birkir était toujours très calme et discret. Un peu comme un hôte timide qui se serait comporté en invité poli au sein de sa propre vie. Il en avait toujours été ainsi depuis qu’il était arrivé chez eux. Valthor demandait beaucoup plus d’attention, de même qu’Aron. Puis était arrivée cette unique fille, Theodora, à laquelle sa mère tenait comme à la prunelle de ses yeux. Avait-elle négligé Birkir ? Il ne semblait pas s’en être plaint auprès de Teddi. Peut-être les relations étaient-elles différentes entre hommes. Ils ne ressentaient pas ce besoin de proximité tant qu’ils pouvaient discuter football ensemble.

Elinborg poussa un profond soupir et descendit du véhicule. Elle ne disposait d’aucune réponse à ses questions.

Edvard avait cessé de s’étonner de ses visites.

— Qu’avez-vous oublié cette fois-ci ? ironisa-t-il sur le pas de sa porte.

— Pardonnez-moi de vous importuner constamment comme ça, répondit-elle. Me permettriez-vous d’entrer un moment ? Il s’agit de Runolfur et de divers autres points de détail. Vous avez peut-être appris que nous avions arrêté des suspects dans le cadre de l’enquête.

— J’ai vu ça aux informations, en effet. Dans ce cas, l’affaire est close, n’est-ce pas ?

— Oui, je suppose, mais il reste quelques petites zones d’ombre et je pense que vous pourriez nous aider à les éclaircir puisque vous étiez celui qui connaissait le mieux Runolfur. Si je pouvais m’asseoir un moment avec vous pour en discuter, ajouta-t-elle en prenant un air buté.

Edvard la regardait comme s’il avait eu devant lui un insecte puis il consentit à la laisser entrer et elle le suivit au salon. Il retira un paquet de copies d’un des fauteuils pour le poser sur un tas de vieux films.

— Vous pouvez vous installer ici, si vous voulez, je suppose que je ne peux pas m’opposer à votre visite, mais je ne vois vraiment pas en quoi je pourrais vous être encore utile. Je ne sais rien du tout.

— Merci bien, répondit Elinborg en s’asseyant. Vous savez que nous avons découvert l’identité de la personne qui se trouvait chez lui.

— Oui, ils l’ont dit au journal télévisé. Et apparemment, il l’aurait violée. C’est vrai ?

— Aviez-vous connaissance des activités de Runolfur ? éluda-t-elle.

— Je me tue à vous le répéter : je ne sais rien, répondit Edvard sans même tenter de dissimuler à quel point la visite d’Elinborg lui déplaisait. Je ne comprends pas pourquoi vous passez votre temps à venir ici.

— Par le mot activités, j’entends la manière dont il se comportait avec les femmes, le fait qu’il leur administrait une drogue pour profiter ensuite de leur état.

— Je ne savais pas ce qu’il faisait chez lui.

— Vous m’avez dit qu’il avait des problèmes de sommeil et que c’était pour cette raison qu’il avait besoin de Rohypnol. Qu’il n’avait pas voulu demander ce médicament à un médecin parce que c’était un produit qui posait problème. Et vous l’avez aidé à se procurer cette drogue du viol. Pour vous dire le fond de ma pensée, il me semble que vous n’avez pas défini assez clairement les relations que vous entreteniez avec Runolfur. Voyez-vous où je veux en venir ?

— J’ignorais que c’était un violeur, répondit Edvard.

— Et vous aviez simplement décidé de croire tout ce qu’il vous racontait ?

— J’ignorais qu’il me mentait.

— Connaissez-vous quelques-unes de ses victimes ?

— Moi ?! Je me tue à vous dire que je ne sais rien de plus.

— Lui est-il arrivé de vous parler d’autres victimes, d’autres femmes qu’il aurait rencontrées, et qui seraient venues chez lui ?

— Non.

— À combien de reprises avez-vous acheté du Rohypnol pour lui ?

— Il n’y en a eu qu’une, cette unique fois.

— En avez-vous fait usage personnellement dans un but peu avouable ?

Edvard la dévisagea.

— Qu’entendez-vous par là ? demanda-t-il.

— Vous adonniez-vous tous les deux à des jeux spéciaux avec les femmes ?

— De quoi parlez-vous ? Je ne comprends pas.

— Vous affirmez avoir passé la soirée tout seul chez vous au moment où Runolfur a été assassiné, répondit Elinborg en sortant discrètement son portable. Or, vous n’avez personne pour le confirmer. Vous dites avoir regardé la télévision. Serait-il possible que vous vous soyez trouvé au domicile de Runolfur ?

— Moi ? Non.

— Et que vous lui ayez tranché la gorge ?

— Moi ?! Vous êtes folle ?

— Et pourquoi pas ? renvoya Elinborg.

