20


Elinborg ne voyait aucune raison de céder à la précipitation. Elle laissa passer la soirée et la nuit avant de demander une nouvelle entrevue à Konrad. C’était lui qui avait répondu au téléphone et il lui avait dit qu’elle pouvait sans problème passer aux alentours de midi. Il n’avait pas prévu de s’absenter. Il avait cherché à savoir pour quelle raison elle souhaitait le revoir, mais elle s’était contentée de lui répondre qu’elle avait encore quelques petites questions à lui poser. Konrad lui avait semblé très détendu au téléphone. Elle avait eu l’impression qu’il devinait ce qui n’allait pas manquer de se produire.

Elle ne lui avait pas dit qu’elle avait mis en place un dispositif de surveillance afin que ni lui ni aucun membre de sa famille proche ne puissent quitter le pays. Elle ne considérait pas la chose comme spécialement nécessaire, mais ne voulait pas que la situation lui échappe à cause d’une banale négligence. Elle s’était également arrangée pour qu’Edvard soit arrêté à la frontière au cas où il aurait tenté de quitter l’Islande.

Elle resta longtemps allongée sans trouver le sommeil après sa conversation avec son fils Valthor. Elinborg était allée le voir dans sa chambre dès son retour à la maison. Teddi était endormi, de même que Theodora et Aron. Comme à son habitude, Valthor était assis devant son ordinateur avec la télévision allumée. Il ne lui avait rien répondu quand elle lui avait demandé de discuter un moment avec lui.

— Il y a quelque chose qui ne va pas, mon petit ? l’avait-elle interrogé.

— Non, avait-il répondu d’un ton sec.

Elle n’était pas vraiment en forme après sa longue journée. Elle savait que Valthor était un bon garçon, qu’il lui avait longtemps été très attaché, même si ces années d’adolescence avaient fait naître en lui cette terrible opposition et ce besoin d’indépendance dont elle faisait principalement les frais.

Au bout de quelques tentatives pour établir le contact avec son fils, elle avait fini par éteindre la télévision.

Valthor avait alors consenti à cesser ses activités.

— Je souhaiterais que nous ayons une petite discussion, avait annoncé Elinborg. Au fait, j’aimerais bien que tu m’expliques comment tu peux en même temps surfer sur le Net et regarder la télé ?

— C’est très facile, avait-il répondu. Comment avance l’enquête ?

— Plutôt bien. Je préférerais que tu t’abstiennes de publier des choses me concernant sur ton blog. Je ne veux pas que tu racontes notre vie privée, la vie privée de cette famille.

— Dans ce cas, tu n’as qu’à pas le lire, avait répondu Valthor.

— Ces réflexions sont sur Internet que je les lise ou non. Et cela inquiète également Theodora. Valthor, ton blog est beaucoup trop intime. Tu y racontes certains détails qui ne regardent personne. Pourquoi fais-tu ça ? Pourquoi nous exposes-tu comme ça ? Et qui sont ces filles dont tu parles constamment ? Crois-tu qu’elles seront ravies de lire ce que tu dis sur elles ?

— Enfin, avait objecté Valthor. Tu ne comprends pas. Tout le monde le fait. Cela n’a rien de gênant. Personne ne trouve que ça pose un problème, c’est marrant, point, personne ne prend ces trucs-là au sérieux.

— Tu pourrais écrire sur bien d’autres sujets.

— J’envisage de déménager, avait-il alors annoncé, changeant brusquement de conversation.

— De déménager ?

— On voudrait louer un appart tous les deux avec Kiddi. Je viens d’en parler à papa.

— Et de quoi vivras-tu ?

— Je vais travailler et suivre les cours en même temps.

— Cela ne risque-t-il pas de nuire à tes études ?

— Je m’arrangerai pour que ce ne soit pas le cas. Je sais que je trouverai un travail en moins de deux. Birkir a bien déménagé et même… jusqu’en Suède.

— Tu n’es pas Birkir.

— Exact !

— Comment ça, exact ?

— Ah, laisse tomber. Tu n’as aucune envie d’entendre ça.

— Quoi donc ?

— Rien du tout.

— J’ai dit à Birkir que s’il voulait voir son père, cela ne posait évidemment aucun problème. Mais cela m’a semblé bizarre quand j’ai tout à coup compris qu’il voulait aller habiter avec lui. Qui plus est en Suède ! Je croyais que nous étions sa famille. Il ne partageait manifestement pas mon opinion. Nous nous sommes un peu disputés, je te l’accorde, mais ne me mets pas toute la responsabilité sur le dos. Ni sur celui de ton père, d’ailleurs. Birkir a fait son choix, c’est tout.

