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Il ne fallut à Elinborg que quelques minutes pour quitter le quartier de Thingholt et arriver au commissariat de la rue Hverfisgata où l’attendait Sigurdur Oli en compagnie d’un de leurs collègues de la Criminelle, un certain Finnur, qui servait depuis longtemps dans la police. Alors qu’ils étaient assis à la cafétéria, les deux hommes avaient parlé de l’enquête en cours, ils avaient mentionné Edvard et la manière dont ce dernier avait procuré du Rohypnol à son ami Runolfur.

— Alors ? s’enquit Elinborg en prenant place à leur table et en les regardant tour à tour. Cet Edvard ?

— Nous ne savions pas qu’il avait acheté du Rohypnol, c’est pour nous un nouvel élément, annonça Finnur, que ce soit pour sa consommation personnelle ou pour quelqu’un d’autre.

— Comment ça ? Vous avez d’autres informations sur cet Edvard ?

— Tu connais bien cette affaire, tu as mené l’enquête avec nous au début, répondit Finnur. Erlendur s’y est intéressé de près. Nous ne sommes jamais parvenus à retrouver cette jeune fille. Elle avait dix-neuf ans. Elle a disparu de son domicile, à Akranes. Les flics de là-bas nous ont demandé de leur prêter main forte.

— À Akranes ?

— Tout à fait.

Elinborg les regarda à tour de rôle.

— Attends un peu… tu veux parler de Lilja ? Cette jeune fille d’Akranes ?

Finnur hocha la tête.

— Il apparaît maintenant qu’Edvard la connaissait, précisa Sigurdur Oli. Il enseignait là-bas, au lycée polyvalent au moment de sa disparition. Il a été entendu par Finnur à l’époque. Finnur s’est immédiatement souvenu de lui quand j’ai mentionné son nom, mais il ignorait que cet Edvard avait acheté du Rohypnol de façon illégale.

— Et puisqu’il connaît l’existence de Valur, il doit être rudement bien renseigné : ce Valur est un véritable sous-marin, précisa Finnur. Il est aussi prudent que soupçonneux. On raconte qu’il a décroché, mais nous suspectons qu’il traficote encore avec des produits volés et qu’il vend toutes sortes de drogues. Je doute fort que le premier venu aille le voir pour s’approvisionner, qu’il s’agisse de drogues sur prescription ou d’autres choses. Il y a derrière cela toute une histoire, tout un passé.

— Valur nous a affirmé qu’il ne l’avait jamais vu, observa Elinborg.

— Rien de ce qui sort de la bouche de cet homme n’est nécessairement vrai, objecta Finnur. Ils pourraient tout aussi bien s’être vus chaque jour de leur existence.

— Mais la description correspondait. Il nous a décrit Edvard correctement.

— C’est peut-être parce qu’il aimerait bien qu’on le retire de la circulation. Sans doute a-t-il peur de cet Edvard. Vous devriez retourner interroger Valur et voir s’ils ne se connaissent pas mieux qu’il ne veut bien l’avouer. Arrangez-vous pour qu’il l’identifie formellement et qu’il vous en raconte un peu plus sur la nature de leurs échanges.

— J’ai du mal à m’imaginer que qui que ce soit puisse avoir peur d’Edvard, observa Sigurdur Oli. Il a tellement l’air d’un pauvre type.

— Tu crois qu’Edvard aurait pu jouer un rôle dans la disparition de Lilja ? demanda Elinborg.

Finnur haussa les épaules.

— Il est l’une des nombreuses personnes que nous avons entendues, nous avons interrogé pratiquement tout le monde là-bas.

— Il l’a eue comme élève ?

— Pas l’année de sa disparition, mais elle a eu cours avec lui l’année d’avant, répondit Finnur. Par ailleurs, rien ne prouve que quiconque soit responsable de sa disparition, je n’ai jamais dit ça. L’enquête n’a pas réussi à établir s’il s’agit d’un acte criminel ou d’un suicide inexpliqué. À moins qu’elle n’ait été victime d’un accident dont nous n’avons aucune trace.

— Cela remonte à combien d’années ? Six ou sept, n’est-ce pas ?

— Six, confirma Finnur. C’est arrivé en 1999. Je me suis souvenu de cet Edvard dès que Siggi a prononcé son nom et qu’il me l’a décrit. Je me rappelle qu’il vivait à Reykjavik et qu’il faisait le trajet matin et soir. Siggi m’a dit qu’il enseignait aujourd’hui à Breidholt.

— Il a quitté le lycée d’Akranes depuis quatre ans, précisa Sigurdur Oli. Et je te prie de ne pas m’appeler Siggi[5].

— Lui et Runolfur étaient amis, observa Elinborg. Aux dires d’Edvard, ils étaient les meilleurs copains du monde.

Elle se replongea mentalement dans l’histoire de la lycéenne d’Akranes. La police de là-bas avait été contactée par la mère qui s’inquiétait de ne pas voir rentrer sa fille, dont elle était sans nouvelles depuis plus de vingt-quatre heures. Lilja vivait au domicile de ses parents. Elle avait quitté la maison pour se rendre chez l’une de ses amies en disant qu’elles prévoyaient d’aller au cinéma et qu’ensuite, elle passerait probablement la nuit chez cette dernière, chose parfaitement habituelle. C’était un vendredi. Lilja ne possédait pas de téléphone portable. Sa mère avait donc appelé l’autre jeune fille dans l’après-midi du samedi. Celle-ci avait reconnu qu’elle et Lilja avaient projeté d’aller voir un film ensemble, mais comme cette dernière ne s’était pas manifestée, la soirée était tombée à l’eau. Elle avait donc pensé qu’elle était partie voir ses grands-parents à la campagne.

