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Elinborg avait l’impression que ces gens s’étaient fait une place au soleil. Elle savait que l’homme, économiste de formation, était directeur de cabinet au ministère de l’Agriculture et que sa femme travaillait dans une banque. Ils habitaient un pavillon dans un quartier chic. À l’intérieur, on découvrait un salon en cuir, une table de salle à manger en chêne, une cuisine aménagée récente, du parquet sur le sol, deux belles peintures à l’huile et des dessins accrochés aux murs. Un peu partout étaient disposées des photos de famille qui montraient le couple à des âges divers et leurs trois enfants, depuis le jour de leur naissance jusqu’à celui de leur baccalauréat. Tout cela avait brièvement défilé devant ses yeux quand l’homme l’avait invitée à entrer. Ils s’étaient installés au salon.

Elle avait choisi de venir seule afin de ne pas le mettre mal à l’aise s’il était bien celui qu’elle recherchait. L’aide de Johanna dans la boutique de produits orientaux avait retrouvé le reçu de carte bancaire correspondant au plat en terre cuite qu’elle lui avait vendu à la fin de l’été. Il l’avait signé d’une belle écriture, nette et lisible qui n’avait rien d’un gribouillis. Certains se contentaient de tracer leurs initiales, d’une manière parfois indéchiffrable. La signature de cet homme était soignée, mesurée, rassurante.

Elinborg l’avait contacté par téléphone et ils avaient convenu d’un rendez-vous. Elle avait d’abord appelé deux personnes qui portaient exactement le même nom que lui et qui n’avaient pas du tout compris pourquoi ils recevaient un coup de fil de la police. Puis, elle était tombée sur le bon. Il lui avait demandé si elle souhaitait qu’il passe la voir au commissariat, mais elle avait préféré le rencontrer chez lui. Elle avait cru percevoir un certain soulagement de sa part, même au téléphone. Elle lui avait expliqué être à la recherche d’un témoin en relation avec le meurtre de Thingholt.

— Un homme a été aperçu, il portait une attelle autour d’une de ses jambes comme s’il souffrait d’un handicap ou d’une fracture, avait-elle dit.

— Ah bon ?

— Oui, l’une de ses jambes avait une attelle. Nous essayons de le retrouver depuis quelques jours et nous nous demandons s’il est possible qu’il s’agisse de vous.

Il y avait eu un silence à l’autre bout de la ligne. Puis son correspondant avait reconnu que cela lui disait quelque chose, il était effectivement passé dans le quartier de Thingholt à ce moment-là.

— Que… En quoi puis-je vous être utile ?

Il semblait incertain de la manière dont il devait s’adresser à la police, n’en ayant jamais fait l’expérience.

— Nous nous efforçons de trouver des témoins, ils sont très peu nombreux, avait expliqué Elinborg. Je souhaitais seulement voir avec vous si vous aviez remarqué quelque chose de suspect ou d’inhabituel quand vous avez traversé le quartier.

— Cela va de soi, avait poliment répondu l’homme, mais je ne suis pas sûr de pouvoir vous être très utile.

— Non, je comprends. Enfin, nous verrons bien, avait répondu Elinborg.

Et maintenant, ils étaient installés dans son salon. Son épouse n’était pas encore rentrée du travail et les enfants avaient quitté le foyer familial, confia-t-il à Elinborg sans qu’elle lui pose la moindre question.

— Il s’agit d’une simple vérification, j’espère que vous nous excuserez pour le dérangement, plaida Elinborg.

— Vous m’avez dit que les témoins étaient très peu nombreux, répondit l’homme, prénommé Konrad.

Il avait une bonne soixantaine d’années. Il était plutôt petit, mais bien charpenté. Ses cheveux drus et coupés court commençaient à grisonner sérieusement, il avait un visage carré, marqué de rides d’expression, des épaules larges et des mains imposantes. Il se déplaçait lentement à cause de l’attelle qu’il portait à une jambe. Elinborg pensa aux divagations de Petrina. La tige d’acier qu’elle avait aperçue aurait tout aussi bien pu ressembler à une antenne depuis sa fenêtre bombardée d’ondes. Konrad portait un confortable pantalon de jogging au bas duquel la fermeture éclair ouverte laissait apparaître l’appareillage à chacun de ses pas.

— Avez-vous essayé de me contacter au bureau ? s’enquit-il.

— Non, je n’ai appelé qu’ici, répondit Elinborg.

— C’est aussi bien, je trimballe une espèce de crève depuis quelque temps. Alors, vous avez eu du fil à retordre pour me trouver ?

— Eh oui, convint Elinborg. Un homme a été aperçu non loin de la scène de crime. Il portait une attelle et nous avons pensé qu’il souffrait peut-être d’une infirmité. Nous avons donc contacté un médecin orthopédiste qui nous a parlé de poliomyélite et de la clinique des maladies contagieuses de Farsott. Ensuite, on nous a communiqué une liste de noms où figurait le vôtre.

