18


L’homme dévisageait Elinborg, plantée sur le pas de sa porte. La scène se passait dans un immeuble de Kopavogur et, comme il n’avait pas voulu la laisser entrer, elle avait dû lui exposer la raison de sa visite dans le couloir, ce qui n’était pas allé sans mal. Elle s’était procuré une liste où figurait une vingtaine de noms de personnes ayant séjourné à Farsott, comme on appelait à Reykjavik la clinique des maladies contagieuses. Il s’agissait des derniers patients ayant contracté la poliomyélite avant qu’on n’entreprenne la vaccination systématique au milieu du siècle dernier.

Son interlocuteur s’était montré extrêmement soupçonneux. Une partie de son corps étant cachée derrière la porte entrouverte, Elinborg n’avait pas pu voir immédiatement s’il avait une attelle. Elle lui avait expliqué que la police cherchait à interroger des personnes admises à Farsott dans leur jeunesse. C’était en rapport avec un crime commis en ville, à dire vrai, dans le quartier de Thingholt.

Il l’avait écoutée puis lui avait posé quelques questions sur ce qu’elle cherchait exactement. Elle lui avait répondu : un homme qui, aujourd’hui encore, portait une attelle.

— Dans ce cas, il est inutile de m’interroger, lui avait-il répondu en ouvrant plus grand la porte afin de dévoiler ses deux jambes.

— Vous souviendriez-vous d’un garçon qui aurait séjourné là-bas avec vous et qui a dû porter ce genre d’appareillage, je veux dire, plus tard ?

— Cela ne vous regarde pas, ma chère. Alors, bien le bonjour.

Ainsi s’était achevée la conversation. C’était le troisième ancien pensionnaire de Farsott qu’Elinborg allait interroger. Jusque-là, on lui avait réservé un accueil chaleureux, mais elle n’avait pas pour autant été payée de sa peine.

Le nom suivant sur sa liste était celui d’un homme qui résidait dans une maison jumelée du quartier des Vogar et qui se montra nettement plus coopératif une fois qu’il eut entendu les explications d’Elinborg. Il la reçut avec gentillesse et l’invita à entrer. Il n’avait pas d’attelle à la jambe, mais elle ne tarda pas à remarquer qu’il ne se servait pas de son bras gauche.

— Il y a des gens qui ont été contaminés par cette poliomyélite un peu partout au cours de la dernière épidémie qui a sévi chez nous, précisa l’homme, prénommé Lukas. Il était âgé d’une bonne soixantaine d’années. Svelte, ses mouvements étaient vifs. J’avais quatorze ans et j’habitais à Selfoss. Je n’oublierai jamais à quel point j’ai été malade, ça, je peux vous le dire. J’avais des courbatures dans tout le corps comme quand on attrape une mauvaise grippe et je me suis retrouvé paralysé de la tête aux pieds, je ne pouvais plus faire le moindre mouvement. Je ne me suis jamais senti aussi mal de toute ma vie.

— C’était une maladie terrible, commenta Elinborg.

— Personne ne s’imaginait qu’il s’agissait de la polio, précisa Lukas. Ça ne venait tout bonnement pas à l’esprit. Les gens pensaient que c’était une banale épidémie de grippe, mais ils se trompaient lourdement.

— Et on vous a envoyé à Farsott ?

— Oui, on m’a placé en quarantaine dès qu’on a compris ce qui se passait réellement et j’ai été envoyé à Reykjavik, dans cette clinique des maladies contagieuses. Les patients venaient d’un peu partout ; c’étaient principalement des enfants et des adolescents. Je considère que j’ai eu de la chance. Je me suis pratiquement remis, j’ai fait de la rééducation à la rue Sjafnargata avec assiduité, mais bon, je n’ai plus aucune force dans le bras gauche.

— Vous souvenez-vous d’hommes ou de garçons de Farsott qui auraient eu des attelles aux jambes ou ce genre de choses ? Je ne suis pas experte dans le domaine.

— Je ne sais pas vraiment comment ont évolué ceux que j’ai connus là-bas. On perd bien vite le contact. Je suppose que je ne vous serai pas d’un grand secours. En revanche, je peux vous dire que tous ceux qui étaient à Farsott, les gamins qui sont passés par là, n’étaient pas prêts à se laisser abattre par cette saleté.

— Les gens ont évidemment réagi de manière plus ou moins positive face à leur destin, observa Elinborg.

