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La théorie d’une tierce personne n’était pas nouvelle pour la police. Elinborg avait à deux reprises interrogé Edvard sur son emploi du temps dans la soirée du meurtre de Runolfur et reçu de sa part la même réponse : il était resté chez lui à regarder la télévision. Personne n’était à même de corroborer ses propos. Il n’était pas exclu qu’il mente, mais la police ne lui connaissait aucune raison d’assassiner son ami. Quant à Elinborg, elle ne pouvait pas se l’imaginer se livrant à ce genre de prouesse étant donné la manière dont il lui apparaissait. L’idée de son implication dans la disparition de Lilja ne tenait également qu’à un fil. C’était une pure conjecture d’affirmer qu’il avait peut-être déposé la jeune fille en ville et, quand bien même cela eût été le cas, cela ne prouvait rien. Il pouvait parfaitement dire l’avoir laissée quelque part et elle aurait pu disparaître ensuite.

Pourtant, Elinborg ne parvenait pas à se détacher de lui. La journée fut consacrée aux interrogatoires du père et de la fille, dont le récit ne dévia pas à un seul moment de leurs précédentes déclarations. Nina était de plus en plus persuadée d’avoir tué Runolfur, elle allait même jusqu’à le désirer. Konrad s’entêtait dans la direction opposée : il considérait sa fille incapable d’avoir fait une telle chose et niait catégoriquement s’en être personnellement pris à Runolfur. Il était désormais trop tard pour faire subir à Nina un examen médical prouvant qu’elle aurait ingéré du Rohypnol, produit qui l’aurait rendue incapable d’agresser cet homme. Peut-être avait-elle été entièrement consciente du début à la fin de la soirée. Se posait ensuite la question de Runolfur lui-même : ce dernier n’avait sans doute pas avalé ce produit de son plein gré. Quelqu’un l’y avait évidemment forcé, quelqu’un qui voulait qu’il ressente l’effet du traitement qu’il infligeait à ses victimes. Était-il possible que ce soit Nina qui l’ait forcé à le faire ? Une foule de questions demeuraient sans réponse. Dans l’esprit d’Elinborg, Konrad et Nina étaient les assassins les plus probables de Runolfur. Nina n’avait pas avoué l’acte à mots nus, mais Elinborg pensait que son passage aux aveux ne tarderait plus et qu’elle ou son père lui indiqueraient bientôt l’endroit où se trouvait l’arme. Elle ne s’en réjouissait nullement. Runolfur avait entraîné ces braves gens avec lui dans la fange.

À la fin de l’après-midi, elle avait une nouvelle fois garé son véhicule à distance respectable du domicile d’Edvard pour observer chaque mouvement autour de la maison. Sa voiture était toujours stationnée au même endroit. Elinborg était allée visiter le site Internet de l’école où il enseignait et avait consulté son emploi du temps. Il terminait en général ses journées vers trois heures de l’après-midi. Elle ignorait ce que cela lui apporterait d’espionner ainsi cet homme. Probablement éprouvait-elle tant de compassion à l’égard de Konrad et de sa fille qu’elle s’acharnait un peu trop à trouver une autre solution à cette enquête.

Elle apercevait les chantiers navals depuis l’endroit où elle était garée. Ce lieu où on réparait les bateaux céderait bientôt la place à des immeubles d’habitation avec vue sur le port. Les vestiges de l’Histoire s’évanouiraient comme la rosée au soleil. Elle pensa à Erlendur qui aurait souhaité conserver tout ce qui rappelait le passé. Elle n’était pas toujours d’accord avec lui. Il fallait laisser une place à l’évolution. Erlendur avait été très agacé au moment où on avait déplacé la maison Gröndal de la rue Vesturgata, là où Elinborg était garée en ce moment, pour l’emmener au musée de l’habitat d’Arbaer. Il avait passé son temps à demander pourquoi on ne pouvait pas laisser cette maison là où elle était, dans le Reykjavik du temps passé où elle avait sa place, son histoire et sa raison d’être. Il affirmait que c’était une construction remarquable, qui tirait son nom de Benedikt Gröndal, l’auteur du XIXe qui y avait écrit l’une de ses œuvres préférées : Daegradvöl, Passe-temps. La maison Gröndal était l’un des rares bâtiments du XIXe qu’avait conservé la ville. Et il faudrait l’arracher jusqu’à la racine ? s’était irrité Erlendur, pour la balancer sur des tas d’immondices là-haut, à Arbaer !

