15


Au début, Petrina eut quelques difficultés à se souvenir d’Elinborg. Debout derrière la porte entrouverte de son appartement, elle la toisait d’un air soupçonneux tandis que l’enquêtrice essayait de lui rafraîchir la mémoire. Elle lui rappela être passée quelques jours plus tôt pour lui poser des questions à propos d’un homme qu’elle était censée avoir aperçu dans la rue en bas de sa maison.

— Un homme ? demanda Petrina. De la Compagnie de distribution d’énergie ? Non, ils ne m’ont envoyé personne.

— Ils ne sont toujours pas passés ?

— Non, ils ne se sont pas manifestés, répondit Petrina avec une profonde inspiration. Ils ne m’écoutent pas, ajouta-t-elle d’un air triste.

— Je vais les appeler. Me permettez-vous d’entrer afin que nous puissions discuter un peu de l’homme dont vous m’avez parlé l’autre jour ?

Petrina la fixa du regard.

— Soit.

Elinborg la suivit et referma la porte derrière elle. Elle fut accueillie par la même odeur de tabac que lors de sa précédente visite. Elle jeta un œil en direction de la pièce entièrement tapissée d’aluminium, mais celle-ci était fermée. Les deux aiguilles dont Petrina se servait pour mesurer la puissance des champs magnétiques gisaient sur le sol du salon. Elle les avait sans doute jetées là dans un mouvement d’humeur. Elinborg regrettait de ne pas lui avoir prêté un peu plus d’attention. Plusieurs journées s’étaient écoulées en pure perte depuis le début de cette enquête où les indices étaient des plus minces. Le boiteux que Petrina avait aperçu depuis sa fenêtre pouvait être un témoin capital. Peut-être avait-il vu ou entendu quelque chose d’important, peut-être avait-il croisé quelqu’un. Le pansement qui lui enveloppait la jambe était sans doute tout à fait banal et le résultat d’un accident ou d’une infirmité, ce pansement que Petrina avait décrété être une antenne, dans son obsession pour les ondes électromagnétiques massives et pour l’uranium.

Elle semblait plus fatiguée qu’à leur première rencontre. On aurait dit qu’elle avait perdu de sa hargne, comme si cette dernière s’était émoussée au cours des quelques jours qui avaient passé et que la bataille contre les ondes était perdue. Sans doute était-elle épuisée d’attendre les hommes de la Compagnie de distribution d’énergie dont Elinborg craignait qu’ils ne pointent jamais leur nez chez la pauvre femme. Elle se souvint qu’elle avait eu l’intention de contacter les services sociaux pour se renseigner sur Petrina, mais elle n’en avait rien fait. Cette femme semblait n’avoir personne à qui se confier ni aucun endroit où se protéger de ces ondes mortelles. Elinborg remarqua qu’elle avait également habillé la télévision de papier d’alu et elle vit sur la table de la cuisine un objet empaqueté d’aluminium dont elle supposa que c’était un poste de radio.

— Je voulais vous montrer une image, dit Elinborg en sortant le livre qu’elle avait emprunté à sa fille.

— Une image ?

— Oui.

— Et vous allez me l’offrir, ce livre ?

— C’est hélas impossible, regretta Elinborg.

— Oui, bien sûr, vous ne le pouvez pas, évidemment, lança Petrina, vexée. Il est évident que vous ne pouvez absolument pas me l’offrir. Où avais-je la tête !

— Malheureusement, ma fille…

— Vous êtes cette femme de la police, n’est-ce pas ?

— Tout à fait, répondit Elinborg, je vois que vous ne m’avez pas oubliée.

— Vous m’aviez juré de les secouer un peu, à la Compagnie d’énergie.

— Je vais le faire, promit Elinborg. C’était un oubli, ajouta-t-elle, honteuse d’avoir ainsi trahi la pauvre femme. Je les appellerai dès que nous aurons terminé notre conversation.

Elinborg sortit le livre de son sac et chercha la page où se trouvait le méchant Robert dont l’une des jambes était cerclée d’une étrange attelle qui partait de sa cheville et lui montait au genou. Elle était constituée de deux tiges d’acier fixées à ses chaussures et maintenues à l’aide de lanières de cuir.

— Vous m’avez parlé d’un homme que vous avez vu passer devant cette maison, la nuit où un terrible meurtre a été commis dans la rue un peu plus bas. Vous étiez à la fenêtre et vous attendiez les employés de la Compagnie de distribution d’énergie.

— Ils ne sont jamais venus.

— Je sais. Vous m’avez dit que cet homme-là boitait et qu’il portait quelque chose autour d’une de ses jambes. Vous m’avez décrit cela comme une antenne d’où il sortait des ondes massives.