Comme Lilja n’avait toujours donné aucune nouvelle dans la journée du dimanche, on avait lancé un avis de recherche et communiqué sa photo à tous les médias : sans résultat. Les recherches de grande envergure qui avaient été entreprises et, ensuite, l’enquête menée par la police n’avaient pas révélé grand-chose. Lilja était une jeune lycéenne qui menait une existence des plus banales, allait en cours et s’amusait en compagnie de ses amies le week-end quand elle ne le passait pas chez ses grands-parents maternels, éleveurs de chevaux dans le fjord de Hvalfjördur. Passionnée par ces animaux, elle travaillait dans leur ferme tous les étés et rêvait de pouvoir un jour reprendre leur exploitation. Personne n’avait mentionné qu’elle ait eu des problèmes liés à l’alcool ou à la consommation de stupéfiants. Elle n’avait pas de petit ami, mais une bonne bande de copines qui avaient été abasourdies par la nouvelle de sa disparition. Les brigades de sauveteurs avaient lancé des recherches auxquelles les habitants avaient participé partout autour de la bourgade.

— Et aucune de ses amies ne savait rien ? demanda Elinborg.

— Non, répondit Finnur, à l’exception d’une chose : elles n’envisageaient pas une seconde que Lilja ait pu mettre fin à ses jours. C’était une éventualité qu’elles excluaient catégoriquement. Elles auraient parié qu’elle avait été victime d’un accident ou que quelqu’un l’avait assassinée. Nous n’avons jamais pu apporter de réponse à cette question.

— Tu as naturellement oublié ce qu’Edvard a déclaré à cette époque, n’est-ce pas ? interrogea Elinborg.

— Tu peux retrouver sa déposition sans difficultés, tout cela est consigné dans nos rapports. Évidemment, cela ne différait sans doute pas de ce qu’ont dit les autres enseignants : c’était une élève douée et consciencieuse et ils n’avaient aucune idée de ce qui avait bien pu lui arriver.

— Or, il apparaît aujourd’hui qu’Edvard s’est procuré cette satanée drogue, n’est-ce pas ?

— Je voulais simplement t’en informer, répondit Finnur. Je trouve assez suspect de voir qu’il est lié à Runolfur de cette manière. Cet homme travaillait à Akranes quand Lilja a disparu. Et voilà qu’il achète du Rohypnol. Je pense qu’on devrait creuser un peu plus dans cette direction.

— Évidemment, répondit Elinborg. Merci beaucoup, nous ne manquerons pas de te recontacter.

— Tiens-moi au courant, conclut Finnur.

Sur quoi, il salua ses deux collègues.

— Je trouve tout d’un coup que… commença Elinborg avant d’être happée par ses pensées au beau milieu de sa phrase.

— Quoi donc ? s’enquit Sigurdur Oli.

— Cela donne une tournure nouvelle à cette enquête, remarqua-t-elle. Nous avons ces deux hommes : Edvard et Runolfur. Et cette jeune fille d’Akranes. Imaginons que ces deux affaires soient liées d’une manière ou d’une autre.

— De quelle façon ?

— Je l’ignore. Serait-il possible que Runolfur ait su certaines choses au sujet d’Edvard et qu’elles lui soient revenues à la figure ? Qu’Edvard ait dû se débarrasser de lui ? Est-il possible qu’Edvard ait, en réalité, été le propriétaire de la drogue trouvée sur Runolfur et que Runolfur la lui ait prise ? Qu’il la lui ait prise sans intention de l’utiliser lui-même ?

— Ce qui impliquerait qu’aucune femme ne se serait trouvée chez lui la nuit où il a été égorgé, n’est-ce pas ?

— Et s’il s’agissait simplement d’un règlement de comptes entre vieux amis ?

— Entre Edvard et Runolfur ?

— Peut-être que Runolfur l’a menacé de raconter une chose qu’il savait. Qu’il a fait chanter Edvard. Peut-être que Runolfur a découvert une chose peu ragoûtante sur le compte de son ami et qu’il l’a menacé de la révéler ?

— Edvard peut évidemment nous raconter tous les mensonges qu’il veut, observa Sigurdur Oli. Il sait qu’on a découvert du Rohypnol chez Runolfur. Tous les médias l’ont dit. Rien n’est plus facile pour lui que d’affirmer qu’il a acheté ce produit pour lui rendre service.

— En effet, tu l’as d’ailleurs un peu aidé dans ce sens, fit remarquer Elinborg, qui ne pouvait s’empêcher de succomber à la tentation.

— Non, je te l’ai déjà dit, il avait monté son témoignage en détail bien longtemps avant notre visite. Tu veux qu’on l’amène ici ?

— Non, pas pour l’instant, répondit Elinborg. Nous devons nous préparer mieux que ça. Interroger Valur une seconde fois. Je vais également consulter le dossier sur la jeune fille d’Akranes. Ensuite, nous retournerons l’interroger.

Elinborg ressortit les rapports concernant la disparition de Lilja. On pouvait y lire qu’Edvard avait enseigné les matières scientifiques au lycée polyvalent d’Akranes. Sa déposition était des plus laconiques et n’apportait rien de capital. Il affirmait ne rien savoir des allées et venues de Lilja le vendredi où elle avait disparu. Il se souvenait bien d’elle comme élève. Il l’avait eue en cours l’année précédente, précisait qu’elle n’était pas exceptionnelle en termes de compétences, mais qu’elle était calme et agréable. Il affirmait qu’il avait terminé ses cours assez tôt ce jour-là et qu’il était directement reparti à Reykjavik où il demeurait.

C’était tout.

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