— Tu l’as foutu à la porte !

— C’est entièrement faux.

— C’est lui qui me l’a dit. Et il a pratiquement rompu le contact. C’est tout juste s’il nous donne quelques nouvelles. Il ne te parle plus. Tu trouves ça normal ?

— Birkir était à un âge difficile quand il est parti. Exactement comme toi en ce moment. Serais-tu en train de me dire que tout est ma faute ? J’espère qu’il a pris un peu de plomb dans la tête en grandissant.

— Il m’a expliqué qu’il n’avait jamais eu l’impression de faire vraiment partie de la fratrie.

Elinborg était restée un instant sans voix.

— Qu’est-ce que tu racontes ?

— Il le sentait parfaitement.

— Il sentait quoi ?

— Que tu ne le traitais pas comme nous. Il avait toujours l’impression de gêner, d’être comme un étranger dans sa propre maison.

— Birkir t’a raconté ça ?! Il ne me l’a jamais dit à moi !

— Tu crois vraiment qu’il aurait osé te sortir un truc pareil ? Il me l’a avoué quand il a déménagé, en m’interdisant de te le répéter.

— C’est le fruit de son imagination. Il n’a pas le droit de parler comme ça.

— Il a le droit de dire ce qu’il veut.

— Valthor, tu sais très bien que Birkir a toujours fait partie de cette famille. Je conçois que cela n’ait pas été facile pour lui de perdre sa mère, cela n’a pas été facile non plus de venir vivre avec son oncle et avec moi alors qu’il ne me connaissait pas du tout. Ensuite, vous êtes arrivés, toi, ton frère et ta sœur. Je me suis toujours efforcée de comprendre sa situation et de m’arranger pour qu’il se sente bien. Nous n’avons jamais fait la moindre différence entre lui et vous, il était l’un de nos enfants. Tu ne t’imagines pas à quel point cela me blesse qu’il ait pu dire ça.

— Je voudrais qu’il ne soit jamais parti, avait conclu Valthor.

— Moi aussi ! avait convenu Elinborg.

Elle regarda le réveil. 2 h 47.

Elle reprit le compte à rebours : 9 999, 9 998…

Elle avait réellement besoin de sommeil.


Konrad l’avait invitée au salon tout comme la veille. Il avançait en boitillant devant elle et semblait très calme, très posé. Elle était venue seule, ne s’attendant pas à voir surgir la moindre difficulté. Elle s’était attardée un moment au bureau quand les résultats des tests ADN pratiqués sur les cheveux trouvés dans le châle et dans le lit de Runolfur lui étaient parvenus.

— Je croyais pourtant vous avoir raconté tout ce que je savais hier, observa Konrad une fois qu’ils se furent installés.

— On nous communique constamment de nouveaux éléments, répondit Elinborg. Je me suis demandé si vous me permettriez de commencer par vous parler d’un homme…

— Vous prendrez bien un café ?

— Non, merci.

— Vous êtes sûre ?

— Oui. Je voudrais vous parler de l’homme qui a été assassiné dans le quartier de Thingholt, reprit-elle.

Konrad hocha la tête. Il posa sa jambe malade sur un repose-pied et écouta ce qu’elle avait à lui dire.

Elle lui fit un exposé des informations que détenait la police. Runolfur était né il y avait environ trente ans de cela dans un petit village de pêcheurs en province. Sa mère, toujours en vie, habitait encore là-bas et son père était décédé accidentellement. Le village était à l’agonie. La jeune génération partait et Runolfur l’avait quitté à la première occasion. Il n’entretenait avec sa mère que peu de relations. Cette femme semblait avoir une sacrée force de caractère et l’avait élevé avec une discipline de fer : c’était tout juste s’il daignait lui rendre visite quand il passait dans les parages. Il s’était installé à Reykjavik, avait entrepris des études qui lui plaisaient, les avait menées à terme puis avait commencé à travailler comme technicien en téléphonie. Il n’avait pas fondé de famille, pas eu d’enfants et ne s’était pas marié non plus. Il semblait qu’il n’ait connu de femmes que par le biais de rencontres d’un soir. Il louait un appartement et ne restait jamais très longtemps à la même adresse, semblait-il. Sa profession impliquait un contact permanent avec la clientèle, qu’il s’agisse de particuliers ou d’entreprises et partout, il était très apprécié, on le décrivait comme travailleur et fiable. Il semblait se passionner pour les super-héros de bandes dessinées et de films ; on ne lui connaissait pas vraiment d’autres centres d’intérêt.

