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Les voisins avaient pour la plupart été très coopératifs. La police s’était efforcée d’interroger de manière systématique tous ceux qui habitaient dans un certain périmètre autour de la maison, peu importe qu’ils considèrent ou non avoir quelque chose à dire. C’était à elle de juger de l’utilité des informations qui lui étaient communiquées. Le crime avait eu lieu dans le bas du quartier de Thingholt ; la plupart des habitants avaient affirmé qu’endormis à ce moment-là, ils n’avaient rien remarqué d’inhabituel. Personne ne connaissait le locataire. Personne n’avait noté d’allées et venues suspectes ni quoi que ce soit de notable aux abords de cette maison. On s’était d’abord concentré sur ceux qui habitaient dans le voisinage immédiat, puis on avait élargi le champ. Elinborg avait discuté avec les collègues chargés de récolter les témoignages, elle s’était plongée dans les procès-verbaux et arrêtée sur le récit d’une femme qui vivait à la limite de la zone concernée. Elle avait décidé de lui rendre visite en personne, même si les informations qu’elle détenait risquaient d’être des plus minces.

— Je ne suis pas sûr que cela vaille le coup, lui avait précisé le collègue qui était allé l’interroger.

— Ah bon ?

— Elle est plutôt bizarre, avait-il prévenu.

— Comment ça ?

— Elle n’a pas arrêté de me bassiner avec des ondes électromagnétiques censées être à l’origine de ses maux de tête permanents.

— Des ondes électromagnétiques ?

— Elle m’a même raconté qu’elle les avait mesurées avec des aiguilles. Les ondes en question proviendraient des murs de son appartement.

— Tiens donc !

— Je ne suis pas certain qu’elle t’apprendra grand-chose.

L’intéressée vivait au premier étage d’une maison à deux niveaux dans une rue voisine de celle de Runolfur, mais à une certaine distance de son domicile. Voilà pourquoi il était peu probable que ce qu’elle pensait avoir vu ait de l’importance. Cela avait toutefois piqué la curiosité d’Elinborg et, puisque la police n’avait pas grand-chose à se mettre sous la dent, elle se disait qu’elle pouvait bien accorder un peu d’attention à cette femme et l’amener à se rappeler ce qu’elle avait vu.

Petrina, c’était son prénom, approchait les soixante-dix ans. Elle vint ouvrit à Elinborg en robe de chambre, les pieds chaussés de Crocs éculés. Elle avait les cheveux hirsutes, un visage hâve et ridé, des yeux injectés de sang et tenait une cigarette à la main. Son accueil était des plus chaleureux, elle précisa qu’elle était soulagée de voir quelqu’un lui témoigner enfin un peu d’intérêt.

— Ce n’est pas trop tôt ! s’exclama-t-elle. Je vais vous montrer ça. Je peux vous dire que ce sont des ondes comme qui dirait massives !

Petrina disparut à l’intérieur de son appartement, suivie d’Elinborg qui fut immédiatement incommodée par la forte odeur de cigarette. À l’intérieur régnait la pénombre, tous les rideaux étaient tirés. Elle supposa qu’on pouvait apercevoir la rue depuis la fenêtre du salon. La femme alla jusqu’à sa chambre à coucher et lui demanda de venir. Elinborg traversa le salon, passa devant la cuisine et la rejoignit. Petrina se tenait sous une malheureuse ampoule nue qui pendait au plafond. Le lit et la table de chevet étaient installés au centre de la pièce.

— Si cela ne tenait qu’à moi, j’abattrais toutes ces cloisons, observa-t-elle. Je n’ai pas les moyens de faire isoler ces circuits électriques. Je suppose que j’y suis rudement sensible. Tenez, regardez-moi ça.

Interloquée, Elinborg regardait les murs de la chambre entièrement recouverts de papier en aluminium culinaire du sol au plafond.

— Cela me donne d’affreux maux de tête.

— Vous avez installé tout ça vous-même ? s’enquit Elinborg.

— Moi-même ? Évidemment. Ce papier alu limite les dégâts, mais il ne suffit pas. Il faut que vous y regardiez de plus près.

Elle attrapa deux aiguilles en fer qu’elle posa dans le creux de sa paume. Les deux extrémités pointèrent vers Elinborg, immobile à la porte, avant de s’élever lentement vers le mur.

— C’est à cause des circuits électriques, observa Petrina.

— Ah bon ? répondit Elinborg.

— Vous voyez que ce papier alu a son utilité. Suivez-moi !

Petrina se faufila entre son hôte et le cadre de la porte, les cheveux dressés en l’air avec ses aiguilles à la main, comme une caricature de savant fou. Elle entra dans le salon pour y allumer la télé. La mire de la Radio Télévision Islandaise apparut à l’écran.

— Remontez votre manche, commanda-t-elle. Elinborg s’exécuta.

— Maintenant, approchez votre bras jusqu’ici, sans toucher le poste.