Elinborg était assise là depuis bien plus d’une heure quand elle distingua enfin du mouvement chez Edvard. La porte s’ouvrit, il sortit et s’avança vers sa voiture. Elle le prit en filature. Il fit une première halte dans un magasin discount puis se rendit à une laverie. Ensuite, il s’arrêta à une boutique de location de vidéos en faillite. Les mots Liquidation totale étaient écrits dans la vitrine. Cessation d’activité. Edvard s’attarda longuement à l’intérieur et ressortit les bras chargés de films qu’il déposa dans le coffre de son véhicule. Il discuta un bon moment sur le parking avec l’un des employés avant de prendre congé de lui. Il passa ensuite dans une compagnie de téléphonie, celle où avait travaillé Runolfur. Elinborg vit par la vitrine qu’il s’intéressait aux nouveaux téléphones portables. Un conseiller vint lui proposer son assistance. Ils discutèrent longuement puis Edvard choisit un appareil et l’acheta. Il reprit la direction du quartier ouest de la ville, mais s’arrêta en chemin dans un restaurant à hamburgers pour manger. Il consacra à cette activité un certain temps. Elinborg était sur le point de laisser tomber sa filature. Elle ignorait ce qu’elle cherchait et pensa brusquement que, sans doute, elle suivait un homme parfaitement innocent.

Elle appela chez elle. Ce fut Theodora qui décrocha. Elles discutèrent un bref moment. Deux camarades de sa fille l’avaient raccompagnée après l’école et Theodora avait autre chose à faire que de distraire sa mère de son ennui. Teddi n’était pas encore rentré et la petite ne savait pas où ses frères se trouvaient.

Edvard sortit du restaurant et se remit au volant de sa voiture. Elinborg dit au revoir à Theodora et recommença à le suivre. Il était sur le chemin du retour, il remonta la rue Tryggvagata vers l’ouest puis s’engagea sur Myrargata, ralentit en passant à côté des chantiers navals et s’arrêta, en se garant à cheval sur le trottoir. Il semblait regarder la cale sèche et la montagne Esja, de l’autre côté de la baie. Elinborg était coincée. Elle ne pouvait pas arrêter son véhicule à cet endroit, juste derrière celui d’Edvard, et le dépassa pour aller sur le parking de Hédinshus. Elle attendit là qu’Edvard se remette en route. Il rentra chez lui.

Elle s’immobilisa au même endroit qu’avant et éteignit le moteur. Edvard emporta sa lessive et ses produits alimentaires jusqu’à chez lui et referma sa porte. C’était le soir. Elinborg éprouvait de la mauvaise conscience envers sa famille qui, ces temps-ci, se nourrissait principalement de plats rapportés par Teddi. Elle se dit qu’elle devait passer plus de temps à la maison, être plus disponible pour Theodora et pour ses fils, ainsi que pour Teddi qui avait tendance à rester collé devant la télévision. Il affirmait regarder principalement des documentaires scientifiques ou animaliers, mais c’était un mensonge éhonté. Elle l’avait souvent pris la main dans le sac alors qu’il avalait les pires programmes américains de divertissement ou de téléréalité qui ne s’intéressaient qu’aux mariages, aux mannequins ou à des individus naufragés sur quelque île déserte. Voilà les nouveaux documentaires animaliers de Teddi.

Elle vit l’un des voisins d’Edvard sortir et ouvrir la porte de son garage où se trouvait une vieille voiture que l’homme commença à bichonner. Elle ne reconnaissait pas la marque, mais c’était un de ces anciens tanks qu’on fabriquait dans les années 60. Bleu clair avec des pare-chocs chromés dont dépassaient des ailerons qui lui conféraient une certaine allure. Teddi les appelait tombereaux ou tonneaux : il les adorait. Surtout les Cadillac. Il répétait que c’étaient les meilleures voitures jamais produites.

Elinborg ignorait si celle-là était une Cadillac, mais elle savait comment engager la conversation avec cet homme. Elle descendit de son véhicule et se dirigea vers lui.

