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On lui redonna la même chambre à la pension du village et elle s’installa tranquillement. Rien ne pressait, la nuit tombait. Sur la route depuis l’aéroport, elle avait été en contact téléphonique avec Sigurdur Oli à Reykjavik ainsi qu’avec d’autres collègues qui travaillaient sur l’enquête afin de tenter de trouver des informations complémentaires sur la famille de Runolfur, sa mère, ce père qui avait marché vers la mort le sourire aux lèvres, les amis que Runolfur avait eus au village et leurs familles. Les informations dont ils disposaient étaient minces, mais elle en obtiendrait d’autres au cours des prochains jours si son intuition était bonne.

La femme qui dirigeait la pension l’avait immédiatement reconnue et s’était beaucoup étonnée de la revoir aussi vite. Elle n’avait pas pris la peine de dissimuler sa curiosité.

— Y a-t-il une raison spéciale qui vous amène à nouveau chez nous ? lui avait-elle demandé en l’accompagnant à sa chambre pour lui ouvrir la porte. Je suppose qu’il ne s’agit pas d’un simple voyage d’agrément, n’est-ce pas ?

— Je crois me rappeler que quelqu’un m’a dit qu’ici, il ne se passait jamais rien, répondit Elinborg.

— Oui, c’est vrai, il ne se passe presque rien, convint la femme.

— Dans ce cas, ma présence ne devrait pas vous inquiéter, observa Elinborg.

Elle se rendit à l’unique restaurant du village pour y dîner. Elle opta pour le plat de poisson qu’elle avait commandé lors de sa première visite. Cette fois-ci, elle était seule. La femme qui s’appelait Lauga et s’occupait de tout nota sa commande sans un mot puis disparut à la cuisine. Soit elle ne se rappelait pas d’elle, soit elle n’avait pas envie d’engager une conversation de convenance. Elle s’était montrée plus loquace la première fois. Elle revint bientôt avec l’assiette qu’elle posa sur la table.

— Magnifique, commenta Elinborg. J’ignore si vous vous souvenez de moi, mais je suis déjà venue il y a quelques jours et j’ai trouvé votre poisson succulent.

— Il est toujours de la première fraîcheur, observa Lauga sans lui dire si elle se souvenait d’elle. Merci bien.

Alors qu’elle s’apprêtait à retourner à la cuisine, Elinborg la pria d’attendre un moment.

— Quand je suis passée ici l’autre jour, j’ai parlé à une jeune fille qui regardait les vidéos, là-bas, dans le coin, dit-elle en montrant le petit présentoir à côté de la porte. Où croyez-vous que je pourrais la trouver ?

— Il y a encore un certain nombre de jeunes filles au village, éluda Lauga. Je ne vois pas de qui vous parlez.

— Elle devait être âgée d’une vingtaine d’années, blonde, le visage fin, assez jolie, plutôt svelte et elle portait une doudoune bleue. Je me suis dit qu’elle devait passer régulièrement ici. J’imagine bien que vous êtes le seul endroit à proposer des vidéos à la location dans ce village.

Lauga ne lui répondit pas immédiatement.

— Je serais vraiment heureuse si vous pouviez… reprit Elinborg.

Lauga lui coupa la parole :

— Vous savez comment elle s’appelle ?

— Non.

— Cela ne me dit rien, répondit Lauga en haussant les épaules. Il se peut qu’elle vienne du village voisin.

— Je pensais que vous pourriez peut-être m’aider, cela ne va pas plus loin, observa Elinborg avant de se tourner vers son poisson.

Comme la première fois, il était délicieux, frit juste comme il le fallait, frais et correctement assaisonné. Lauga s’y connaissait en cuisine et Elinborg se demanda si elle ne gâchait pas son talent dans ce trou perdu. Elle s’en excusa mentalement. Elle savait bien qu’elle avait tendance à être emplie de préjugés à l’égard de la province. Elle aurait plutôt dû se réjouir de voir que les gens du cru aient à leur disposition une aussi bonne cuisinière.

Elle s’accorda un certain temps pour manger et prit en dessert un gâteau au chocolat bien frais qu’elle accompagna d’une bonne tasse de café.

Trois gamins, deux garçons et une fille, entrèrent pour examiner les vidéos du présentoir. L’un d’eux alluma le grand poste de télévision au-dessus du bar et sélectionna une chaîne sportive. Le volume étant inutilement élevé, Lauga sortit de sa cuisine et le pria de bien vouloir baisser le son. Il s’exécuta sur-le-champ.