— Je dis souvent qu’à cette époque, notre avenir a été mis en suspens, nous voulions le rattraper et nous nous y sommes employés. Je crois que la philosophie de chacun consistait à se dire que cette chose ne devait pas avoir le dessus. Il ne nous venait même pas à l’esprit de jeter l’éponge. Cela ne nous venait tout bonnement pas à l’idée.


Elinborg traversa le tunnel du Hvalfjördur pour rejoindre la bourgade d’Akranes sous un vent du nord insistant. Elle avait pris rendez-vous avec les parents de Lilja et s’était entretenue au téléphone avec la mère de la jeune fille disparue, laquelle appelait parfois le commissariat afin de savoir s’il y avait du nouveau dans l’enquête. Elle s’était presque réjouie en apprenant que la police désirait lui parler de la disparition de sa fille, mais Elinborg n’avait pas tardé à lui dire qu’il n’y avait rien de neuf, hélas. La raison de son appel tenait simplement en ce qu’elle désirait se remettre les faits en mémoire et savoir si les parents pouvaient lui communiquer de nouveaux éléments susceptibles d’être utiles à l’enquête.

— Je la croyais pourtant classée, lui avait dit la mère.

— Certes, il n’y a rien de nouveau et nous n’avons pas progressé.

— Dans ce cas, que voulez-vous ? avait demandé la femme, prénommée Hallgerdur. Pour quelle raison m’appelez-vous ?

— On m’a dit que vous téléphoniez parfois ici pour nous demander où nous en sommes, avait répondu Elinborg. Mon collègue m’a parlé de Lilja l’autre jour, j’ai un peu participé à l’enquête à l’époque et je me suis demandé si vous seriez d’accord pour me rafraîchir la mémoire. Revoir avec moi l’ensemble des faits. Nous nous efforçons de tirer autant d’enseignements que possible de ce genre d’affaires. Nous avons toujours des choses à apprendre.

— On n’a rien à perdre, avait répondu Hallgerdur.

Elle attendait sa visite et avait déjà ouvert sa porte au moment où Elinborg descendit de la voiture. Elles se saluèrent dans le froid glacial sur le seuil de la maison et son hôtesse l’invita à entrer. Elle était nettement plus âgée qu’elle. Très maigre, son visage était tendu, comme en alerte, à cause de cette visite de la police. Elle déclara être seule chez elle : son mari était mécanicien sur un bateau et il était sorti en mer dans la matinée. Le couple vivait dans un vieux pavillon entouré d’un grand jardin marqué par l’automne. Dans le salon trônait un grand portrait de Lilja, pris deux ans avant sa disparition. Elinborg se souvint que c’était cette photo-là qui avait été diffusée dans les journaux au moment où les recherches avaient battu leur plein. Le cliché montrait le visage heureux d’une jeune fille brune aux jolis yeux marron. Il était encadré de noir et posé sur une élégante commode. Devant le portrait, la petite flamme d’une bougie vacillait sans répit.

— C’était une enfant tout à fait normale, commença Hallgerdur une fois qu’elles se furent assises. Une petite adorable, vraiment. Elle s’intéressait à quantité de choses et aimait beaucoup aller chez ses grands-parents dans le fjord de Hvalfjördur où elle passait son temps à s’occuper des chevaux. Elle avait beaucoup d’amies en ville. Vous pourriez en discuter avec Aslaug. Elles étaient très souvent ensemble, et ce dès la maternelle. Aslaug travaille maintenant à la boulangerie, elle est mère de deux enfants. Elle a épousé un gentil garçon de Borgarnes. C’est une jeune femme exceptionnelle. Elle garde toujours le contact, elle passe nous voir pour discuter un peu. Elle vient avec ses deux petites filles, elles sont si belles.

Ses propos laissaient transparaître des regrets si ténus qu’ils auraient pu passer inaperçus, mais qui n’échappèrent pas à Elinborg.

— Que croyez-vous qu’il lui soit arrivé ? demanda-t-elle.

— Je me suis torturée avec cela toutes ces années et la seule chose dont je sois persuadée désormais, c’est que c’était la volonté divine. Je sais maintenant qu’elle est morte, je l’ai accepté et je sais qu’elle est aux côtés de Dieu. Ce qui lui est arrivé, je suis bien incapable de le dire, tout comme vous, d’ailleurs.

— Elle devait passer la nuit chez son amie, n’est-ce pas ?

