5


Accompagné par le ronflement des hélices, le vol avait été aussi bref que confortable. Assise côté fenêtre comme à chaque fois qu’elle empruntait les lignes intérieures, Elinborg avait essayé de regarder le paysage, mais le temps nuageux de cette fin d’après-midi ne lui avait permis que par intermittences d’apercevoir une montagne, une vallée, une rivière qui serpentait sur la terre toute blanche. Plus elle avançait en âge, plus elle avait peur en avion, sans être capable d’en expliquer réellement le pourquoi. Dans sa jeunesse, un voyage dans les airs n’avait pas plus d’intérêt à ses yeux qu’un tour en voiture. Avec les années, elle avait développé cette phobie qu’elle mettait sur le compte de la maternité et des responsabilités accrues qu’elle avait dans l’existence. En général, elle préférait les vols intérieurs, même s’il y avait quelques exceptions à cette règle. Elle gardait en mémoire un voyage hivernal vers Isafjördur par un temps déchaîné, et qui avait ressemblé à la première partie d’un film catastrophe. Croyant sa dernière heure arrivée, elle avait fermé les yeux et passé en revue l’ensemble de ses prières jusqu’au moment où le train d’atterrissage s’était posé sur la piste verglacée. Alors, des passagers qui ne se connaissaient ni d’Ève ni d’Adam étaient tombés dans les bras les uns des autres. Quand elle se rendait à l’étranger, elle prenait bien garde à choisir une place côté couloir et à ne pas trop réfléchir à la manière dont cette lourde carlingue parvenait à s’élever dans les airs puis à s’y maintenir, bourrée de bagages et de passagers.

La police locale avait envoyé deux hommes l’accueillir à l’aéroport. Ensuite, ils étaient partis en voiture jusqu’au village de pêcheurs où résidait la mère de Runolfur. Un mince voile de neige recouvrait la terre, ce qui renforçait les jaunes et les rouges dont s’était parée la végétation. Silencieuse sur la banquette arrière, elle admirait les couleurs automnales sans parvenir à se concentrer sur la beauté de cette nature. Elle pensait à son fils Valthor. Elle ressentait à son égard une certaine mauvaise conscience et se demandait quelle attitude adopter. Environ un mois plus tôt, elle avait découvert par hasard qu’il tenait un blog sur Internet. Elle était entrée dans sa chambre pour y ramasser les vêtements qui traînaient par terre et elle avait vu sur l’écran de son ordinateur qu’il écrivait des choses sur lui-même et sur sa famille. Elle avait reculé d’un bond en l’entendant arriver et fait comme si de rien n’était en le croisant à la porte. Elle avait mentalement noté l’adresse de la page et, malgré les tiraillements de sa conscience, fini par se décider à l’entrer sur l’ordinateur de bureau installé dans la salle-télé. Elle avait eu l’impression de fourrer son nez dans les lettres intimes de son fils jusqu’au moment où elle avait compris que n’importe qui pouvait lire ces textes. Elle fut prise de sueurs froides en voyant à quel point il se dévoilait. Il n’avait jamais dit à ses parents ni même vaguement mentionné à la maison un seul mot des choses qu’il avait consignées là. La page abritait un certain nombre de liens vers d’autres blogs. Elinborg en ouvrit quelques-uns et constata que l’impudique journal de son fils Valthor était loin d’être une exception. On aurait dit que ces gens n’avaient pas la moindre retenue quand il s’agissait d’écrire sur eux-mêmes, leurs amis et leur famille, leurs activités et leurs agissements, leurs désirs, leurs sentiments, leurs opinions, en résumé, tout ce qui pouvait leur venir à l’esprit au moment où ils se retrouvaient face à leur ordinateur. Ils semblaient ne s’imposer aucune forme de censure. Ils racontaient absolument tout. Elinborg n’avait jamais pris le temps de se plonger dans des blogs à moins qu’ils ne concernent directement son travail et elle ne soupçonnait pas que ses propres enfants puissent en tenir un.

Elle avait plusieurs fois visité celui de Valthor depuis qu’elle l’avait trouvé. Elle y avait lu des choses à propos de la musique qu’il écoutait, des films qu’il avait vus, de ce qu’il faisait avec ses amis, de l’école, de la manière dont il envisageait ses études, de celle dont il percevait certains enseignants : en bref, de tout ce qu’il n’abordait jamais en famille. Il citait même Elinborg à propos d’un sujet plutôt épineux : il parlait de sa sœur surdouée en précisant qu’il était difficile de lui trouver un programme scolaire adapté parce que tous les cours de soutien étaient conçus pour les cancres, enfin, tels étaient les mots que Valthor prêtait à sa mère !

