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Les recherches entreprises pour retrouver le boiteux que Petrina avait vu se presser en direction du numéro 18 d’une des rues du quartier de Thingholt n’avaient donné aucun résultat ; du reste, le témoin n’était pas des plus fiables et la description qu’il avait fournie était assez vague. Elinborg eut l’idée de contacter un médecin orthopédiste pour lui soumettre la description de l’homme en question. Ce qu’il portait autour de la jambe pouvait n’être que la conséquence d’un banal accident, mais il était également possible qu’il s’agisse d’autre chose.

Le médecin, une femme prénommée Hildigunnur, reçut Elinborg à son cabinet. Âgée d’une quarantaine d’années, cette blonde musclée ressemblait à une publicité ambulante pour la promotion d’une bonne hygiène de vie. Elle avait montré un certain intérêt pour la requête d’Elinborg qui la lui avait brièvement exposée au téléphone.

— Quel type d’équipement orthopédique recherchez-vous précisément ? interrogea Hildigunnur dès qu’elles se furent assises.

— Nous ne le savons pas exactement, répondit Elinborg. La description que nous en avons est sujette à caution et la déposition assez peu fiable, pour ne rien vous cacher. Hélas.

— Le témoin a bien aperçu des tiges d’acier, n’est-ce pas ?

— En réalité, cette femme affirme avoir vu une antenne, mais je suppose qu’il s’agit plutôt d’une sorte d’attelle, probablement en fer et destinée à maintenir la jambe. L’homme portait un pantalon de jogging dont le bas était ouvert ou peut-être simplement relevé jusqu’au genou.

— Portait-il aussi des chaussures orthopédiques ? La manière dont il boitait le suggérait-elle ?

— C’est possible, mais nous n’avons aucune certitude.

— Si cet individu est atteint d’une infirmité, la première chose qui me vient à l’esprit est le pied bot. Des équipements précis lui sont associés. Ensuite, la seconde possibilité est une maladie dégénérative, voire une atrophie musculaire ou peut-être a-t-il subi une opération, dans ce cas, probablement une arthrodèse.

Elinborg buta sur le dernier mot.

— Vous parlez peut-être d’attelles munies d’un système de blocage pour permettre la marche ? Elinborg haussa les sourcils. Cela me plaît bien, poursuivit-elle.

— Il peut également s’agir d’une simple fracture, nota Hildigunnur avec un sourire.

— Nous avons vérifié ce détail, assura Elinborg et nous avons fini par écarter cette hypothèse.

La police avait en effet épluché les rapports pour fractures des membres inférieurs en remontant à quelques semaines dans le temps, mais sa peine avait été maigrement récompensée.

— Bon, pour continuer à conjecturer sur tout cela, il se trouve que les déformations des membres inférieurs dues à des maladies ne sont pas un phénomène inconnu en Islande. Seule l’une des deux jambes était équipée, n’est-ce pas ?

— Oui, d’après nos informations.

— Connaissez-vous l’âge de cet homme ?

— Pas avec précision, désolée.

— La dernière épidémie de poliomyélite remonte à 1955. On a commencé à vacciner en 56, ce qui l’a éradiquée.

— Cet homme aurait donc plus de cinquante ans si son infirmité est liée à ce genre de pathologie ?

— En effet, mais on peut également penser à ce qu’on a baptisé du nom de maladie d’Akureyri.

— Maladie d’Akureyri, dites-vous ?

— C’était une infection qui présentait un certain nombre de symptômes communs avec la poliomyélite dont on la considérait proche. Le premier cas a été signalé en 1948 dans les environs d’Akureyri. Si je me souviens bien, sept pour cent de la population de la ville l’a contractée et elle a beaucoup touché le lycée local, notamment l’internat. Mais je ne crois pas qu’elle ait causé d’infirmités durables. Enfin, je peux me tromper.

— Existe-t-il des dossiers où se trouveraient les noms de ceux qui ont contracté la polio ?

— Sans doute, ils doivent exister quelque part. De nombreux patients ont été envoyés à Farsott ou Farsottarhus Reykjavikur, la clinique des maladies contagieuses de Reykjavik. Vous pourriez vous renseigner auprès du ministère de la Santé. Peut-être les ont-ils conservés.