— Tu diras à ta mère que je peux passer lui couper les cheveux demain après-midi, lança-t-elle à l’autre adolescent qui lui répondit d’un hochement de tête.

Il regarda Elinborg et celle-ci lui adressa un sourire qui le laissa impassible. La gamine qui les accompagnait alla s’asseoir devant la télé et, bientôt, les trois se retrouvèrent les yeux fixés sur l’écran. Elinborg s’autorisa un sourire. Elle se demandait si elle ne devait pas s’offrir un alcool, mais renonça. La journée du lendemain promettait d’être éprouvante.

Elle finit par se lever et alla régler au comptoir. Lauga encaissa sans un mot. Elinborg avait l’impression que les gamins suivaient chacun de ses mouvements. Elle remercia la cuisinière pour l’excellent repas et lança une salutation aux adolescents qui ne lui répondirent pas, à l’exception de la jeune fille qui lui adressa un signe de la tête.

Elle reprit le chemin de la pension, plongée dans ses pensées. Elle réfléchissait à la façon dont elle allait procéder le lendemain quand elle aperçut brusquement du coin de l’œil la jeune fille blonde d’une vingtaine d’années et vêtue de sa doudoune bleue qui marchait d’un pas pressé sur le trottoir, de l’autre côté de la rue principale. Elle s’immobilisa et la détailla, incertaine, mais fut bientôt persuadée que c’était elle. La jeune fille ralentit son pas et lui lança un regard.

— Ohé ! cria Elinborg en lui adressant un signe de la main.

Elles étaient chacune d’un côté de la rue.

— Vous vous souvenez de moi ? demanda Elinborg.

La jeune fille la dévisagea.

— Je viens juste de demander où je pouvais vous trouver, précisa-t-elle en descendant du trottoir.

La jeune fille recula d’un pas et reprit sa marche sans répondre. Elinborg allait la rejoindre lorsqu’elle se mit à courir à toutes jambes. Elinborg lui emboîta le pas en lui criant de s’arrêter. Au lieu de lui répondre, la jeune femme accéléra. Bien chaussée, Elinborg la poursuivit aussi loin qu’elle le pouvait, mais comme elle n’était pas en excellente forme physique, elle se retrouva rapidement distancée. Elle finit par ralentir jusqu’à reprendre une allure de marche rapide et elle la vit disparaître entre deux maisons.

Elle tourna les talons et reprit le chemin de la pension. La réaction de cette jeune fille ne laissait pas de la surprendre. Pourquoi ne voulait-elle plus lui parler maintenant alors qu’elle avait tenté de l’aider l’autre jour ? Pourquoi avait-elle ainsi pris la fuite ? Elinborg était également persuadée que Lauga savait parfaitement de qui elle lui parlait quand elle lui avait décrit cette jeune fille en doudoune bleue. Que lui cachaient-elles ? À moins que ce n’ait été son imagination qui l’ait induite en erreur ? Étaient-ce ce village, ce silence et cette obscurité qui produisaient cet effet sur elle ?

Elle avait sa propre clef pour entrer dans la pension, celle de la porte extérieure et celle de sa chambre, ce qui lui évitait d’avoir à déranger qui que ce soit. Elle appela Teddi qui lui affirma que tout était tranquille à la maison et lui demanda à quel moment elle comptait rentrer. Elle lui répondit qu’elle l’ignorait. Sur quoi, ils se souhaitèrent bonne nuit. Elle se prépara à dormir en lisant un livre qui traitait de cuisine orientale et des liens que cet art entretenait avec la philosophie.

Elle allait s’endormir l’ouvrage entre les mains quand elle entendit qu’on frappait doucement à la vitre.

Elle se leva d’un bond en entendant qu’on frappait à nouveau, cette fois d’une manière plus résolue.

Sa chambre se trouvait au rez-de-chaussée. Elle s’approcha de la fenêtre pour tirer doucement les rideaux et plonger son regard dans l’obscurité. L’ouverture donnait sur l’arrière du bâtiment. Elle ne distingua rien au premier abord, mais un être humain ne tarda pas à sortir de l’ombre et elle se retrouva les yeux dans les yeux avec la jeune fille à la doudoune bleue.