Elinborg avait été saisie d’une colère subite en voyant qu’il la citait sur le Net. Ce gamin n’avait pas le droit de colporter ainsi ses opinions à tous les vents. Par endroits, il citait également Teddi, mais cela concernait principalement leur passion commune : les voitures. Par ailleurs, le jeune homme avait rapporté une plaisanterie des plus douteuses, et qu’il avait attribuée à son père.

— Non mais, ça va vraiment pas, soupira-t-elle.

C’était toutefois sa vantardise dans un autre registre qui avait le plus étonné Elinborg. Le blog affichait sans la moindre ambiguïté le succès que Valthor remportait auprès des jeunes filles. Ce n’était manifestement pas le fait du hasard si Elinborg avait trouvé un préservatif dans la poche de son jeans. Il passait son temps à mentionner des filles qu’il connaissait et à raconter en détail des soirées, des bals au lycée, des virées au cinéma et des nuits à la belle étoile dont Elinborg ignorait absolument tout. Sous la rubrique Commentaires, apparaissaient les réactions à ses écrits et Elinborg avait cru saisir qu’au moins deux, si ce n’étaient trois de ses amies se disputaient âprement le trésor.

La voiture passa le long d’un bosquet qui avait pris de jolies couleurs d’automne et Elinborg maudit à voix basse la seule pensée du blog de Valthor.

— Excusez-moi, vous disiez ? s’enquit le policier assis au volant.

Le second était à la place du passager et semblait s’être assoupi. Ils lui avaient communiqué quelques renseignements sur la mère de Runolfur et sur le village où elle habitait, puis ils avaient gardé le silence tout le reste du trajet.

— Rien, pardonnez-moi, j’ai un petit rhume, répondit Elinborg en attrapant un mouchoir dans son sac. Y a-t-il une antenne de la police dans cet endroit ?

— Non, nous n’en avons pas les moyens financiers. Tout coûte cher. Mais il ne se passe jamais rien là-bas, en tout cas, rien d’important.

— C’est encore loin ?

— Une demi-heure, répondit le conducteur.

Puis ils se turent jusqu’à la fin du voyage.


La mère de Runolfur vivait dans l’une des deux rangées de maisons jumelées que comptait le village. Elle attendait la visite de la police et accueillit Elinborg sur le pas de sa porte, avec un air las et morne. Elle laissa la porte ouverte et retourna à l’intérieur de la maison sans même la saluer. Elinborg franchit le seuil et referma derrière elle. Elle tenait à s’entretenir en tête à tête avec cette femme.

Le jour commençait à décliner. La météo nationale avait annoncé des averses de neige pour la fin de l’après-midi. Quelques rayons de soleil traversèrent les épais nuages l’espace d’un instant et illuminèrent le salon avant de s’évanouir. La pénombre revint d’un coup. La femme s’installa dans le fauteuil orienté vers le poste de télévision. Elinborg prit place sur le canapé.

— Je ne veux pas connaître les détails, observa la mère de Runolfur dont Elinborg connaissait le prénom : Kristjana. Le pasteur m’en a assez dit. J’ai renoncé à suivre les informations. Il y était question d’une agression sauvage à l’arme blanche. Je préfère ne pas avoir de détails.

— Je vous présente toutes mes condoléances, déclara Elinborg.

— Je vous en remercie.

— Cette nouvelle a évidemment été un choc pour vous.

— Je ne suis même pas capable de vous dire ce que je ressens, observa Kristjana. Quand mon mari est mort, cela m’a semblé incompréhensible, mais cette… cette chose-là… c’est…

— N’y a-t-il personne qui pourrait rester un peu à vos côtés ? interrogea Elinborg, voyant que la femme ne terminait pas sa phrase.

— Nous l’avons eu sur le tard, répondit Kristjana, comme si elle n’avait pas entendu la question. J’avais presque quarante ans. Baldur, mon mari, en avait quatre de plus. Nous nous sommes rencontrés alors que nous avions une certaine maturité. J’avais déjà vécu en concubinage et Baldur avait perdu sa femme. Ni l’un ni l’autre nous n’avions d’enfant. Voilà pourquoi Runolfur était… Enfin, nous n’en avons pas eu d’autre.

— Je sais que la police d’ici vous a déjà posé cette question quand elle est venue vous annoncer son décès, mais je voudrais vous la poser une nouvelle fois : connaissez-vous quelqu’un qui aurait pu lui vouloir du mal ?

— Non, je l’ai déjà dit. Je suis incapable de m’imaginer que quiconque ait pu vouloir lui faire du mal. Je n’arrive tout simplement pas à comprendre qu’une personne ait pu faire une chose pareille. Je crois que cette chose est arrivée à Runolfur comme n’importe quel accident, comme il vous arrive un accident de la route. C’est comme ça que Baldur est parti. Ils m’ont dit qu’il s’était probablement endormi au volant. Le pauvre homme qui conduisait le camion a raconté qu’il avait cru voir que mon mari avait les yeux fermés. Je ne me suis pas apitoyée sur mon sort, même si je me suis retrouvée toute seule. Il ne faut pas se plaindre.