— Oui, chez Aslaug. Elles avaient parlé de se voir dans la soirée pour aller au cinéma. Il était fréquent qu’elles dorment l’une chez l’autre, disons à l’improviste. Parfois, Lilja nous appelait pour nous dire qu’elle était chez Aslaug et qu’elle restait dormir là-bas. Il en allait de même pour Aslaug quand elle venait à la maison. Ce n’était pas forcément décidé longtemps à l’avance. Enfin, cette fois-ci, Lilja avait tout de même précisé qu’elle passerait la soirée chez son amie.

— Quand lui avez-vous parlé pour la dernière fois ?

— C’était le vendredi de sa disparition. À plus tard, m’a-t-elle dit. Ce sont les derniers mots qu’elle m’a adressés. À plus tard. C’était d’une banalité déconcertante, comme le sont toutes les conversations quand il n’y a pas grand-chose à dire. Elle avait simplement voulu m’informer qu’elle ne rentrerait pas le soir. C’était tout. Je crois lui avoir répondu correctement. Au revoir, ma chérie. Cela m’a aidée le moment venu. C’était aussi plat et banal que ça. Au revoir, ma chérie. Et rien de plus.

— Vous ne l’aviez pas sentie déprimée les jours précédents ? Il n’y avait rien qui l’avait chagrinée ?

— Absolument pas. Lilja n’était jamais déprimée. Elle était toujours de bonne humeur, optimiste et prête à donner de sa personne. Elle n’avait peur de rien ; il y avait chez elle cette forme d’innocence qui caractérise les gens bien. Elle était gentille avec tout le monde et c’était réciproque. C’était comme ça. Elle avait confiance. Elle ne croyait pas que le mal puisse exister chez quiconque, d’ailleurs elle n’en avait jamais fait l’expérience. Elle n’avait toujours connu que de braves gens.

— On parle beaucoup de harcèlement ou de racket dans les écoles et on essaie de juguler le phénomène, observa Elinborg.

— Elle n’a jamais été confrontée à ce genre de choses, répondit Hallgerdur.

— Elle aimait l’école ?

— Oui, Lilja apprenait bien. Les mathématiques étaient sa matière favorite et elle parlait d’aller étudier les sciences à l’université, la physique et les maths. Elle voulait partir à l’étranger, aux États-Unis. Elle affirmait que c’était là-bas que se trouvaient les meilleures facultés.

— L’enseignement dispensé au lycée dans ces matières était de bonne qualité ?

— Je suppose que oui. Je ne l’ai jamais entendue se plaindre.

— Lui arrivait-il parfois de parler des cours ? Des professeurs ?

— Non.

— Elle n’a jamais mentionné un enseignant qui portait le prénom d’Edvard ?

— Edvard ?

— Il lui a enseigné les matières scientifiques, précisa Elinborg.

— Pourquoi me parlez-vous de lui ?

— Je…

— Connaissait-il ma fille en particulier ?

— Il l’a eue en cours l’année qui a précédé sa disparition. Je le connais un peu, voilà tout. Et je sais qu’il enseignait ici à l’époque.

— Elle ne m’a jamais parlé d’aucun Edvard. Il est originaire d’Akranes ? Je ne me souviens pas l’avoir entendue mentionner spécialement le nom de cet homme. Ni d’aucun autre de ses professeurs.

— Non, évidemment. Je ne vous ai posé cette question que parce que je le connais. Edvard habite à Reykjavik et il faisait le trajet tous les jours. Il était assez jeune à l’époque où il travaillait ici. Il a un ami qui s’appelle Runolfur. Vous n’avez pas souvenir que Lilja vous ait parlé de ces deux hommes, n’est-ce pas ?

— Runolfur ? Est-il également de vos amis ?

— Non, répondit Elinborg.

Elle comprenait bien qu’elle s’était mise en mauvaise posture, mais ne trouvait pas le courage de raconter toute la vérité à Hallgerdur et de lui parler des soupçons très probablement sans fondement sur les éventuels liens qui avaient pu exister entre Lilja et un violeur présumé de Reykjavik. Elle voulait autant que possible épargner cette femme. Du reste, elle n’avait que trop peu de choses en main pour confirmer ce qui n’était que de très vagues soupçons. En revanche, elle tenait à mentionner ces deux noms au cas où ils auraient dit quelque chose à Hallgerdur.

— Pourquoi venez-vous me poser ces questions sur Lilja en me parlant de ces hommes ? Auriez-vous découvert de nouveaux éléments que nous ne voulez pas me communiquer ? Qu’avez-vous exactement en tête ?

— Malheureusement, ces hommes n’ont rien à voir avec la disparition de Lilja, répondit Elinborg. J’aurais peut-être dû m’abstenir de mentionner leurs noms.