— Ah ça, vous l’avez dit, des ondes massives ! s’exclama Petrina avec un sourire qui dévoila ses petites dents jaunies.

— Est-ce que cela ressemblait à ça ? demanda Elinborg en lui tendant l’ouvrage.

Petrina posa sa cigarette à demi consumée pour prendre le livre et le regarder avec attention.

— De quelle sorte de livre s’agit-il ? demanda-t-elle au terme d’un examen long et difficile.

— C’est un roman d’aventures que ma fille lit en ce moment, répondit Elinborg qui parvenait à peine à respirer à cause de la fumée. Voilà pourquoi je ne peux pas vous le donner, malheureusement. Est-ce que cela ressemble à l’antenne que vous avez aperçue autour de la jambe de cet homme ?

Petrina s’accorda un long moment de réflexion.

— Eh bien, il ne s’agit pas exactement de la même chose, déclara-t-elle enfin. L’homme que j’ai vu avait une sorte de tige à cet endroit et cette tige lui montait au genou.

— Vous l’avez vue clairement ?

— Oui.

— Donc il n’y avait pas d’antenne ? interrogea Elinborg.

— Si, cela ressemblait bien à une antenne. Ce livre, il est ancien ?

— Est-ce qu’il avait la jambe plâtrée ?

— Plâtrée, non, non. Qui est allé vous raconter une chose pareille ?

— Avez-vous eu l’impression que c’était peut-être un pied bot ?

— Un pied bot ? N’importe quoi !

— Ou peut-être qu’il avait eu un accident récemment et qu’on lui avait mis cela autour de la jambe ?

— Ce pied-là était beaucoup plus gros, répondit Petrina. Sans doute pour mieux capter les émissions. Je les ai entendues.

— Vous avez entendu des émissions ?

— Oui, confirma Petrina sans hésitation avant d’aspirer une bouffée de sa cigarette.

— Vous ne m’avez pas dit ça la première fois que je suis passée vous voir.

— Eh bien, vous ne me l’avez pas demandé !

— Qu’avez-vous entendu ?

— Ce ne sont pas vos affaires. Vous me prenez pour une toquée.

— Je ne crois rien. Je n’ai pas dit ça. Je ne vous trouve pas toquée du tout, assura Elinborg en s’efforçant de ne pas laisser le ton de sa voix trahir qu’elle était convaincue du contraire.

— Vous n’avez pas appelé la Compagnie de distribution d’énergie. Vous m’aviez promis de le faire. Vous pensez que je suis vieille, que je suis une vieille bonne femme givrée qui radote Dieu sait quoi à propos d’ondes électromagnétiques.

— Je vous ai toujours parlé avec le plus grand respect. Il ne me viendrait pas à l’esprit qu’il en aille autrement. Il y a des tas de gens qui s’inquiètent à cause des ondes électromagnétiques, des micro-ondes, de celles émises par les téléphones portables, j’en passe et des meilleures.

— Les portables vous cuisent le cerveau, ils le font bouillir comme des œufs de poule jusqu’à le rendre tout dur et inutilisable, confirma Petrina en frappant son poing fermé sur sa tête. Ils vous chuchotent n’importe quoi à l’oreille, vous susurrent toutes sortes de diableries.

— Oh oui, ce sont eux qui sont les pires, ajouta bien vite Elinborg.

Elle se permit d’attraper la main de Petrina afin qu’elle cesse de se frapper ainsi la tête.

— Enfin, je n’ai pas bien entendu puisque cet homme était pressé même s’il n’allait pas aussi vite qu’il l’aurait voulu. Mais il est quand même passé là en boitillant sur son antenne, rapide comme l’éclair. On aurait dit que…

— Oui ?

— Qu’il courait pour sauver sa peau, le pauvre.

— Et qu’avez-vous entendu ?

— Ce que j’ai entendu ? Je n’ai pas entendu ce qu’il disait.

— Vous venez de me dire que vous avez entendu une émission qu’il captait ?

— C’est bien possible, mais je n’ai pas entendu ce qu’il racontait au téléphone. Ce n’étaient que des grésillements. Les ondes, comprenez-vous. Je n’ai pas entendu ce qu’il disait. Il était tellement pressé. Il courait comme un lapin, je n’ai rien entendu.

Elinborg dévisageait la femme et s’efforçait de décrypter ses propos.

— Quoi ?! s’agaça Petrina une fois qu’Elinborg l’eut longuement regardée sans dire un mot. Vous ne me croyez pas ? Je vous dis que je n’ai rien entendu de ce qu’il disait.