— Je n’ai rien à voir avec ça ! J’ai passé la soirée chez moi et ensuite, j’ai appris sa mort aux informations. Vous avez trouvé les coupables. Pourquoi revenez-vous m’interroger ? Je n’ai rien fait. Quelle raison aurais-je eu de tuer Runolfur ?

— Je l’ignore, répondit Elinborg. C’est à vous de me le dire. Peut-être partagiez-vous de petits secrets. Peut-être savait-il certaines choses sur vous, des détails embarrassants que vous ne vouliez pas que les gens apprennent.

— Quoi ? De quoi parlez-vous ?

— Gardez votre calme. J’ai encore des questions à vous poser sur un sujet un peu différent.

Edvard hésita, puis il s’affaissa lentement sur son fauteuil. Ses yeux étaient rivés sur Elinborg. Elle était parvenue à le rendre aussi nerveux que désemparé. Il ne lui inspirait aucune peur. Elle avait parfois été confrontée à des hommes qui l’avaient terrifiée. Il n’était pas de ceux-là. Elle avait préféré lui rendre visite seule, ainsi, il se sentirait moins menacé. Cependant, malgré son absence de peur, elle s’était armée de quelques précautions. Elinborg n’avait aucune idée de celui qu’il était vraiment ou des réactions qu’il pouvait avoir s’il se sentait acculé. Un véhicule de police patrouillait aux abords de la maison. Elle faisait passer son portable d’une main à l’autre ; il lui suffisait d’appuyer sur une touche pour que ses collègues fassent irruption. Elle avait bien envie de secouer cet Edvard, de le pousser à bout afin de voir comment il réagirait.

— Vous avez enseigné autrefois au lycée d’Akranes, reprit-elle. Au lycée polyvalent. Les matières scientifiques, à ce qu’on m’a dit. Je me trompe ?

Edvard la regarda, totalement déconcerté.

— Vous avez raison.

— Cela remonte à quelques années. Ensuite, vous avez quitté ce poste pour venir à Reykjavik. Un événement étrange s’est produit à l’époque où vous étiez là-bas : une jeune fille, une lycéenne, a disparu sans laisser de traces. Vous vous en souvenez ?

— Je me souviens de sa disparition, répondit Edvard. Pourquoi me posez-vous ces questions sur elle après tout ce temps ?

— Cette jeune fille s’appelait Lilja. Je crois savoir que vous l’avez eue en cours l’année précédant les faits. Est-ce exact ?

— Oui, j’ai été son professeur pendant un semestre, répondit Edvard. Que signifie tout cela ? Pourquoi me posez-vous des questions sur elle ? En quoi cela me concerne-t-il ?

— Que pouvez-vous me dire à propos de cette jeune fille, de Lilja ? Quel souvenir avez-vous conservé d’elle ?

— Aucun, hésita Edvard. Je ne la connaissais pas plus que cela. Je l’ai eue comme élève et j’en ai eu des dizaines d’autres. J’ai enseigné là-bas quelques années. Avez-vous posé ces questions à d’autres personnes du lycée ou seulement à moi ?

— J’ai envisagé d’interroger d’autres gens, en fait, j’ai déjà commencé, répondit Elinborg. J’ai bien envie de me replonger dans cette affaire et j’ai eu l’idée de vous poser ces questions parce que votre nom apparaît dans le dossier.

— Comment ça, mon nom ?

— La police vous a entendu à l’époque. J’ai lu les rapports. Vous faisiez le trajet entre Akranes et Reykjavik tous les jours, matin et soir. C’est consigné sur les procès-verbaux. Vous terminiez votre journée assez tôt le vendredi si je me souviens bien. Ai-je raison ?

— Je suppose que oui, si c’est dans le rapport en question. Je n’en ai plus aucun souvenir.

— Quel genre de jeune fille était Lilja ?

— Je ne la connaissais pas.

— Possédiez-vous une bonne voiture à l’époque ?

— J’avais la même que celle qui est garée le long de la maison.

— Vous arrivait-il de déposer des élèves à Reykjavik ? S’ils avaient des choses à y faire ou bien s’ils voulaient venir s’y amuser pour le week-end ?

— Non.

— Vous n’avez jamais proposé à aucun d’entre eux de l’emmener ?

— Non.

— Jamais ?

— Non, je ne l’ai jamais fait.

— Et si je vous disais que je connais une jeune fille que vous avez un jour emmenée à Reykjavik pour la déposer au centre commercial de Kringlan ?

Edvard s’accorda un instant de réflexion.

— Vous pensez que je vous mens ? demanda-t-il.

— Je n’en sais rien, répondit Elinborg.

— Si j’ai emmené quelqu’un en voiture à Reykjavik, il s’est agi d’une exception. Probablement est-ce une personne qui m’a demandé de lui rendre ce service. Un enseignant, peut-être. Je ne me souviens pas avoir pris d’élèves dans ma voiture.