Elinborg ne rentra pas chez elle pour le repas du soir. Elle appela Teddi pour le prévenir qu’elle était occupée et ne savait pas à quel moment elle en aurait terminé. Habitué à ce genre de coups de fil, Teddi lui avait répondu de faire attention à elle. Ils avaient discuté un bref moment. Elinborg lui avait demandé de veiller à ce que Theodora prépare son nécessaire à tricot pour les cours du lendemain : d’ici là, elle devait avoir tricoté quinze rangs. Theodora faisait preuve d’une exceptionnelle paresse pour toutes les activités manuelles, que ce soit la menuiserie ou les travaux d’aiguille. C’était Elinborg qui avait tricoté la majeure partie du bonnet qu’aurait dû faire sa fille.

Elle termina sa conversation, remit le portable dans sa poche et appuya sur la sonnette. Elle retentit à l’intérieur de l’appartement. Un certain temps s’écoula sans que rien ne se produise. Elle sonna à nouveau et entendit du bruit derrière la porte qui s’ouvrit finalement, laissant apparaître une femme aux cheveux ébouriffés, vêtue d’un peignoir blanc. Elle la salua.

— Est-ce que Valur est ici ? demanda-t-elle.

— Qui êtes-vous ?

— Je suis de la police, je m’appelle Elinborg et je l’ai interrogé il y a peu.

La femme la regarda un long moment puis appela Valur en disant que quelqu’un demandait à lui parler.

— Est-ce que son domicile lui sert aussi de boutique ? demanda Elinborg sans ambages.

La femme la dévisagea comme si elle ne comprenait pas la question.

— Encore vous ? s’étonna Valur.

— Pourriez-vous m’accompagner pour une petite promenade en voiture ?

— Qui est-ce ? demanda la femme en peignoir.

— Ce n’est rien, rentre, je m’en occupe, répondit Valur.

— Ouais, c’est ça, tu t’occupes de tout ! lui lança sa compagne d’un ton méprisant en retournant à l’intérieur de l’appartement où on entendait les pleurs d’un enfant.

— Vous ne pourriez pas me laisser tranquille ? Vous êtes seule ? Où est le crétin qui vous accompagnait l’autre jour ? s’agaça Valur.

— Nous n’en avons pas pour longtemps, poursuivit Elinborg qui espérait ne pas avoir réveillé la petite avec la sonnette. Un petit tour en voiture et voilà, ce sera terminé, ajouta-t-elle.

— Où ça ? Qu’est-ce que c’est que ces conneries de balade en bagnole ?

— Vous verrez bien. Cela peut vous rapporter quelques points auprès de la police. Et je suppose que les gens comme vous en ont bien besoin.

— Je ne bosse pas pour vous, précisa Valur.

— Ah bon ? On m’a justement raconté le contraire. On m’a affirmé que vous étiez très coopératif même si vous receviez les gens bien mal. Mon ami de la brigade des stups m’a confié que vous lui aviez chuchoté ceci-cela à propos de vos petits camarades. Il m’a assuré qu’il me suffirait de citer ce détail pour qu’ensuite, vous soyez doux comme un agneau. Je peux aussi aller le chercher pour qu’on s’offre cette promenade tous les trois, mais je ne veux le déranger qu’en cas d’absolue nécessité. C’est un bon père de famille tout comme vous.

Valur s’accorda un instant de réflexion.

— Que me voulez-vous exactement ? demanda-t-il.

Elinborg descendit l’attendre dans la voiture et quand il arriva finalement, elle partit avec lui jusqu’à la petite maison en retrait de la rue Vesturgata où vivait Edvard. En route, elle expliqua à Valur en quoi consistait sa mission, qui était d’une simplicité enfantine : il lui suffisait de dire la vérité. Elle voulait éviter de convoquer Edvard au commissariat et de demander à Valur d’identifier l’homme qui lui avait acheté du Rohypnol sous le nom de Runolfur. Elle désirait ne pas trop troubler son calme et ne pas le rendre nerveux. En tout cas pour l’instant. En revanche, elle avait besoin qu’on lui confirme qu’il était bien l’homme qui avait traité avec Valur. Elle avait eu une deuxième conversation avec son collègue des Stupéfiants qui avait fini par reconnaître sous une certaine pression que la brigade et Valur avaient parfois des intérêts communs. Les deux parties souhaitaient voir diminuer le nombre de dealers présents dans les rues de la ville, même si leurs raisons différaient considérablement. Le collègue d’Elinborg avait toutefois catégoriquement nié le fait que Valur puisse travailler en toute tranquillité sous l’aile protectrice de la brigade. La chose était absolument exclue.