Konrad l’écoutait en silence. Elle se demandait s’il comprenait où elle voulait en venir en lui racontant tous ces détails. Il aurait fort bien pu objecter : en quoi cela me concerne-t-il ? Mais il s’en abstenait. Il se taisait et l’écoutait d’un air grave tandis qu’elle continuait à lui parler de Runolfur.

— Nous pensons, nous disposons d’ailleurs d’un exemple, que ce technicien repérait des femmes chez lesquelles il se rendait dans le cadre de son travail et qu’il s’arrangeait ensuite pour les croiser dans divers bars et lieux de distraction. Elles avaient pour points communs d’être jeunes, célibataires et brunes. Peut-être arrivait-il aussi qu’il les croise par hasard, mais nous pensons qu’il parvenait à découvrir les endroits où les intéressées allaient le plus souvent s’amuser, comme dans le cas relevé par nos services.

Runolfur s’était procuré un médicament qui porte le nom de Rohypnol, également connu comme drogue du viol, et il en avait sur lui au moment où il avait été agressé, plus précisément égorgé à l’aide d’un couteau acéré. On avait découvert ce produit dans sa poche. La police avait une idée assez précise de la manière dont il était parvenu à l’obtenir. Il était très probable que Runolfur ait été en compagnie d’une jeune femme brune au moment de son décès. Celle-ci avait oublié son châle chez lui.

Les conclusions des tests ADN qu’attendait la police étaient arrivées plus tôt dans la matinée. Elles montraient une correspondance entre les cheveux trouvés dans le lit de Runolfur et ceux sur ce châle.

— Je l’ai apporté, poursuivit Elinborg en ouvrant son sac d’où elle sortit le tissu pour le déplier. C’est une merveille. Il s’en dégageait une forte odeur qui a maintenant tout à fait disparu. Une odeur de cuisine indienne. De tandoori.

Konrad ne disait pas un mot.

— Nous pensons savoir qu’une jeune femme se trouvait à son domicile au moment où il a été tué. Nous croyons qu’il l’a connue dans les mêmes conditions que d’autres qu’il a pu croiser « par hasard » dans divers bars et discothèques. Il serait venu chez elle pour installer une ligne téléphonique, la télévision par câble, la fibre optique ou encore pour réparer une connexion Internet, enfin bref, l’une de ces tâches dont s’occupent les techniciens en téléphonie. Probablement est-il repassé quelque temps plus tard prétextant qu’il avait oublié un objet très banal comme un tournevis ou une lampe de poche. C’était un homme d’une compagnie très agréable, d’apparence soignée et il lui était facile d’engager la conversation avec de parfaits inconnus comme cette jeune femme. En outre, il n’y avait entre eux qu’une petite différence d’âge. Ils ont discuté de tout et de rien. Il a orienté la conversation de manière à ce qu’elle lui donne des informations bien précises. Elle lui a parlé des endroits où elle sortait s’amuser. Il a également compris que cette jeune femme n’était pas en couple, qu’elle vivait seule et qu’elle étudiait à l’université. Ainsi, il lui serait plus facile d’établir le contact avec elle quand il la croiserait dans le bar où elle se rendait régulièrement. On pouvait presque dire qu’ils se connaissaient.

— Je ne comprends pas bien pourquoi vous me racontez toute cette histoire, observa Konrad. Je ne vois pas en quoi elle me concerne.

— En effet, convint Elinborg. Je comprends parfaitement, mais j’ai quand même envie de vous soumettre tout cela. Il se trouve que nous disposons de divers petits indices sur lesquels j’aimerais avoir votre opinion. Runolfur s’est arrangé pour que cette femme le suive. Il avait ce produit dans sa poche et il est très probable qu’il l’ait versé dans son verre alors qu’ils étaient encore au bar. On peut aussi imaginer qu’il ne l’a fait qu’une fois tous les deux arrivés chez lui.

Elinborg regarda la photo qu’elle avait longuement observée la veille, et où l’on voyait la fille de Konrad coiffée de sa casquette de bachelière.

— Nous ignorons ce qui s’est passé au domicile de cet homme, poursuivit-elle. Ce que nous savons, en revanche, c’est qu’il a été assassiné et que la jeune femme qui était avec lui a disparu de l’appartement.

— Je comprends, observa Konrad.

— Est-ce que tout cela vous dit quelque chose ?

— Comme je vous l’ai déjà précisé, je n’ai rien remarqué de particulier en traversant ce quartier. J’en suis désolé.

— Quel âge a votre fille ?

— Vingt-huit ans.

— Elle vit seule ?

— Elle loue un appartement pas très loin de l’université. Pourquoi me posez-vous ces questions sur elle ?

— Elle est amatrice de cuisine indienne ?

— Il y a tant de choses qui l’intéressent, éluda Konrad.