Kristjana se tut. Elle prit l’un des mouchoirs dans la boîte posée sur la table à côté d’elle et le serra entre ses doigts.

— On ne peut pas passer sa vie à s’apitoyer sur son sort, répéta-t-elle.

Elinborg observait ces mains usées qui serraient le papier, ces cheveux noués en queue de cheval, ces yeux vifs. On lui avait dit que Kristjana avait environ soixante-dix ans et qu’elle avait passé sa vie entière dans ce lieu reculé. Les policiers qui l’avaient accompagnée lui avaient expliqué qu’elle était connue pour n’avoir jamais mis les pieds à Reykjavik où elle affirmait n’avoir rien à faire et ce, même si son fils y vivait depuis plus de dix ans. Une brève investigation avait révélé qu’il ne lui rendait que rarement visite, en réalité, presque jamais. Une foule de gens avait quitté la région au cours des décennies précédentes, tout comme le fils de Kristjana. Elinborg avait l’impression que, d’une certaine manière, cette femme était restée figée dans l’espace et le temps. Son univers n’avait pas changé tandis que l’Islande s’était radicalement transformée. Dans ce sens, Kristjana lui rappelait Erlendur, qui n’était jamais parvenu à se débarrasser de son passé, qui d’ailleurs ne le désirait pas, qui pensait selon d’anciens schémas et agissait en vertu de principes antiques, rivé qu’il était à des valeurs qui, peut-être, disparaissaient à toute vitesse sans que quiconque le remarque ou ne le regrette.

Comment allait-elle donc pouvoir parler à cette femme de la drogue du viol qu’on avait découverte dans la poche de son fils ?

— À quand remontent les dernières nouvelles que vous avez eues de lui ? demanda-t-elle.

Kristjana hésita, comme si elle était forcée de se creuser la tête afin de chercher la réponse à une question pourtant évidente.

— Disons, à un peu plus d’un an, déclara-t-elle finalement.

— Plus d’un an ? s’étonna Elinborg.

— Il ne m’appelait pas très souvent, observa Kristjana.

— Certes, mais vous n’aviez réellement aucune nouvelle de lui depuis plus d’un an ?

— Non.

— À quand remonte votre dernière rencontre ?

— Il est passé ici il y a trois ans, il s’est arrêté très brièvement, à peine une heure. Il n’a parlé à personne d’autre qu’à moi. Il m’a dit qu’il passait dans le coin, mais qu’il était pressé. J’ignore où il allait, d’ailleurs, je ne lui ai pas posé la question.

— Vos relations n’étaient pas bonnes ?

— Non, cela n’a rien à voir. C’est juste qu’il ne recherchait pas spécialement ma compagnie, répondit Kristjana.

— Et vous, il ne vous arrivait jamais de l’appeler ?

— Il passait son temps à changer de numéro. J’ai fini par renoncer. De plus, comme il ne manifestait pas plus d’intérêt que ça, je ne voulais pas l’importuner. Cela ne me dérangeait pas de le laisser tranquille.

Il y eut un long silence.

— Savez-vous qui lui a fait ça ? interrogea enfin Kristjana.

— Nous n’en avons aucune idée, répondit Elinborg. L’enquête n’en est qu’à son début, par conséquent…

— Et il se pourrait qu’elle soit longue, n’est-ce pas ?

— Probablement. Si je comprends bien, vous ne saviez pas grand-chose de sa vie privée, de ses amis, des femmes qu’il fréquentait ou…

— Non, je ne savais pratiquement rien, en effet. Il vivait avec une femme ? Ce n’était pas le cas la dernière fois que nous avons discuté tous les deux. C’était l’un des sujets que j’abordais avec lui. Je lui demandais s’il n’allait pas finir par se marier, fonder une famille et tout ça. Il ne me répondait pas grand-chose, il se disait sans doute que je radotais.

— Nous pensons qu’il vivait seul, précisa Elinborg. Son propriétaire n’a jamais remarqué qu’il ait habité avec quelqu’un. Avait-il conservé des amis au village ?

— Ils ont tous déménagé. Les jeunes partent. Il n’y a rien de neuf. On parle de fermer l’école et d’emmener les gamins en car jusqu’au village voisin. Ici, tout est marqué par la mort. Peut-être devrais-je m’en aller moi aussi. Partir vers cette merveilleuse Reykjavik. Je n’ai jamais mis les pieds là-bas et je n’en ai aucune intention. On ne voyageait pas tant que ça, dans le temps, et la vie a voulu que je n’y aille pas. Quand j’ai eu cinquante ans, c’est même devenu une sorte de défi. Et ça ne me dérange pas, je ne me sens pas privée. Je n’ai jamais rien eu à faire là-bas. Rien du tout. Mais vous, vous y avez peut-être grandi ?