— Je ne les connais absolument pas.

— Non, d’ailleurs je ne m’attendais pas à ce qu’il en aille autrement.

— Runolfur, n’est-ce pas le prénom de l’homme récemment assassiné à Reykjavik ?

— En effet.

— Est-ce cet homme-là ? Est-ce l’un de ceux dont vous me parlez ?

Elinborg hésita.

— Il se trouve que cet Edvard connaissait Runolfur, consentit-elle.

— Connaissait Runolfur ? Est-ce la raison pour laquelle vous êtes venue jusqu’ici ? Ce Runolfur aurait-il quelque chose à voir avec ma Lilja ?

— Non, aucun élément nouveau n’est apparu dans l’enquête concernant votre fille. Tout ce que nous savons, c’est que Runolfur et Edvard étaient amis.

— Je ne les connais pas. Je n’ai jamais entendu aucun de ces prénoms.

— Non, je me répète, mais je ne m’attendais pas à ce qu’il en soit autrement.

— Qu’ont-ils à voir avec Lilja ?

— Rien du tout.

— N’est-ce pas pour me poser cette question que vous êtes venue me voir ?

— Je voulais simplement savoir si vous aviez entendu ces prénoms dans le passé. Cela ne va pas plus loin.

— Je suis heureuse de constater que vous n’avez pas oublié ma fille.

— Nous faisons de notre mieux.

Elinborg s’empressa de changer de conversation. Elle posa d’autres questions sur le quotidien de Lilja et persuada sa mère que la police était toujours en veille au cas où de nouveaux indices viendraient à apparaître malgré les années qui avaient passé. Elle resta un bon moment chez la femme et ne prit congé d’elle qu’à la tombée de la nuit. Hallgerdur la raccompagna jusqu’à son véhicule et s’attarda dans la bise glaciale qui soufflait du nord sans en percevoir la morsure.

— Avez-vous déjà perdu l’un de vos proches de cette façon ? demanda-t-elle à Elinborg.

— Non, pas de cette façon, si vous entendez par là…

— C’est comme si le temps s’était arrêté. Il ne se remettra en route que lorsque nous saurons ce qui est arrivé.

— C’est évidemment terrifiant de voir de telles choses se produire.

— Le plus triste, c’est que cela ne prend jamais fin, nous ne pouvons pas faire notre deuil correctement car nous ne savons rien, observa Hallgerdur avec un demi-sourire, les bras croisés sur sa poitrine. Une chose que nous ne retrouverons jamais a disparu avec Lilja.

Elle passa sa main dans ses cheveux.

— Et cette chose, c’est peut-être nous-mêmes.


C’était le calme dans la boulangerie où travaillait Aslaug. La clochette suspendue à la porte sonna désagréablement quand Elinborg entra dans la boutique avant de quitter la petite ville. Le vent du nord avait forci et l’avait presque projetée à l’intérieur du magasin. Une délicieuse odeur de pain frais et de gâteaux lui caressait les narines. Une jeune femme qui portait un tablier assurait le service et rendait la monnaie à un client. Elle referma le tiroir-caisse et adressa un sourire à Elinborg.

— Avez-vous de la ciabatta ? demanda l’enquêtrice.

La jeune femme vérifia sur les étagères.

— Oui, il nous en reste deux.

— Je les prends et donnez-moi aussi un pain complet tranché, s’il vous plaît.

La vendeuse plaça les pains aux olives dans un sachet et attrapa le pain complet. À son tablier était accroché un badge où on lisait son prénom : Aslaug. Elles étaient maintenant seules dans la boulangerie.

— Je vous en prie, dit la vendeuse.

Elinborg lui tendit sa carte de crédit.

— Je crois savoir que vous étiez très amie avec la regrettée Lilja, observa-t-elle. Vous êtes bien Aslaug ?

La jeune femme la regarda et sembla tout de suite voir où elle voulait en venir.

— En effet, confirma-t-elle en tapotant son badge de son index. Je m’appelle Aslaug. Connaissiez-vous Lilja ?

— Non, je travaille à la police du district de Reykjavik et je passais par là, répondit Elinborg. Je viens de discuter avec mes collègues d’ici : notre conversation est partie sur Lilja et la manière dont elle a disparu sans qu’on parvienne jamais à trouver une explication. Ils m’ont assuré que vous étiez sa meilleure amie.

— En effet, convint Aslaug, je l’étais. Nous étions… c’était une fille super. Alors comme ça, vous avez parlé de nous ?