— Vous savez quand même bien qu’il vend du Rohypnol, avait accusé Elinborg.

— Cela constitue pour nous un nouvel élément, avait-il répondu.

— Arrête ton char ! Vous connaissez tout de cet homme.

— Il ne vend plus rien, nous en sommes sûrs. En revanche, il entretient encore de nombreux liens avec le milieu de la drogue. Il nous faut ménager la chèvre et le chou. Il n’y a pas de méthode miracle. Tu devrais le savoir aussi bien que moi.

Elle gara le véhicule à proximité du domicile d’Edvard et éteignit le moteur. Valur était assis à l’avant, à côté d’elle.

— Êtes-vous déjà venu ici ? demanda-t-elle.

— Non. On ne pourrait pas régler ça en vitesse ?

— L’homme qui s’est présenté à vous sous le prénom de Runolfur habite ici. Vous devrez me confirmer que nous parlons bien de la même personne. Je vais le faire sortir à sa porte. Il devrait vous être facile de l’identifier.

— Et ensuite, on se tire, ok ?

Elle se dirigea jusqu’à la maison et frappa. La lueur de la télévision filtrait à travers les rideaux peu épais qu’Elinborg avait remarqués lors de sa première visite avec Sigurdur Oli. Ils avaient autrefois été blancs, mais étaient maintenant noircis de crasse. Elle frappa une nouvelle fois, plus fort, et attendit patiemment. Le tacot d’Edvard était toujours garé sur le côté.

Il apparut dans l’embrasure de la porte qui s’ouvrit enfin.

— Bonsoir, annonça Elinborg, veuillez m’excuser de vous déranger, mais je ne sais pas où j’ai la tête. Est-il possible que j’aie oublié mon sac à main quand je suis passée hier, c’est un sac en cuir marron, cela vous dit quelque chose ?

— Votre sac à main ? s’étonna Edvard.

— Soit je l’ai perdu, soit on me l’a volé, je n’y comprends rien. Votre domicile est le dernier endroit qui me reste à vérifier, mon dernier espoir. Vous ne l’auriez pas vu ?

— Non, désolé, il n’est pas ici, répondit Edvard.

— Vous êtes bien sûr ?

— Votre sac à main n’est pas chez moi.

— Seriez-vous… pourriez-vous aller vérifier ? Je vous attends.

Edvard la dévisagea longuement.

— C’est inutile. Je vous dis qu’il n’est pas chez moi. Il y avait autre chose ?

— Non, répondit Elinborg d’un ton triste. Excusez-moi du dérangement. Ce n’est pas qu’il contenait beaucoup d’argent, mais il va falloir que je fasse refaire toutes mes cartes et mes papiers, permis de conduire et…

— Oui… je suis désolé, répondit Edvard.

— Merci quand même.

— Au revoir.

Valur l’attendait dans la voiture.

— Vous croyez qu’il vous a vu ? demanda Elinborg quand elle s’installa au volant pour repartir.

— Non, il ne m’a pas vu.

— C’était lui ?

— Oui, c’est bien le même homme.

— Celui qui vous a acheté du Rohypnol en se présentant comme Runolfur ?

— Exact.

— Vous dites qu’il n’est venu vous voir qu’une seule fois, il y a six mois. Vous nous avez affirmé ne pas le connaître et ne jamais l’avoir rencontré avant cela. Vous avez également déclaré qu’il vous a raconté que c’était son cousin qui l’envoyait. Tout cela est-il bien vrai ?

— C’est la vérité.

— Il est de la plus haute importance que votre témoignage soit fiable dans le cadre de cette enquête.

— Lâchez-moi la grappe. Je n’ai rien d’autre à dire là-dessus. Et je me fiche de votre enquête. Je me tape complètement de ce qui est important à vos yeux ou non. Contentez-vous de me ramener chez moi.

