14


Son père s’était allongé dans la chambre à coucher. C’était lundi : la soirée serait consacrée au bridge chez l’un de ses camarades. Du plus loin qu’Elinborg s’en souvienne, il se retrouvait avec ces mêmes compagnons de jeu tous les lundis soirs. Les années s’étaient écoulées, routinières, ponctuées de doubles et de schelems. Ils avaient vieilli honorablement autour de la table de jeu, ces jeunes hommes qui autrefois lui avaient posé la main sur la tête, l’avaient taquinée tandis qu’ils jouaient et prenaient les rafraîchissements que sa mère leur apportait. Il émanait d’eux une dignité silencieuse et une grande gentillesse, ainsi qu’une inextinguible curiosité pour les arcanes du bridge. Elinborg n’avait jamais appris à jouer et son père n’avait pas manifesté la moindre volonté de le lui enseigner. C’était un bon joueur, il avait participé à des compétitions et remporté quelques menues récompenses qu’il conservait au fond d’un tiroir. L’âge se faisant sentir, il devait maintenant s’offrir une sieste afin d’être bien éveillé au moment où il irait jouer.

— C’est toi, ma chérie ? demanda sa mère quand Elinborg ouvrit la porte.

Elle avait un double de la clef et n’avait donc pas besoin de frapper.

— J’ai eu envie de passer vous voir un moment.

— Il y a quelque chose qui ne va pas ?

— Pas du tout, et toi, quelles nouvelles ? demanda Elinborg.

— Tout va bien. Je pense que je vais me mettre à la reliure, annonça sa mère, assise à la table du salon où elle regardait une publicité dans un journal. Mon amie Anna s’est mise à ça et m’a conseillé de me joindre à elle.

— C’est une bonne idée, non ? Tu pourrais même y emmener papa.

— Il ne veut jamais rien faire. Comment va Teddi ?

— Bien.

— Et toi ?

— Bien, mais je suis débordée.

— Ça se voit, tu m’as l’air fatiguée. J’ai suivi cette affreuse histoire de meurtre à Thingholt dans les journaux. J’espère bien que ce n’est pas toi qui t’en occupes. C’est le genre de choses qui ne convient pas aux honnêtes gens.

Elinborg connaissait la chanson. Sa mère n’était pas satisfaite de la voir, comme elle disait, s’éterniser dans la police. Elle pensait que ce n’était pas un travail pour sa fille. Non parce qu’elle le trouvait dénué d’intérêt, loin de là, mais parce qu’elle n’arrivait pas à s’imaginer Elinborg confrontée à d’odieux criminels. C’étaient d’autres gens, des gens qui ne lui ressemblaient pas, qui poursuivaient les malfrats, les arrêtaient, les interrogeaient et les plaçaient en détention. Ce n’était tout simplement pas le genre de sa fille. Elinborg avait renoncé à discuter avec elle de sa profession. Elle savait qu’elle déplaisait à sa mère surtout parce qu’elle avait peur pour sa sécurité, car elle était cernée par tous ces individus coupables des pires horreurs. Elinborg n’avait pas tardé à la caresser dans le sens du poil en s’efforçant de minimiser sa participation à la poursuite des grands criminels et en enjolivant un peu les choses pour calmer ses inquiétudes. Peut-être était-elle d’ailleurs allée un peu loin en la matière. Elle avait parfois l’impression que sa mère était dans un véritable déni quant à la profession qu’elle exerçait.

— On se demande souvent ce qu’on fait là-dedans, observa-t-elle.

— Évidemment, convint sa mère. Tu veux un chocolat chaud ?

— Non, merci, je passais juste vous faire une petite visite pour vérifier que tout allait bien. Je dois rentrer à la maison.

— Allons, ma chérie, je n’en ai pas pour longtemps. Tous ceux qui t’attendent chez toi sont assez grands. Tu pourrais quand même t’accorder une petite pause.

Elle avait déjà sorti une casserole où elle avait versé un peu d’eau et placé une tablette de chocolat qui commençait à fondre. Elinborg s’installa à la table de la cuisine. Le sac à main de sa mère était accroché à l’une des chaises et elle se rappela comment, plus jeune, elle avait apprécié l’odeur qui s’en dégageait. Elle aimait venir dans la maison de son enfance quand la pression se faisait trop forte. Elle ressentait alors le besoin de s’abstraire un moment de l’agitation de la journée pour retrouver son ancienne place au sein de l’existence.

— Finalement, ce n’est pas si mal, observa Elinborg. Il arrive qu’on parvienne à arranger les choses, à arrêter les coupables, à couper court à la violence, voire à aider les victimes.