— Est-ce que vous reconnaissez ce châle ? interrogea Elinborg. Vous pouvez le toucher, si vous voulez.

— C’est inutile, je ne l’ai jamais vu.

— Il s’en dégageait une très forte odeur que j’ai immédiatement reconnue, celle du tandoori. Il se trouve que je suis amatrice de cuisine orientale. Je possède même un de ces plats en terre cuite, je m’en sers beaucoup, je ne pourrais pas m’en passer. Votre fille en posséderait-elle un ?

— Je l’ignore.

— Nous savons pourtant que vous en avez acheté un au début de l’automne. Je peux vous montrer la facture, si vous voulez. Il était donc destiné à votre usage personnel ?

— Vous m’avez placé sous un microscope ? interrogea Konrad.

— Je dois savoir ce qui s’est passé chez Runolfur quand il a été assassiné, répondit Elinborg. Si vous pouvez me le dire, alors vous êtes l’homme que je recherche.

Konrad regarda la photo de sa fille.

— Peu de gens le savent, mais Runolfur portait un t-shirt quand on l’a égorgé, reprit-elle. Nous pensons qu’il appartenait à une femme ; personnellement, je suis convaincue que c’était celui de votre fille. Vous m’avez avoué qu’elle vous avait accompagnés lors de votre second voyage à San Francisco. Je dirais qu’elle l’a acheté à ce moment-là. Ce t-shirt porte une inscription : le nom de la ville.

Konrad ne quittait pas la photo des yeux.

— Vous avez été vu dans le quartier, poursuivit-elle. Vous étiez extrêmement pressé et vous parliez au téléphone. Je crois que vous avez eu le temps de lui porter secours. D’une manière ou d’une autre, elle est parvenue à vous joindre et à vous communiquer l’adresse. Quand vous avez vu la situation, quand vous avez compris ce qui se passait, quand vous avez vu votre fille, vous avez perdu votre sang-froid, vous avez attrapé le couteau…

Konrad secouait la tête.

— … que vous aviez emporté avec vous et vous avez bondi sur Runolfur.

Konrad regardait fixement Elinborg, droit dans les yeux.

— Runolfur s’est-il rendu chez votre fille par deux fois il y a environ deux mois ? interrogea-t-elle.

Il ne lui répondit rien.

— Nous avons une liste des tâches dont il s’est acquitté en tant que technicien. Elle nous donne le détail de ses visites dans les entreprises et chez les particuliers. Nous y avons découvert qu’il est passé deux fois en peu de temps chez une certaine Nina Konradsdottir. Je suppose qu’il s’agit de votre fille.

— Je ne saurais dire en détail qui rend visite à ma fille.

Elinborg avait l’impression qu’il avait perdu de son assurance en entendant sa réponse.

— Peut-être vous a-t-elle parlé de lui ?

Konrad quitta des yeux la photo et dévisagea longuement Elinborg.

— Qu’essayez-vous exactement d’insinuer ?

— Que vous avez assassiné Runolfur, répondit-elle à voix basse.

Konrad était assis, silencieux, et la fixait comme s’il réfléchissait à ce qu’il devait lui répondre, aux mots qu’il lui fallait prononcer pour qu’Elinborg reparte satisfaite de chez lui afin que le problème soit réglé une bonne fois pour toutes et que plus jamais personne ne vienne lui poser aucune question embarrassante. Mais les mots ne venaient pas. Il ignorait ce qu’il devait dire. Les secondes s’écoulaient et son visage indiqua bientôt qu’il abandonnait la lutte, avouant son impuissance en un douloureux soupir :

— Je… Je ne peux pas.

— Je sais que cela doit être très difficile.

— Vous ne comprenez pas, répondit-il. Vous ne pouvez pas comprendre à quel point c’est affreux, à quel point tout cela a été un cauchemar pour nous tous. Et je vous interdis d’essayer de le comprendre.

— Je ne voulais pas…

— Vous ne savez pas ce que c’était. Vous ignorez ce qui s’est passé. Vous ne pouvez pas vous imaginer…

— Dans ce cas, racontez-moi.

— Il a eu ce qu’il voulait. Voilà ce qui est arrivé. Il l’a violée ! Il a violé ma fille !

Konrad inspira profondément, au bord des larmes. Il évitait maintenant de regarder Elinborg dans les yeux. Il tendit le bras vers la photo de sa fille, la garda entre ses mains et se concentra sur son visage, ses cheveux bruns, ses jolis yeux marron et l’expression heureuse qu’elle avait eue en cette journée ensoleillée.

Puis il soupira lourdement.

— Je voudrais tellement que ce soit moi qui l’aie tué.

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