Ils gardèrent le silence jusqu’à destination. Valur descendit du véhicule sans un mot et claqua la portière derrière lui. Elinborg prit le chemin qui la ramenait chez elle, l’esprit tout empli de sombres pensées. Une chanson de variétés étrangère qui avait longtemps figuré parmi ses préférées passait à la radio. … Je murmure ton nom, mais tu ne me réponds pas… Elle pensait à Edvard et à cette lycéenne d’Akranes en se demandant s’il était possible que cet homme sache quelque chose de la disparition qui remontait maintenant à six ans. Elle avait vérifié un point plus tôt dans la journée : Edvard n’avait jamais enfreint la loi. Les relations qu’il entretenait avec Runolfur étaient peut-être la clef de ce qui s’était produit dans l’appartement de Thingholt, même s’il fallait se garder de déduire trop de choses du fait qu’il avait acheté le Rohypnol sous le nom de son ami six mois plus tôt. Il était probable qu’Edvard avait approvisionné Runolfur en drogues sur ordonnances. Quand cela avait-il commencé ? Dans quel but ? Edvard les utilisait-il lui-même ? Qui était l’homme que Petrina avait vu se presser en direction du numéro 18 de cette rue du quartier de Thingholt ? Elinborg croyait ce que lui avait dit cette femme, même si certains détails étaient sujets à caution. Pourquoi l’homme était-il tellement pressé ? Avait-il vu quelque chose ? Avait-il un rapport avec la femme-tandoori, dont la police était pratiquement certaine qu’elle s’était à un moment ou à un autre trouvée dans l’appartement de Runolfur ? N’était-il qu’un simple témoin ou un peu plus que cela ? Était-ce lui qui s’en était pris à Runolfur ?

Elle gara le véhicule devant sa maison et resta longuement immobile à l’intérieur tandis qu’elle réfléchissait à toutes ces questions auxquelles elle ne trouvait aucune réponse. Elle éprouvait une certaine mauvaise conscience d’avoir délaissé sa famille ces jours-ci. Non seulement elle n’était jamais à la maison, mais le peu de temps qu’elle passait avec les siens, son esprit était tout entier concentré sur l’enquête. C’était insupportable, mais elle n’y pouvait rien. C’est comme ça avec les affaires complexes. Elles ne vous laissaient aucun répit. Plus les années passaient, plus elle appréciait la tranquillité d’esprit que lui procurait cette vie de famille qu’elle avait réussi à créer avec Teddi. Elle aurait voulu s’asseoir à côté de Theodora pour l’aider à tricoter ses rangs. Elle aurait voulu pouvoir mieux connaître Valthor et tenter de comprendre les changements qui s’opéraient en lui et le transformeraient bientôt en un jeune homme qui ne tarderait plus à quitter le foyer de ses parents. Probablement disparaîtrait-il plus ou moins de son existence en dehors de quelques coups de fil où ni lui ni elle n’auraient grand-chose à se dire. Quelques visites espacées aussi. Peut-être l’avait-elle négligé à une époque importante de son développement parce que, finalement, elle avait donné la priorité à son travail, qu’elle s’y était intéressée du matin au soir, peut-être beaucoup plus, beaucoup mieux qu’à sa famille. Elle savait qu’il n’y avait pas de retour possible, mais qu’elle pouvait encore tenter d’arranger les choses. Peut-être était-il déjà trop tard. Peut-être n’aurait-elle bientôt plus de nouvelles de lui que par le biais de son blog ? Elle ne savait plus comment s’y prendre.

Elle avait jeté un œil rapide au blog de son fils plus tôt dans la journée. Il y racontait un match de foot qu’il avait regardé à la télé. Il y parlait d’une émission politique où il était question de protection de l’environnement et prenait franchement parti pour l’homme qui représentait le capital, s’était dit Elinborg. Il parlait d’un enseignant qu’il n’aimait pas beaucoup et pour finir, de sa mère qui ne pouvait jamais le laisser tranquille pas plus qu’elle n’avait fichu la paix à son frère aîné, lequel avait maintenant fui le pays pour aller vivre chez son vrai père, en Suède. Je l’envie terriblement, avait écrit Valthor. J’envisage de me louer un appart, avait-il continué. Je n’en peux plus de tout ça.

Tout ça quoi ? s’était offusquée Elinborg. Il y a des semaines et des semaines que nous ne nous sommes pas adressé la parole.

Elle avait cliqué sur le lien indiquant Commentaires (1) et elle avait lu ces quatre mots :

Les mères sont nulles.

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