— Évidemment, répondit sa mère. Mais je ne vois vraiment pas pourquoi il faut que ce soit toi qui t’en occupes. Je n’imaginais pas que tu resterais aussi longtemps dans la police.

— Non, convint Elinborg, je sais bien. C’est juste que c’est comme ça.

— Enfin, je n’ai jamais compris non plus que tu aies étudié la géologie. Ni pourquoi tu étais avec ce Bergsveinn.

— Bergsteinn, maman, il s’appelle Bergsteinn.

— Je ne vois vraiment pas ce que tu lui trouvais. Pour Teddi, c’est une autre affaire. Il est fiable. Jamais il n’irait te trahir. Et Valthor, comment va-t-il ?

— Bien, enfin, je suppose. Nous ne discutons pas beaucoup ces temps-ci.

— C’est toujours à cause de Birkir ?

— Je n’en sais rien. Peut-être qu’il est simplement à un âge difficile.

— Oui, évidemment, il est en pleine croissance. Il reviendra vers toi, crois-moi. C’est un gentil jeune homme, ce cher Valthor. Et diablement intelligent.

Et Theodora n’est pas en reste de ce côté-là non plus, pensa Elinborg sans toutefois en faire part à sa mère. Valthor avait toujours été le chouchou de la grand-mère, parfois au détriment de ses autres petits-enfants. Elinborg lui en avait d’ailleurs touché mot un jour. N’importe quoi, avait-elle alors répondu.

— Vous avez eu des nouvelles de Birkir ?

— Il nous en donne parfois, assez rarement.

— Il ne contacte pas Teddi ?

— Pas plus qu’il ne me contacte moi, répondit Elinborg.

— Je sais bien qu’il manque à Valthor. Il m’a dit qu’il n’aurait pas dû s’en aller.

— Birkir a choisi de partir. Je ne comprends pas pourquoi Valthor passe son temps à parler de ça. J’ai l’impression que tout le monde s’en est remis. Birkir entretient avec nous de bonnes relations, même si elles sont épisodiques. Il va bien. Il discute aussi parfois avec Valthor, même s’il ne me le dit pas. Valthor ne me dit jamais rien, mais je le sais par Teddi.

— Je reconnais qu’il est parfois un peu difficile, mais…

— Birkir a choisi de vivre chez son père, interrompit Elinborg. Je n’ai rien eu à dire. Il a retrouvé cet homme qui ne lui avait jamais accordé la moindre attention et qui n’avait pas pris de ses nouvelles pendant toutes ces années. Pas une seule fois. Tout à coup, il a occupé un rôle de premier plan dans la vie de Birkir.

— C’est quand même son père.

— Et nous ? Nous étions quoi ? Des parents intérimaires ?

— Les gamins de cet âge veulent suivre leur propre voie. Je me rappelle bien à quel point il te tardait de quitter la maison.

— Oui, mais ce n’est pas la même chose. On dirait presque que nous n’avons jamais été ses parents. Qu’il était juste chez nous en tant qu’invité. Nous l’avons toujours traité comme un membre de la famille à part entière. Il t’appelait grand-mère. Quant à Teddi et moi, nous étions son papa et sa maman. Et puis un jour, voilà que tout est terminé. Je me suis mise en colère, Teddi aussi. Nous ne voyions rien à redire au fait qu’il veuille connaître son père, nous le comprenions parfaitement, mais la manière dont il nous a complètement tourné le dos était insupportable. D’ailleurs, je ne me suis pas privée pour le lui dire. Il ne m’a pas écouté. J’ai du mal à comprendre ce qui n’allait pas.

— Peut-être que tout allait très bien. Les choses évoluent comme elles évoluent, c’est tout.

— Peut-être que nous n’en avons pas assez fait. Que nous n’avons pas consacré assez de temps à nos enfants. Un beau jour, on les retrouve transformés en de parfaits inconnus parce qu’on n’a pas passé suffisamment de temps avec eux. On ne représente plus rien pour eux. Ils apprennent à se débrouiller tout seuls et à n’avoir besoin de personne. Puis ils quittent la maison, ils disparaissent et ne nous adressent plus jamais la parole.

— C’est d’ailleurs le cours normal des choses, observa sa mère. Ils doivent être capables de s’occuper d’eux-mêmes. Ils doivent se débrouiller seuls, sans être dépendants de qui que ce soit. Imagine-toi un peu la situation si tu vivais encore avec nous ! Ce serait terrifiant. C’est déjà assez difficile de supporter ton père et de l’avoir constamment sur le dos à la maison tous les jours.

— Dans ce cas, pourquoi est-ce que je me reproche constamment de ne pas être assez présente ?

— Je crois au contraire que tu t’en tires très honorablement. Ne t’inquiète pas.