— En effet, observa Elinborg. D’ailleurs, je m’y plais beaucoup et je comprends les gens qui viennent s’y installer. Votre fils n’avait gardé contact avec personne ici ?

— Non, répondit Kristjana sans l’ombre d’une hésitation, pas que je sache.

— A-t-il eu des problèmes au village, des démêlés avec la justice, s’est-il fait des ennemis ?

— Ici ? Absolument pas. Je n’ai pas su grand-chose de lui après son départ. Comme je viens de vous le dire, je ne connaissais pas assez l’existence qu’il menait pour répondre à ce genre de questions. Malheureusement. Il était comme il était.

Elle fixa intensément Elinborg.

— Que sait-on de ce que deviennent nos enfants ? En avez-vous ?

Elinborg hocha la tête.

— Que savez-vous de ce qu’ils trafiquent ? observa Kristjana.

Elinborg pensa à Valthor.

— Que sait-on de ce à quoi ils s’occupent ? poursuivit-elle. Je sais évidemment que ce n’est pas dans l’air du temps de dire ce genre de choses, mais je ne connaissais pas bien mon fils, j’ignorais ses activités quotidiennes, je ne savais rien de ce qu’il pensait. Sous bien des rapports, il m’était inconnu et incompréhensible. Je suppose que je ne suis pas une exception. Les enfants quittent la maison et petit à petit, ils vous deviennent étrangers, sauf…

Kristjana avait mis le mouchoir en pièces entre ses doigts.

— Il faut être solide, reprit-elle. J’ai appris ça très vite, dans mon jeune temps. Il ne faut pas s’apitoyer sur son sort. Je suppose que je serai assez forte pour traverser cette épreuve comme toutes les autres.

Elinborg pensa au Rohypnol. Quand on en trouvait dans la poche d’un jeune homme sorti s’amuser et rentré à la maison en compagnie d’une femme, la situation était plutôt limpide.

— À l’époque où il vivait ici, poursuivit-elle en s’approchant lentement du sujet, a-t-il fréquenté des jeunes femmes ?

— Je n’en sais rien, s’agaça Kristjana. Quelle question ! Des femmes ? Comment voulez-vous que je sache s’il fréquentait des femmes ? Pourquoi me demandez-vous ça ?

— Ne pourriez-vous pas me renvoyer vers des personnes qu’il connaissait, ici au village, et que je pourrais interroger ? continua calmement Elinborg.

— Répondez-moi ! Pourquoi me posez-vous des questions concernant ses conquêtes féminines ?

— Nous ignorons tout de lui, mais…

— Mais… ?

— Il est possible qu’il ait utilisé des techniques inhabituelles, précisa Elinborg, en ce qui concerne… justement… les femmes.

— Comment ça, des techniques inhabituelles ?

— De la drogue.

— De la drogue, quel genre de drogue ?

— On appelle parfois ce type de produits « drogue du viol ».

Kristjana la dévisagea.

— Il est également possible qu’il se soit contenté d’en vendre, mais nous n’excluons pas l’autre hypothèse. Nous pouvons évidemment nous tromper. Nous n’avons encore que bien peu d’éléments. Nous ignorons pourquoi il avait ces produits dans sa poche au moment où on a découvert son corps.

— De la drogue du viol, répéta Kristjana.

— Elle porte le nom de Rohypnol. Elle affaiblit la victime, l’endort et lui fait perdre la mémoire. Nous préférons que vous soyez au courant. C’est le genre d’information qui filtre facilement dans les journaux.

L’averse de neige s’abattit sur la maison avec une telle violence qu’elle bouchait la vue aux fenêtres, la pénombre était encore plus présente. Kristjana demeura un long moment silencieuse.

— Je ne vois pas pourquoi il aurait eu ce genre de choses sur lui, observa-t-elle enfin.

— Non, bien sûr que non.

— Cela ne s’arrêtera donc jamais !

— Je comprends combien c’est éprouvant pour vous.

— Maintenant, je me demande ce qui est le pire.

— Comment ça ?

Kristjana observait la neige qui tombait à la fenêtre du salon.

— Qu’il ait été assassiné ou qu’il ait commis un viol.

— Nous ne sommes pas certains qu’il se soit rendu coupable de cette chose-là, corrigea Elinborg.

Kristjana la fusilla du regard.

— Non, vous n’êtes jamais sûrs de rien.

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