— Il avait un téléphone portable ?

— Oui.

— Et il discutait ?

— Oui.

— Savez-vous quelle heure il était ?

— C’était la nuit.

— Pourriez-vous être un peu plus précise ?

— Et pourquoi donc ?

— Il avait l’air bouleversé et parlait au téléphone ? demanda Elinborg, s’efforçant de choisir ses mots avec soin.

— Oui, c’était visible. Cet homme était extrêmement pressé, c’était manifeste. Mais il n’avançait sans doute pas aussi vite qu’il l’aurait voulu à cause de sa jambe.

— Savez-vous précisément à quel endroit le meurtre a été commis ? Savez-vous à quel numéro ?

— Évidemment, cela s’est passé au 18. C’est dans les journaux.

— L’homme en question marchait-il dans cette direction ?

— Oui. Oui, parfaitement. Avec sa jambe et son téléphone portable.

— L’avez-vous vu descendre d’une voiture ? L’avez-vous vu revenir par le même chemin ? L’avez-vous revu ?

— Non, non et non. Et ce livre que lit votre fille, il est intéressant ?

Elinborg n’entendit pas la question. Elle pensait aux divers itinéraires permettant de repartir depuis le numéro 18 et se rappela soudain le sentier qui menait jusqu’au jardin d’à-côté puis, de là, jusqu’à la rue en contrebas de l’appartement de Petrina.

— Avez-vous une idée de l’âge que cet homme aurait pu avoir ? demanda-t-elle.

— Non, je n’en sais rien. Je ne le connaissais pas. Vous pensez peut-être que je le connaissais ? Eh bien, non, je ne le connais pas et je ne sais pas non plus quel âge il a.

— Vous m’avez dit qu’il portait un bonnet sur la tête.

— Alors, il est intéressant ? répéta Petrina sans répondre à la question d’Elinborg, mais en lui tendant le livre.

Elle en avait apparemment assez de toutes ces bêtises à propos de l’homme qu’elle avait aperçu alors qu’elle attendait à sa fenêtre l’arrivée des employés de la Compagnie de distribution d’énergie. Elle voulait parler d’autre chose, s’occuper d’autre chose.

— Oui, passionnant, répondit Elinborg.

— Vous ne voulez pas m’en lire un petit passage ? demanda Petrina en la suppliant du regard.

— Vous en lire… ?

— Vous auriez le courage ? Juste quelques pages. Rien qu’un petit passage.

Elinborg hésita. Elle avait été confrontée à bien des expériences au cours de ses années de service dans la police, mais jamais on ne lui avait adressé plus humble prière.

— Je vais vous lire quelques pages, consentit-elle. Cela va de soi.

— Merci beaucoup, ma petite.

Elinborg ouvrit le livre au premier chapitre. Elle se mit à lire le roman retraçant les aventures des enfants ainsi que leurs démêlés avec Robert l’infirme qui marchait avec une attelle, cachait un terrible secret et voulait tous les exterminer. Au bout d’à peine dix minutes, Petrina s’était assoupie dans son fauteuil, apparemment paisible et libérée de toute inquiétude quant aux ondes ou à l’uranium.


Dès qu’Elinborg eut prit place dans son véhicule, elle téléphona à la Compagnie de distribution d’énergie et fut mise en relation avec une spécialiste des installations électriques et des champs électromagnétiques que celles-ci pouvaient générer. Il n’était pas rare que cette femme reçoive des coups de fil de la part d’usagers craignant que leur maison ou leur appartement soit en proie à ces phénomènes. Elle connaissait très bien Petrina et s’était penchée sur son problème. Elle répondit à Elinborg qu’elle était plusieurs fois passée chez elle et qu’elle lui avait conseillé de refaire l’installation. La spécialiste reconnut toutefois que les mesures qu’elle avait effectuées n’avaient révélé qu’une faible quantité de ces ondes chez Petrina qu’elle décrivit comme atteinte d’un sympathique grain de folie. Les services sociaux informèrent Elinborg que Petrina était l’une des nombreuses célibataires sur lesquelles ils gardaient un œil attentif et qu’une assistante sociale lui rendait régulièrement visite : c’était en effet une originale, mais elle avait sa tête et se débrouillait seule pour la plupart des choses ayant trait au quotidien.

Elinborg s’apprêtait à passer un troisième appel à son domicile quand son portable se mit à sonner au creux de sa main. C’était Sigurdur Oli.

— Ce détraqué d’Edvard me plaît de moins en moins, annonça-t-il. Aurais-tu le temps de passer en vitesse au commissariat ?

— Qu’est-ce qu’il se passe ?

— À tout de suite.

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