Elinborg préférait pour l’instant s’abstenir le mentionner le tandoori.

— J’ai séjourné à Farsott, c’est vrai. J’ai contracté cette maladie lors de la dernière épidémie qui a sévi chez nous en 1955 et elle m’a pris cela, observa Konrad en tapotant son attelle. Je n’ai jamais vraiment récupéré de forces dans cette jambe-là depuis. Mais bon, vous savez tout cela puisque vous connaissez l’existence de Farsott.

— Il s’en est fallu de peu, observa Elinborg. Ils ont commencé à vacciner l’année suivante.

— En effet.

— Vous êtes donc resté dans cet établissement un certain temps ?

Elinborg avait l’impression que son interlocuteur n’était pas tout à fait à l’aise.

— Oui, un certain temps.

— Il y a plus amusant pour un jeune garçon.

— Oui, répondit posément Konrad. C’est une rude épreuve d’être confronté à cette maladie. C’est très dur, mais vous n’êtes pas venue jusqu’ici pour parler de ça.

— Il va de soi que, comme tout le monde, vous savez ce qui est arrivé dans le quartier de Thingholt. Nous essayons de rassembler des informations par tous les moyens. Vous y êtes passé ce soir-là, n’est-ce pas ?

— Oui, mais ce n’était pas aux abords immédiats de la maison qu’on a vue en photo aux nouvelles. Je m’étais garé dans le quartier un peu plus tôt dans la soirée et je ne voulais pas stationner à cet endroit pour la nuit. C’était samedi soir. Avec mon épouse, nous avions décidé de sortir un peu nous distraire. Ensuite, je suis allé récupérer ma voiture pendant que ma femme m’attendait. J’avais peut-être un peu bu. Nous avions fait quelques bars et d’autres boîtes. Je sais bien qu’il est interdit de conduire dans cet état, mais je ne pouvais pas me résoudre à laisser ma voiture.

— Cela fait un petit bout de chemin si on se gare dans le quartier de Thingholt pour descendre en ville, vous ne trouvez pas ?

— L’important c’est surtout de se préserver des actes de vandalisme. Le centre-ville est parfois, comment dire, un peu difficile voire sauvage en la matière. On pourrait croire que tout ce qui reste immobile assez longtemps fini par être endommagé.

— C’est vrai, ce ne sont pas les imbéciles qui manquent, convint Elinborg. Donc, vous étiez sortis vous amuser ?

— Je suppose qu’on peut dire ça.

— Puis, vous êtes retourné chercher votre voiture ?

— Oui.

— Votre femme n’a pas voulu s’en occuper ? Étant donné l’état de votre jambe ?

— Elle… Elle avait bu plus d’alcool que moi, répondit Konrad avec un sourire. Je pensais qu’il était plus sûr d’y aller moi-même. N’allez pas vous imaginer que c’est le genre de choses que nous faisons tous les week-ends. D’ailleurs, nous n’étions pas garés si loin que ça et nous sommes restés dans les rues Laugavegur et Bankastraeti.

— Mais vous êtes allé la chercher tout seul ?

— Oui. Et quelqu’un m’a vu lui courir derrière avec ma patte folle, n’est-ce pas ?

Konrad sourit comme s’il avait dit quelque chose de drôle. Elinborg se fit la réflexion que c’était un homme extrêmement souriant. Elle se demanda si c’était une façade illusoire et si elle ne devait pas lui parler de la boutique de produits orientaux, de la terre cuite à tandoori ainsi que du châle trouvé chez Runolfur, et qui fleurait si bon la cuisine indienne. Elle décida d’attendre encore un peu. Les interrogatoires n’étaient pas sa tasse de thé. Cela l’ennuyait de voir les gens s’enferrer dans un tissu de mensonges. Elle était persuadée que la majeure partie de ce que cet homme lui avait raconté jusque-là était une comédie parfaitement répétée et qu’elle allait devoir user de ruse si elle avait l’intention de l’amener à dire ce que, justement, il voulait se garder de raconter. En lui posant des questions anodines et périphériques, elle le déstabiliserait et il finirait peut-être par laisser échapper des choses qui l’aideraient à mieux comprendre cette affaire. Dans ce sens, elle considérait la méthode de l’interrogatoire comme proche du jeu de la dame de Hambourg[6], très prisé des enfants. Si son intuition ne la trompait pas, cet homme savait tout comme elle qu’il devait faire attention à ne pas dire certaines choses et que, plus le jeu avancerait, plus il lui serait difficile de rester concentré.

— Eh oui, le monde est petit, observa Elinborg sans réellement lui répondre. Vous n’avez pas jugé bon de vous manifester auprès de nos services étant donné que vous étiez dans les parages la nuit du meurtre ?

— Cela ne m’est simplement pas venu à l’esprit, répondit Konrad. Je n’aurais pas hésité si j’avais pensé pouvoir vous être de quelque secours, mais je crains hélas que ce ne soit pas le cas.