— La disparition de Lilja est venue dans notre discussion, répéta Elinborg en reprenant sa carte. Elle avait l’intention de passer la nuit chez vous, n’est-ce pas ?

— Oui, c’est ce qu’elle avait dit à sa mère. J’ai cru qu’elle était tout simplement partie à la campagne. Elle y allait tellement souvent. Je ne me suis même pas posé de questions. Je l’ai croisée dans la matinée. Nous avions plus ou moins prévu d’aller au cinéma ce soir-là et nous nous étions dit qu’ensuite, nous irions chez moi. Nous étions en train d’organiser un voyage au Danemark. Nous devions y aller rien que toutes les deux. Puis… puis cette chose est arrivée.

— Comme si la terre l’avait engloutie, observa Elinborg.

— C’était tellement incroyable, répondit Aslaug. Tellement absurde. Il est incompréhensible que de telles choses puissent se produire. Tout ce que je sais, c’est qu’elle ne s’est pas suicidée. Elle a dû être victime d’un accident idiot… Elle allait souvent marcher sur l’estran. La seule chose qui me vient à l’esprit, c’est qu’elle est tombée, qu’elle s’est assommée et noyée dans la mer.

— Vous excluez l’hypothèse d’un suicide ?

— Absolument. Je la trouve complètement ridicule. Elle cherchait un cadeau d’anniversaire pour son grand-père. C’est ce qu’elle m’a dit le matin même. Le dernier endroit où elle a été vue était un magasin de sport qui vend du matériel d’équitation. Son grand-père est un grand passionné de chevaux. On l’a aperçue dans cette boutique, puis elle a disparu. Et personne ne sait rien.

— Le magasin de sport n’avait pas ce qu’elle cherchait, précisa Elinborg qui avait gardé en tête les dépositions des personnes entendues par la police.

— Non.

— Ensuite, fin de l’histoire.

— Et comme je dis toujours, c’est incompréhensible. Je n’ai contacté personne, cela ne m’a pas inquiétée de voir qu’elle ne se manifestait pas dans la soirée. Nous n’avions rien décidé de définitif et elle allait souvent chez ses grands-parents sans prévenir qui que ce soit. Je la croyais partie là-bas.

La clochette retentit et un nouveau client apparut à la porte. Aslaug lui donna la viennoiserie et le petit pain rond qu’il lui demandait. Un autre client arriva. Elinborg attendit patiemment.

— Et ses parents, comment vont-ils ? demanda-t-elle une fois qu’elle se retrouva à nouveau seule avec la vendeuse dans la boutique.

— Disons qu’il y a des hauts et des bas. Cet événement a durement éprouvé leur couple. Hallgerdur est devenue très croyante, elle est entrée dans une sorte de secte religieuse. Aki, son père, est différent. Il se tait, tout simplement.

— Vous étiez avec elle à l’école, n’est-ce pas ?

— Depuis notre plus tendre enfance.

— Et également au lycée ?

— Tout à fait.

— S’y plaisait-elle ?

— Énormément, tout comme moi. C’était un vrai génie des maths. La physique et les matières scientifiques étaient celles qui l’attiraient le plus. Je préférais les langues étrangères. Nous envisagions même de partir étudier ensemble au Danemark, rien que nous deux. Cela aurait été vraiment…

— Elle parlait également de partir aux États-Unis, me semble-t-il.

— Oui, elle voulait quitter l’Islande pour aller vivre à l’étranger.

La porte s’ouvrit à nouveau. Aslaug servit quatre clients à la suite avant qu’Elinborg puisse lui poser des questions sur Edvard. Elle était reconnaissante à la jeune fille de ne pas poursuivre la discussion en présence d’oreilles étrangères.

— Y avait-il un enseignant qu’elle appréciait particulièrement ? reprit-elle. Je veux dire, au lycée ?

— Non, je ne pense pas. C’est qu’ils étaient tous très sympas.

— Vous rappelez-vous un certain Edvard ? Je crois qu’il enseignait justement les matières scientifiques.

— Oui. Je me souviens de lui. Il y a longtemps qu’il est parti. Je ne l’ai jamais eu en cours, mais Lilja l’a eu comme prof. Je m’en souviens.

— Elle ne vous a jamais spécialement parlé de lui ?

— Non, en tout cas, cela ne me revient pas.

— Mais vous vous souvenez de lui ?

— Oui, un jour, il m’a même déposé en ville.

— Vous voulez dire ici, au centre-ville ?

Aslaug afficha un sourire pour la première fois depuis le début de leur conversation.