— Bonsoir, lança-t-elle depuis la porte.

Le propriétaire leva les yeux de ses occupations et répondit à son salut. Il devait avoir dans les cinquante ans et son visage rondouillard respirait la bonhomie.

— Elle est à vous ? s’enquit Elinborg.

— Eh oui, répondit l’homme, c’est la mienne.

— C’est une Cadillac, n’est-ce pas ?

— Non, une Chrysler New Yorker, modèle 59. On me l’a expédiée d’Amérique il y a quelques années.

— Ah, c’est une Chrysler ? Elle est en bon état ?

— Oui, elle est très bien, répondit l’homme. Elle me demande très peu d’entretien, je dois juste la lustrer de temps à autre. Vous vous intéressez aux voitures de collection ? C’est assez rare de rencontrer des femmes qui se passionnent pour ça.

— Non, je n’irai pas jusque-là. C’est plutôt mon compagnon qui se passionne pour ces chars. Il est mécanicien et il avait autrefois une de ces vieilles bagnoles. Il a fini par la vendre. Je me dis qu’il aurait été tout heureux de voir celle-là.

— Ma chère, vous n’avez qu’à me l’envoyer, suggéra l’homme. Je lui ferai faire un petit tour en ville.

— Il y a longtemps que vous habitez ici ? demanda Elinborg.

— Depuis que nous sommes mariés, cela doit faire vingt-cinq ans. J’avais envie d’être à côté de la mer. Nous allons souvent nous promener vers les chantiers navals et jusqu’à l’île d’Örfirisey.

— Ils vont maintenant faire disparaître tout ça pour construire à côté du port. Qu’en pensent les habitants du quartier ?

— Je n’en suis pas satisfait, répondit l’homme. Je ne saurais me prononcer sur ce qu’en pensent les autres. Je trouve qu’on ne devrait pas comme ça passer notre temps à évacuer l’Histoire et les métiers qui ont fait cette ville à coups de pelleteuse. Voyez ce qu’on a fait de la rue Skulagata. Qui se souvient encore de Völundur, de Kveldulfur ou des Abattoirs de Slaturfélag ? Et voilà maintenant qu’ils vont aussi effacer les chantiers navals.

— J’imagine bien que les riverains ne sautent pas de joie.

— Non, je suppose.

— Vous connaissez bien vos voisins ?

— Plutôt, oui.

— Je passais par ici et j’ai eu l’impression de reconnaître l’homme qui vit dans la maison jaune avec l’aulne dont les branches penchent par-dessus le toit. Vous souvenez-vous de son nom ?

— Vous voulez parler d’Edvard ? demanda l’homme.

— Oui, Edvard, c’est bien ça, confirma Elinborg comme si elle venait d’obtenir la réponse à une énigme qu’elle s’était employée à résoudre depuis un certain temps. C’est bien lui. Nous avons travaillé ensemble à une époque, précisa-t-elle.

— Ah.

— Il est toujours dans l’enseignement, ou… ?

— Oui, il est professeur dans un lycée, je ne me rappelle plus lequel.

— Nous avons été collègues au lycée de Hamrahlid, dit Elinborg, désolée de devoir mentir ainsi à ce brave homme.

Elle préférait ne pas dévoiler qu’elle était dans la police et risquer de jeter ainsi tel ou tel soupçon sur la personne d’Edvard. La nouvelle ne tarderait pas à se répandre dans le quartier et lui reviendrait bientôt aux oreilles.

— Ah, je vois. Je ne le croise que peu. Il aime bien sa solitude et il est plutôt discret.

— Cela ne m’étonne pas. Il est un peu secret. Il vit ici depuis longtemps ?

— Je dirais qu’il a emménagé dans cette maison il doit y avoir environ dix ans. Il était encore étudiant.

— Et il a eu les moyens d’acheter alors qu’il n’avait pas terminé ses études ?

— Cela, je n’en sais rien, répondit l’homme. Je crois me souvenir qu’il a loué une chambre à quelqu’un pendant un certain temps, cela a dû l’aider à économiser.

— En effet, il m’en a parlé à l’époque, mentit Elinborg. Je me souviens qu’il a aussi enseigné à Akranes.

— Tout à fait.

— Il y allait tous les matins et revenait tous les soirs ?