Celle-ci lui fit signe de la suivre avant de s’évanouir à nouveau dans la nuit noire. Elinborg recula de la fenêtre, enfila des vêtements à la hâte et sortit. Elle referma doucement la porte derrière elle afin de ne pas déranger les propriétaires qui occupaient l’étage. Elle scruta la nuit avec attention : on n’y voyait pas grand-chose. Elle se dirigea vers l’arrière de la maison où donnait sa fenêtre, mais n’y vit aucune trace de la doudoune bleue. Elle n’osait pas appeler. Le comportement de cette jeune fille laissait à penser qu’elle ne voulait prendre aucun risque et se montrer aussi discrète que possible. Il était manifeste qu’elle redoutait d’entrer en contact avec Elinborg, cette femme-flic venue de la capitale et qu’elle ne voulait pas être vue en sa compagnie.

Elinborg allait abandonner et retourner à sa chambre quand elle remarqua du mouvement un peu plus bas sur la rue. L’éclairage public était minimaliste et, en s’approchant, elle constata que la jeune fille l’attendait. Elle se dépêcha de la rattraper, mais à ce moment-là, celle-ci se mit à courir sur une brève distance avant de s’arrêter pour jeter un œil par-dessus son épaule. Elinborg s’immobilisa. Elle n’avait pas envie d’une seconde course-poursuite. La jeune fille s’approcha légèrement, Elinborg se remit en marche et, à ce moment-là, l’autre recula et s’éloigna à nouveau. Elle comprit enfin qu’elle voulait qu’elle la suive à distance respectable. Elle se conforma à ses souhaits et se laissa guider tranquillement.

Il faisait froid. Un vent piquant s’était mis à souffler du nord, qui s’infiltrait à travers les vêtements et forcissait constamment. Elles avançaient contre la bise. Elinborg frissonna et resserra son manteau au plus près de son corps. Elles longèrent la mer, dépassèrent le groupe de maisons qui formaient le cœur du village en surplomb du port puis continuèrent vers le nord. Elinborg se demandait combien de temps cette promenade allait durer et à quel endroit son guide comptait l’emmener. Elles s’étaient à nouveau éloignées de la côte. Elinborg avançait d’un pas ferme le long de la route qui sortait du village et passa devant un grand bâtiment qu’elle supposait être la salle des fêtes, laquelle était éclairée par une ampoule au-dessus de la porte. Elle entendait le profond murmure de la rivière qui coulait dans l’obscurité et perdait régulièrement de vue celle qu’elle suivait. La lune éclairait le ciel nocturne. Elle s’était mise à trembler de froid ; la bise avait encore forci pour se transformer en ce qui ressemblait de plus en plus à une tempête qui venait vous hurler aux oreilles.

Tout à coup, elle aperçut un faisceau lumineux sur la route. Elle s’approcha. La jeune fille se tenait immobile sur l’accotement, une lampe de poche à la main.

— Avez-vous vraiment besoin de faire tout ce cinéma ? interrogea Elinborg une fois qu’elle l’eut rejointe. Ne pourriez-vous pas simplement me dire ce que vous souhaitez me confier ? Il fait nuit et vous allez me faire mourir de froid.

Sans même la regarder, la jeune fille reprit sa marche rapide pour descendre la route en direction de la mer. La policière la suivit. Elles parvinrent à un mur en pierre qui arrivait à la taille d’Elinborg et qu’elles longèrent jusqu’à atteindre une grille que la jeune fille ouvrit. La barrière grinça.

— Où sommes-nous ? s’enquit Elinborg. Où m’emmenez-vous ?

Elle ne tarda pas à obtenir la réponse. Elles s’engagèrent sur une étroite allée et dépassèrent un grand arbre. Elinborg distinguait dans le faisceau de la lampe un escalier de pierre qui montait vers un bâtiment dont elle ignorait la nature. Le jeune fille tourna à droite et gravit une petite pente. L’espace d’un instant, Elinborg aperçut une croix blanche dans le faisceau de la lampe. Puis, elle distingua une pierre taillée, enfoncée dans la terre, et qui portait une inscription.

— Nous sommes dans un cimetière ? murmura-t-elle.

Au lieu de lui répondre, la jeune femme continua d’avancer jusqu’à se poster auprès d’une croix blanche toute simple. Au centre, on voyait une plaque d’acier portant une inscription en lettres fines. Des fleurs fraîches reposaient sur la tombe.

— Qui est-ce ? interrogea Elinborg en essayant de déchiffrer l’inscription dans le vacillement de la lampe.

— C’était son anniversaire l’autre jour, murmura la jeune femme.

Elinborg fixait la tombe. La lumière de la lampe s’éteignit, elle entendit des pas s’éloigner et comprit qu’elle était seule dans le cimetière.

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