La porte de la chambre s’ouvrit et son père apparut.

— Ah, c’est toi, ma chérie ? dit-il en passant sa main sur ses cheveux en bataille. Alors, cet assassin, tu l’as attrapé ?

— Enfin, arrête un peu, s’offusqua sa mère. Elle a autre chose à faire que de courir après les assassins !


Après sa visite chez ses parents, Elinborg retourna à son bureau et travailla jusque tard dans la soirée. Elle ne rentra chez elle qu’après vingt-deux heures. Teddi avait emmené les enfants dans un restaurant de hamburgers puis chez un glacier : ils étaient ravis. Elle fit un tour dans la chambre de Valthor pour lui demander s’il avait passé une bonne journée. Il semblait très occupé à naviguer entre le programme diffusé à la télé et son ordinateur connecté sur Internet. Assis les yeux rivés sur l’écran, Aron avait tout juste dit bonsoir à sa mère. Les deux garçons lui avaient toutefois dit que Teddi était parti à une réunion.

Theodora était déjà au lit. Elinborg entra doucement dans sa chambre. Sa petite lampe de chevet était encore allumée, mais elle était endormie. Le livre qu’elle lisait était tombé par terre, grand ouvert. Elinborg s’approcha sans bruit afin d’éteindre la lumière. Theodora était très autonome. Jamais il ne fallait lui rappeler de mettre de l’ordre dans sa chambre, contrairement aux garçons. Elle la rangeait tous les jours et faisait même son lit chaque matin avant de partir à l’école. Elle possédait une bonne quantité de livres qu’elle classait soigneusement sur une belle bibliothèque et jamais rien ne traînait sur son bureau.

Elinborg ramassa l’ouvrage. C’était l’un de ceux qu’elle avait eus dans son enfance et qu’elle avait offerts à sa fille, un roman d’aventures pour adolescents, écrit par un auteur britannique, traduit dans un islandais particulièrement riche et soigné qui devait poser des problèmes de compréhension à un certain nombre d’adolescents d’aujourd’hui. Le volume en question faisait partie de toute une série qui passionnait Theodora. Elinborg se rappelait avoir passé des heures à la lire et à attendre avec impatience la parution de chaque nouveau titre. Elle ne put s’empêcher de sourire en tournant les épaisses pages jaunies. La tranche de l’ouvrage était tout usée et la couverture maculée de traces de petits doigts sales. Sur la page de titre, elle vit son nom maladroitement tracé en écriture cursive. Elinborg 3. G. Le récit était illustré de dessins représentant les événements les plus effrayants de l’histoire. Elinborg s’arrêta sur l’un d’eux.

Quelque chose y attirait irrésistiblement son regard.

Elle scruta l’illustration jusqu’à comprendre ce qui la troublait et la regarda longuement, pensive.

Puis, elle réveilla sa fille.

— Excuse-moi, ma chérie, dit-elle dès que Theodora ouvrit les yeux. Tu as le bonjour de ta grand-mère. Je voulais juste te demander une petite chose.

— Quoi ? Pourquoi est-ce que tu me réveilles ? interrogea Theodora.

— Il y a si longtemps que j’ai lu ce livre que j’ai oublié… Tu vois, l’homme sur cette image, celui-là, qui est-ce ?

L’enfant fronça les sourcils et examina le dessin.

— Pourquoi veux-tu savoir ça ? demanda-t-elle.

— Comme ça.

— Et tu avais besoin de me réveiller ?

— Oui, pardonne-moi, je suis sûre que tu te rendormiras tout de suite. Alors, qui est cet homme ?

— Tu es passée voir grand-mère ?

— Oui.

Theodora regarda à nouveau l’image.

— Tu ne t’en souviens pas ?

— Non, répondit sa mère.

— C’est Robert, précisa Theodora. C’est le méchant.

— Pourquoi a-t-il cette chose-là sur la jambe ? demanda Elinborg.

— C’est de naissance. Il porte cette attelle parce qu’il est né avec un pied tordu.

— Ah, tout à fait, convint Elinborg, c’est une déformation de naissance.

— Exactement.

— Dis, je peux t’emprunter ce livre pour demain ? Je promets de te le rapporter dans la soirée.

— Pour quoi faire ?

— Je voudrais le montrer à une femme qui s’appelle Petrina. Je crois qu’elle a aperçu un homme qui avait une jambe un peu comme celle-là dans la rue en bas de chez elle. Au fait, quel est le rôle de cet homme dans l’histoire ?

— Il est terrifiant, répondit Theodora en étouffant un bâillement. Tout le monde a peur de lui. Robert essaie de tuer les enfants. C’est le méchant.

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