Elinborg approcha son avant-bras de l’écran, sentit le duvet se hérisser sur sa peau et perçut le puissant champ électromagnétique généré par l’appareil. Elle était familière du phénomène pour en avoir déjà fait l’expérience chez elle quand la télé était allumée et qu’elle se tenait juste à côté.

— Les murs de ma chambre me faisaient exactement le même effet, reprit Petrina. Ils me tiraient littéralement par les cheveux. J’avais l’impression de dormir à côté d’une télé allumée toutes les nuits. Ils ont refait cet appartement, voyez-vous. Ils ont mis des cloisons en bois, posé du contreplaqué et entre les deux, il y a tout un tas de circuits électriques.

— Dites-moi, qui croyez-vous que je sois ? interrogea précautionneusement Elinborg en abaissant sa manche.

— Vous ? Eh bien, vous êtes une employée de la Compagnie de distribution d’énergie, n’est-ce pas ? Ils m’ont dit qu’ils m’enverraient quelqu’un. C’est bien vous, non ?

— Désolée, mais ce n’est pas là-bas que je travaille.

— Vous étiez censés effectuer des mesures dans l’appartement, s’entêta Petrina. Vous étiez censés passer aujourd’hui. Je ne peux plus supporter de vivre comme ça !

— Je travaille pour la police, annonça Elinborg. Un crime a été commis dans la rue juste en dessous de la vôtre et on m’a dit que vous aviez vu quelqu’un en bas, devant votre maison.

— Un policier est déjà venu m’interroger ce matin, répondit Petrina. Pourquoi donc revenez-vous me voir ? Et où est l’homme que la Compagnie de distribution d’énergie a promis de m’envoyer ?

— Je n’en sais rien, mais si vous voulez, je peux l’appeler pour vous.

— Il devrait être là depuis belle lurette.

— Peut-être qu’il va passer plus tard. Cela ne vous dérange pas si je vous demande ce que vous avez vu ?

— Ce que j’ai vu ? Qu’est-ce que j’ai vu ?

— D’après ce que vous avez déclaré à mon collègue ce matin, vous avez aperçu un homme qui passait dans cette rue la nuit de samedi à dimanche. Je me trompe ?

— J’ai essayé encore et encore de faire venir ces gens ici pour qu’ils sondent les murs, mais ils ne m’écoutent pas.

— Vos rideaux sont toujours tirés ?

— Évidemment, répondit Petrina en se grattant la tête.

Les yeux d’Elinborg avaient maintenant eu le temps de s’habituer à la pénombre des lieux et elle distinguait plus nettement le désordre de cet appartement meublé de vieilleries, dont les murs étaient décorés de tableaux encadrés et les tables couvertes de photos de famille. Sur l’une d’elles, on ne voyait que des jeunes. Elinborg supposa qu’il s’agissait des enfants, petits-enfants, neveux et nièces de Petrina. Les cendriers étaient tous pleins à ras bord et elle remarqua la présence de quelques brûlures ici et là sur la moquette de couleur claire. Petrina plongea la cigarette qu’elle venait de terminer dans l’un des cendriers. Elinborg fixait l’une des brûlures en se disant que la vieille femme avait dû laisser tomber plus d’un mégot par terre. Elle se demanda si elle ne ferait pas mieux de contacter les services sociaux. Petrina mettait sans doute en danger la vie de ses voisins autant que la sienne.

— Puisqu’ils restent toujours fermés, comment pouvez-vous voir la rue en contrebas ? interrogea Elinborg.

— Eh bien, je les ouvre, répondit Petrina en toisant l’enquêtrice comme s’il lui manquait une case. Que m’avez-vous dit que vous faisiez comme métier, déjà ?

— Je suis officier de police, répéta Elinborg, et je viens vous interroger sur un homme que vous affirmez avoir aperçu devant votre maison dans la nuit de samedi à dimanche. Vous vous souvenez ?

— Je ne dors pas beaucoup à cause de toutes ces ondes, voyez-vous. Alors je fais les cent pas en les attendant. Regardez mes yeux. Vous voyez ?

Petrina approcha son visage de celui d’Elinborg pour lui montrer son regard injecté de sang.

— Ce sont les ondes, voilà ce qu’elles font aux yeux. Saloperies d’ondes ! Sans parler de ce mal de tête permanent qu’elles me donnent.

— Ces maux de tête ne proviendraient-ils pas plutôt de la cigarette ? glissa poliment Elinborg.

— Donc, j’étais assise là, à la fenêtre et je les attendais, reprit Petrina en faisant comme si elle n’avait pas entendu la remarque. J’ai attendu toute la nuit et toute la journée de dimanche. D’ailleurs, j’attends encore.

— Et vous attendez quoi ?

— Enfin, les hommes de la Compagnie de distribution d’énergie, évidemment. Je croyais que c’étaient eux qui vous envoyaient.