— Exact. Il avait déjà cette voiture. Aujourd’hui, c’est un vrai tacot. Mais comme je viens de vous le dire, je ne connais pas très bien Edvard même si nous sommes voisins. Disons que nous nous connaissons vaguement. Je ne peux pas vous dire grand-chose de lui.

— Il est toujours célibataire ? interrogea Elinborg afin de s’approcher lentement du vif du sujet.

— Oui, on ne voit pas de femme. En tout cas, je n’ai rien remarqué.

— Il ne sortait pas beaucoup à l’époque où nous travaillions ensemble.

— Et ça n’a pas changé. Je ne remarque jamais le moindre passage là-bas, même en fin de semaine, précisa l’homme avec un sourire. Ni les autres jours, d’ailleurs. Il est très solitaire.

— Eh bien, bon courage avec votre Chrysler, conclut Elinborg, c’est vraiment une belle voiture.

— Oh que oui, convint l’homme. Ça, c’est de la bagnole.


Le portable d’Elinborg sonna au moment où elle arrivait devant chez elle. Elle éteignit le moteur et consulta l’écran. Le numéro du correspondant lui était inconnu et elle n’avait pas envie de répondre. Sa journée avait été longue. Elle souhaitait s’accorder quelques moments de tranquillité avant que le jour ne touche à sa fin. Elle regarda le numéro et s’efforça de se souvenir. Ses enfants se servaient parfois de son portable et il arrivait que certains de leurs camarades l’appellent alors qu’elle était au travail. Cette sonnerie était insupportable, mais elle se refusait à éteindre l’appareil. Elle décida finalement de répondre.

— Bonsoir, dit une voix de femme à l’autre bout de la ligne. Vous êtes bien Elinborg ?

— Oui, c’est moi, répondit-elle d’un ton un peu sec.

— Pardonnez-moi de vous appeler si tard.

— Ce n’est pas grave. Qui êtes-vous ?

— Nous ne nous sommes jamais rencontrées, précisa sa correspondante. Je suis un peu inquiète même si je n’ai sans doute aucune raison de l’être. Il est capable de se débrouiller seul, d’ailleurs, il aime tellement sa solitude.

— Si vous me permettez, qui êtes-vous ?

— Je m’appelle Valgerdur. Il ne me semble pas que nous ayons déjà parlé toutes les deux.

— Valgerdur ?

— Je suis l’amie d’Erlendur, votre collègue. J’ai essayé de contacter Sigurdur Oli, mais il n’a pas répondu.

— Non, répondit Elinborg. S’il n’a pas reconnu le numéro, je suppose qu’il n’a pas voulu répondre. Dites-moi, il y a quelque chose qui ne va pas ?

— Non, tout va bien, merci. Je voulais simplement savoir si Erlendur vous avait contactée. Il est parti dans les fjords de l’Est l’autre jour et je n’ai aucune nouvelle de lui depuis.

— Il ne m’a pas donné de nouvelles non plus, répondit Elinborg. Depuis combien de temps est-il parti là-bas ?

— Il y aura bientôt deux semaines. Il venait de travailler sur une enquête qui l’a éprouvé et je suis un peu inquiète pour lui.

Erlendur n’avait pas dit au revoir à Elinborg ni à Sigurdur Oli. Ils avaient appris au commissariat qu’il s’était offert quelques vacances. Juste avant son départ, il avait trouvé les restes de deux personnes, un jeune homme et une jeune femme, disparus depuis un quart de siècle. Ils savaient qu’il avait également travaillé en solitaire sur une affaire dont il n’avait pas pu arrêter les coupables.

— N’a-t-il pas tout simplement envie qu’on le laisse tranquille ? suggéra Elinborg. Cela ne fait pas si longtemps qu’il est parti, s’il comptait voyager un peu dans l’Est et je sais qu’il a beaucoup travaillé ces derniers temps.

— Peut-être. Soit il a éteint son portable, soit il se trouve en dehors de la zone de couverture.

— Il reviendra, observa Elinborg. Il lui est déjà arrivé de prendre des vacances et de ne pas se manifester du tout.

— Bon, cela me rassure un peu. Vous pourriez peut-être lui dire que j’ai cherché à prendre de ses nouvelles si jamais il vous appelle.

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