— Celle avec qui j’ai parlé n’a pas eu besoin de vous demander quoi que ce soit. Vous l’avez ramassée à Akranes. Vous vous êtes arrêté et lui avez proposé de l’emmener. Vous souvenez-vous de ça ?

Le visage d’Edvard était devenu rouge écarlate et ses mains, qui avaient nerveusement tripoté les feuilles et les étuis de films qui occupaient la table, reposaient maintenant immobiles sur le plateau. Des gouttes de sueur perlaient à son front. Il avait chaud. Elinborg continuait de faire passer son portable d’une main à l’autre.

— Non, répondit-il. Il y a sans doute quelqu’un qui vous a menti.

— Elle attendait le car.

— Je n’ai aucun souvenir de cet événement.

— Elle ne tarit pas d’éloges à votre sujet, observa Elinborg. Vous l’avez déposée à Kringlan. Elle se rendait en ville pour y effectuer des achats. Je ne vois pas quelle raison elle aurait eu de me mentir.

— Je ne m’en souviens pas, c’est tout.

— C’était une élève du lycée.

Edvard garda le silence.

— Lilja a disparu un vendredi alors que vous terminiez tôt et que vous repartiez vers Reykjavik. À ce que je sais, vous avez fini votre journée de cours à midi. On ne vous a pas posé cette question à l’époque, mais êtes-vous rentré directement à Reykjavik ? Dès midi ?

— Insinuez-vous que j’aurais tué à la fois cette jeune fille et Runolfur ? Vous êtes folle ou quoi ?

— Je n’insinue rien du tout, répondit Elinborg. Voulez-vous me répondre ?

— Je ne suis pas sûr d’être obligé de répondre à vos questions ridicules, rétorqua Edvard.

On aurait dit qu’il prenait les choses en main et qu’il voulait lui montrer qu’il n’avait pas l’intention de se laisser traiter de la sorte.

— C’est à vous de voir. Mon rôle est de les poser. Soit vous y répondez maintenant, soit vous y répondrez plus tard. Avez-vous croisé Lilja ce vendredi-là avant de quitter Akranes et de repartir pour Reykjavik ?

— Non.

— Lui avez-vous proposé de la déposer en ville ?

— Non plus.

— Savez-vous où elle était ce jour-là ?

— Non et vous feriez mieux de partir. Je n’ai plus rien à vous dire. Je ne comprends pas pourquoi vous vous acharnez comme ça sur moi. Il se trouve que je connaissais Runolfur, mais cela s’arrête là. C’était un bon ami. Est-ce que cela me rend coupable de tous les crimes sur lesquels vous enquêtez ?

— Vous avez pris contact avec un dealer notoire et vous lui avez acheté de la drogue destinée à Runolfur.

— Et alors ? Est-ce que cela fait de moi un assassin ?

— C’est vous qui le dites.

— C’est moi qui le dis ?! Pourquoi venez-vous constamment ici ? Je n’ai jamais rien affirmé de tel !

— Je n’ai jamais non plus laissé entendre que vous leur aviez fait du mal, observa Elinborg. C’est vous qui n’arrêtez pas de le répéter. Je me suis contentée de vous demander si vous aviez pris Lilja dans votre voiture pour l’emmener à Reykjavik le jour où elle a disparu. Je ne vous ai pas posé d’autre question que celle-là. Vous possédiez une voiture, vous faisiez le trajet. Vous connaissiez vaguement Lilja pour l’avoir eue comme élève. Avez-vous réellement l’impression que je vous pose des questions suspectes ?

Edvard ne lui répondit rien.

Elle se leva et plongea son portable dans la poche de son manteau. Edvard ne ferait pas de difficultés. Il semblait abasourdi par ses questions. Il était inquiet et nerveux. Elle ne parvenait pas à déterminer s’il lui mentait ou non.

— Il est tout à fait possible qu’elle soit venue à Reykjavik ce jour-là et qu’elle y ait disparu, observa Elinborg. C’est une hypothèse comme une autre. Je me suis simplement dit que vous saviez peut-être où elle était allée. Je n’ai à aucun moment insinué que vous étiez responsable de sa disparition. C’est vous qui le faites.

— Vous essayez de m’embrouiller !

— Vous avez enseigné les matières scientifiques à Lilja et vous avez déclaré qu’elle n’était pas une élève d’exception.

— Exact.

— Or, sa mère m’a confié qu’elle était très douée dans ces domaines et qu’elle affectionnait particulièrement les maths.

— Je ne vois pas le rapport ?

— Il est possible que vous vous soyez intéressé à elle si c’était une bonne élève.

Edvard se taisait.

— Mais vous n’avez pas voulu vous engager dans cette voie lors de votre déposition, vous ne vouliez pas risquer d’attirer l’attention sur vous.

— Fichez-moi la paix, commanda-t-il.

— Je vous remercie de votre coopération, renvoya Elinborg.

— Fichez-moi la paix, répéta Edvard. Fichez-moi simplement la paix !

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