— Non. Edvard vivait à Reykjavik et un jour, il m’a déposé là-bas.

— Attendez un peu, c’est récent ?

— Récent ? Non, ça remonte à des années. À l’époque où il travaillait ici. C’était même avant la disparition de Lilja : je me souviens que je lui en avais parlé. Il avait été très sympa. Pourquoi me posez-vous ces questions sur lui ?

— Et ensuite ? Vous a-t-il simplement laissée à Reykjavik ?

— Oui. En fait, j’attendais l’autocar quand il s’est arrêté pour me proposer de m’emmener. J’allais faire des achats en ville et il m’a déposée au centre commercial de Kringlan.

— C’était dans ses habitudes de prendre des passagers ?

— Je n’en sais rien, répondit Aslaug. Il était agréable et sympathique. Il m’a même proposé de passer le voir chez lui si j’en avais envie.

— Chez lui ?

— Oui. Qu’y a-t-il ? Pourquoi toutes ces questions à son sujet ?

— Et vous y êtes allée ?

— Non.

— Et Lilja, lui est-il arrivé de monter dans sa voiture ?

— Je l’ignore.

La porte s’ouvrit et un nouveau client entra, suivi d’un autre. La boutique se retrouva bientôt pleine à craquer. Elinborg prit ses pains et salua Aslaug. Puis elle quitta le magasin. Le tintement de la clochette résonnait dans ses oreilles.


Elle reprit la route de Reykjavik et arriva au magasin de produits orientaux juste avant la fermeture. Johanna était absente. Quand elle demanda à lui parler, la jeune femme présente sur les lieux lui expliqua qu’il lui arrivait de la remplacer en cas de besoin. Elinborg ne se rappelait pas avoir déjà vu cette demoiselle. Elle précisa qu’elle connaissait bien Johanna et qu’elle aurait souhaité lui parler. La remplaçante était l’une des nièces de la propriétaire. Âgée d’environ vingt-cinq ans, souriante et serviable, elle lui avoua qu’elle travaillait de plus en plus fréquemment à la boutique depuis que la santé de sa tante s’était détériorée, il y avait maintenant environ une année. Il était impossible de dire ce dont elle souffrait, probablement était-ce le surmenage, expliqua-t-elle sans la moindre timidité en ajoutant que sa tante était une femme très courageuse, qu’elle travaillait constamment et qu’elle ne surveillait pas sa santé comme il se devait. Elinborg eut l’impression qu’il n’y avait pas eu foule au magasin depuis le début de la journée : cette jeune femme semblait toute heureuse d’avoir trouvé quelqu’un avec qui discuter.

— Vous pouvez peut-être m’aider puisque que vous êtes souvent ici, déclara-t-elle. J’ai déjà expliqué tout cela à Johanna. Elle sait que je suis de la police et que j’essaie de retrouver une jeune femme brune qui vient sans doute vous acheter des épices pour les plats tandooris, peut-être même des terres cuites.

La jeune femme secoua la tête, pensive.

— Elle porte certainement un châle, ajouta Elinborg. Je pourrais vous le montrer, mais je ne l’ai pas emporté avec moi.

— Un châle ? répéta la jeune femme. Et Johanna n’a pas pu vous aider ?

— Elle m’a dit qu’elle allait s’en occuper.

— Je n’ai vendu qu’une seule terre cuite à tandoori cet automne. Et ce n’était pas à une fille qui portait un châle, mais à un homme.

— Et parmi vos clients réguliers, vous ne vous souviendriez pas d’une jeune brune qui en aurait aussi acheté ? Une femme qui s’intéresserait à la cuisine indienne ou orientale, à des plats épicés de manière exotique, et qui aurait peut-être même voyagé en Extrême-Orient ?

La vendeuse secoua la tête.

— Je serais pourtant heureuse de pouvoir vous aider, observa-t-elle.

— Oui, je suppose. L’homme qui vous a acheté ce plat en terre cuite, est-il venu seul, vous rappelez-vous ce détail ?

— Oui. Aucune femme ne l’accompagnait. Je me souviens de lui parce que je l’ai aidé à porter ses paquets jusqu’à sa voiture.

— Ah bon ?

— Oui, il ne voulait pas me déranger, mais je lui ai dit que cela ne posait aucun problème.

— Il avait besoin de votre aide ?

— Il boitait, répondit la jeune femme. Il avait une jambe plutôt bizarre. Il était vraiment adorable. Il m’a remerciée je ne sais combien de fois.

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