— Donc, vous êtes tranquillement allé reprendre votre véhicule ?

— Oui, enfin, plus ou moins. J’ignore ce qu’a vu votre homme, il serait instructif de le savoir. J’essayais de me dépêcher à cause de ma femme. Elle m’a téléphoné alors que j’étais en chemin.

— Donc vous discutiez avec elle au téléphone ?

— Oui, je lui parlais. Y a-t-il quelque chose de précis que vous aimeriez savoir à ce sujet, des questions que vous souhaiteriez me poser ? Je n’imaginais pas que je prendrais une telle importance dans cette histoire.

— Veuillez m’excuser, plaida Elinborg. Nous essayons autant que possible de vérifier la fiabilité de nos témoins. Cela fait partie du jeu.

— Je le comprends parfaitement, répondit Konrad.

— Et rappelez-vous que tout a son importance, même les détails les plus insignifiants. Vers quelle heure êtes-vous passé là-bas ?

— Je ne l’ai pas vraiment noté avec précision, mais il devait être environ deux heures du matin quand nous sommes rentrés à la maison.

— Avez-vous remarqué la présence d’autres personnes dans les parages, des gens que nous pourrions retrouver ?

— Je ne peux pas dire. Je n’ai vu personne. D’abord, un certain nombre de rues ne sont pas très bien éclairées et ensuite, je n’étais pas garé à proximité de la maison du meurtre. Ma voiture stationnait même à une certaine distance, pour tout vous dire.

— Dans le cadre de cette enquête, nous sommes à la recherche d’une jeune femme.

— Oui, j’ai lu cela dans les journaux.

— Vous n’avez aperçu aucune jeune femme dans le quartier ?

— Aucune.

— Même accompagnée d’un homme ?

— Non plus.

— Nous supposons qu’elle était seule. Nous ne sommes pas tout à fait certains de l’heure du décès, mais l’agression a dû être commise aux alentours de deux heures du matin.

— Tout ce que j’ai vu c’était cette rue calme sur laquelle j’avançais à vive allure. Malheureusement, je n’ai rien remarqué de particulier. J’aurais un peu mieux ouvert l’œil si j’avais su que je deviendrais témoin dans cette affaire.

— À quel endroit de la rue votre voiture se trouvait-elle exactement ?

— Eh bien, elle n’était pas dans cette rue-là, je l’ai prise parce que c’était un raccourci. Elle était garée un peu plus haut. Voilà pourquoi ce que je pourrai vous dire ne vous apportera pas grand-chose : je ne suis à aucun moment passé par l’endroit où le crime a été commis.

— Avez-vous entendu des bruits dans les parages, quelque chose qui vous aurait semblé suspect ?

— Non, je ne peux pas dire.

— Ce sont vos enfants ? demanda Elinborg, changeant brusquement de conversation. Trois photos de bacheliers frais émoulus trônaient sur un petit guéridon. Deux adolescents et une jeune fille souriaient à l’appareil.

— Oui, ce sont mes fils et ma fille, confirma Konrad comme s’il était soulagé de voir la discussion s’orienter vers un autre sujet. Elle est la benjamine. Elle est toujours en compétition avec ses frères. L’aîné est en médecine et le cadet a choisi l’économie, comme moi ; quant à elle, elle est dans une école d’ingénieurs.

— Un médecin, un économiste et un ingénieur ?

— Oui, ce sont de braves petits.

— Pour ma part, j’ai quatre enfants, dont un garçon en section commerciale, précisa Elinborg.

— La petite dans une école d’ingénieurs à l’université. Notre médecin achève sa spécialisation à San Francisco. Il rentre au pays l’an prochain et il sera cardiologue.

— À San Francisco ? renvoya Elinborg.

— Il est là-bas depuis trois ans, il s’y plaît énormément. Nous…

Konrad s’interrompit brusquement.

— Oui ? encouragea Elinborg.

— Non, rien du tout.

Elinborg afficha un sourire.

— Tout le monde affirme que San Francisco est une ville superbe, je n’y suis, hélas, jamais allée, reprit-elle.

— Et c’est vrai, confirma Konrad. C’est un lieu vraiment fascinant.

— Et votre fille ?

— Comment ça, ma fille ?

— Elle y est allée avec vous ? demanda Elinborg.

— Oui, elle nous a accompagnés lors de notre second voyage, répondit Konrad. Elle est venue avec nous et elle est tombée amoureuse de cette ville, tout comme nous.


Elinborg sortait de chez Konrad et s’installait au volant de sa voiture quand son portable se mit à sonner. C’était Sigurdur Oli.

— Tu avais raison, annonça-t-il.

— Runolfur est passé chez elle ? interrogea Elinborg.

— D’après cette liste, il s’est rendu à son domicile il y a environ deux mois. Deux jours de suite.

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