— Bon, vous étiez assise à cette fenêtre et vous regardiez la rue. Vous pensiez qu’ils allaient venir en pleine nuit ?

— C’est que je n’ai aucune idée du moment où ils viendront. Enfin, j’ai aperçu l’homme dont je vous ai parlé ce matin. Je me suis dit que c’était peut-être la Compagnie de distribution d’énergie qui me l’envoyait, mais bon, il a passé son chemin. D’ailleurs, j’ai failli l’appeler.

— L’aviez-vous déjà vu passer ici avant cela ?

— Non, jamais.

— Pourriez-vous me le décrire avec plus de précision ?

— Il n’y a rien à décrire. Pourquoi vous intéresse-t-il ?

— Un crime a été commis dans le voisinage et il faudrait que je parvienne à le retrouver.

— Impossible, répondit Petrina, péremptoire.

— Et pourquoi donc ?

— Parce que vous ne savez pas qui c’est, s’offusqua Petrina, consternée devant la bêtise d’Elinborg.

— En effet, voilà pourquoi je vous demande de m’aider un peu. C’était un homme, n’est-ce pas ? Vous avez déclaré ce matin qu’il portait une veste de couleur sombre ainsi qu’un bonnet sur la tête. C’était une veste en cuir ?

— Non, ça je n’en sais rien. Enfin, il avait ce bonnet, c’est vrai. Je suppose qu’il était en laine.

— Vous avez remarqué quel type de pantalon il portait ?

— Il n’avait rien de particulier, répondit Petrina. C’était un de ces machins de sport avec les jambes qui s’ouvrent jusqu’aux genoux. Ça ne vaut même pas la peine d’en parler.

— Avez-vous vu s’il était en voiture ?

— Non, je n’ai remarqué aucune voiture.

— Et il était seul ?

— Oui, il était seul. Je n’ai fait que l’apercevoir, il a vite traversé la rue, même s’il boitait.

— Il boitait ? répéta Elinborg qui ne se souvenait pas avoir entendu ce détail dans le récit du policier qui avait interrogé Petrina plus tôt dans la journée.

— Oui, il était boiteux, ce pauvre diable, et il avait comme une antenne autour de la jambe.

— Et vous avez eu l’impression qu’il était pressé ?

— Ah ça, oui, sacrément. Mais bon, tout le monde passe rudement vite devant chez moi. Les ondes, comprenez-vous ! Il n’avait sûrement pas envie d’avoir des ondes plein la jambe.

— Vous dites qu’il avait une antenne autour de la jambe, comment ça ?

— Je n’en sais rien.

— Et il était très évident qu’il claudiquait ?

— Oui.

— Et qu’il ne voulait pas avoir des ondes plein la jambe ? Qu’entendez-vous par là ?

— Eh bien, c’est pour ça qu’il boitait. À cause de ces ondes massives. Il avait des ondes massives dans la jambe.

— Et vous les avez senties ?

Petrina hocha la tête.

— Au fait, qui m’avez-vous dit que vous étiez ? Vous ne travaillez pas à la Compagnie de distribution d’énergie, non ? Vous savez ce que je crois ? Vous voulez le savoir ? Tout ça, c’est à cause de cet uranium. De ces quantités astronomiques d’uranium qui nous tombent dessus dès qu’il pleut.

Elinborg sourit. Elle aurait mieux fait d’écouter le policier qui lui avait dit que ça ne valait sans doute pas le coup d’interroger plus longuement ce témoin. Elle remercia Petrina, la pria de l’excuser pour le dérangement, lui promit de contacter la Compagnie de distribution d’énergie et de pousser un peu ces gens à venir mesurer les ondes qui lui rendaient l’existence si pénible. Elle n’était toutefois pas certaine que les employés de cette entreprise étaient les personnes adéquates pour débarrasser la pauvre femme de ses maux de tête.


Les témoins n’étaient pas légion. Un homme d’une quarantaine d’années qui avait traversé à pied le quartier de Thingholt en rentrant à son domicile situé dans la rue Njardargata les avait contactés. En proie à une tenace gueule de bois, il avait tenu, tant que sa mémoire était encore fraîche, à les informer qu’il avait aperçu une femme seule à l’intérieur d’une voiture à l’arrêt. Elle était assise à la place du passager et il avait eu l’impression qu’elle s’efforçait de ne pas se faire remarquer. Il n’avait pas été à même d’en dire plus. Il avait donné le nom de la rue où le véhicule était stationné, et qui se trouvait à une certaine distance de la scène du crime. Il ne s’était pas senti capable de fournir une description précise de la femme, dont il avait toutefois noté qu’elle devait approcher la soixantaine et qu’elle portait un manteau. Il n’avait fourni aucune autre précision. Il ne se souvenait pas du véhicule, ni de la couleur, ni de la marque ; du reste, avait-il dit, il n’y connaissait rien en voitures.

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