XXXIX

Adamsberg sortit de l'auberge sans pouvoir distinguer son mur de ceux des maisons voisines, tout rouges ou bleus qu'ils fussent. Il huma l'odeur d'humidité iodée que portait la brume immobile, celle qu'il avait sentie sur l'île tiède, celle surtout que Retancourt avait flairée bien avant eux, la déterminant à remonter sur la plate-forme pour observer ce que le vent leur apportait de l'ouest. Retancourt qui avait vaincu le nuage de l'afturganga. Il remonta la manche de son anorak et consulta ses montres. Il les voyait, mais il ne pouvait dire avec exactitude où étaient les aiguilles. Même avec la boussole, qui gisait là-bas près des trous de piquet, ils n'auraient pas pu maintenir un cap, encore moins distinguer les blocs de glace dérivants.


Dans la salle, Eggrún pansait d'un geste sûr la cheville de Veyrenc, après y avoir appliqué un baume très odorant, très semblable à l'onguent que Pelletier avait posé sur la patte d'Hécate. Rögnvar était penché sur la jambe du blessé, préoccupé. Il appela Almar d'un geste, pour la traduction.

— T'es sûr que tu t'es tordu le pied en courant sur les galets ? demanda-t-il à Veyrenc.

— Certain. Ce n'est qu'une entorse, Rögnvar.

— Mais t'as sacrément mal, hein ?

— Oui, reconnut Veyrenc.

— Et quand t'es tombé, t'as ressenti une douleur vive ? Comme au cœur de l'os ?

— Oui, après un temps. Une déchirure du ligament sans doute.

Rögnvar reprit ses béquilles et se dirigea vers Gunnlaugur, qui disputait une partie d'échecs solitaire.

— Je sais ce que tu veux, dit Gunnlaugur.

— Oui. Appelle l'aéroport, qu'ils mettent un avion en alerte pour l'hôpital d'Akureyri. Faudra surveiller cette cheville toutes les heures. Si le violet grimpe au-dessus de la bande, on l'embarque.

— Et comment on va décoller, avec cette brume ?

— Ma main au feu qu'elle ne s'est pas étendue jusqu'à la piste. Ou pas si épaisse. Elle est seulement sur l'île du Renard et sur nous.

Gunnlaugur poussa un pion et se leva.

— Je vais téléphoner, dit-il. Touche pas aux pièces.

Dans son dos, Rögnvar examina l'échiquier. Puis il déplaça la tour noire. Il était le plus grand joueur de Grimsey, elle-même la plus grande île du jeu d'échecs.


Adamsberg aida Veyrenc à rejoindre une petite chambre qu'Eggrún lui avait préparée au rez-de-chaussée.

— Et elle ? On en fait quoi ? demanda Eggrún en désignant Retancourt.

— On ne la bouge pas, dit Adamsberg. Elle récupère cinq fois plus vite que nous.


Eggrún jeta un œil à la table d'échecs où son mari venait de découvrir le coup bas de Rögnvar.

— Le temps qu'ils fassent la revanche et la belle, estima-t-elle, pas de dîner avant 20 h 30. Dormez trois heures.


À 19 heures, Rögnvar laissa Gunnlaugur perplexe face à une manœuvre cruciale qui menaçait sa dame, pour aller examiner la cheville de Veyrenc endormi. Pour le moment, « ça » ne gagnait pas vite. Néanmoins, les doigts avaient enflé et une tache violette de la taille d'une demi-couronne dépassait du haut de la bande.

— On laisse l'aéroport en alerte, dit-il en se rasseyant, posant ses béquilles au sol.


Retancourt, éveillée depuis une demi-heure, avait demandé par gestes le droit de s'asseoir auprès d'eux pour regarder la partie. Du coin de l'œil, elle vit Eggrún s'affairer à disposer leur table, puis apporter les plats. Hareng, morue et saumon, en tranches séchées, fumées, salées, bières et même une bouteille de vin. Encore ne s'agissait-il que des entrées. Un festin qui signalait que l'assaut victorieux de l'île de l'afturganga avait rompu la glace, si l'on peut dire.


Assis sur son lit, Adamsberg ne s'était assoupi que par instants. Il attendit que la pendule de l'auberge sonne le quart de 8 heures pour descendre dans la salle et aider Gunnlaugur à porter Veyrenc jusqu'à leur table. Retancourt les rejoignit et s'assit d'un bloc sur sa chaise, les traits tout à fait reposés. Adamsberg versa le vin et leva son verre.

— À Violette, dit-il sobrement.

— À Violette, répéta Veyrenc.

— Votre chute sur la plage aurait pu nous être fatale, dit Retancourt en choquant son verre contre celui du lieutenant.

— Ce n'est pas ma chute, Retancourt. C'est l'afturganga qui m'a rattrapé. Rögnvar en est convaincu. Il ne me quittera pas avant de s'être assuré que la jambe ne va pas se gangrener d'un seul coup.

— Mais il a raison sur un point, dit Retancourt. C'est vrai qu'il n'y a pas âme qui vive sur ce rocher. Pas même des œufs de macareux sur la falaise. Pas même le museau d'un phoque à la surface des eaux. Je n'ai pas vu un sillage. Ils ont eu de la chance, les touristes, de haler des phoques, beaucoup de chance.

C'était le moment, pensa Adamsberg, l'esprit encore embrumé par le choc de sa découverte. Pourtant, qu'attendait-il d'autre en allant gratter les résidus à la recherche supposée d'un feu de camp et de graisse de phoque ?

— Almar m'a parlé tout à l'heure, dit-il en déposant doucement sur la table les cinq petits os, à présent rangés dans une boîte de pastilles pour la toux. C'est ce qu'il y avait dans les trous de piquet, expliqua-t-il pour Retancourt qui dormait déjà quand Almar avait lavé les ossements.

— Ce sont des os, dit Retancourt en en attrapant un.

— De macareux, dit Veyrenc. Ils ont quand même trouvé cela à manger.

— Non, Louis, ce n'est pas du macareux. C'est de l'homme.


Adamsberg se leva dans le silence pour aller chercher Almar dans sa chambre. Le petit homme venait juste de se réveiller et enfilait un gros pull bleu.

— Venez leur expliquer, Almar. Je ne me souviens plus des noms, je ne serai pas crédible.


— Ce sont des os du carpe, dit Almar en désignant son poignet, situés entre l'avant-bras et la main. Le poignet, comme on dit. On en a huit, qui s'imbriquent les uns dans les autres sur deux rangées. Vous avez du papier, commissaire ? Merci. Comme cela vous verrez mieux, dit-il en dessinant sommairement les deux os de l'avant-bras, puis les huit petits carpiens et le départ des os de la main, les « métacarpes », précisa-t-il. Sur la rangée du haut, voici le scaphoïde, le semi-lunaire, le pyramidal, et le délicat pisiforme, en forme de pois chiche écrasé.

— C'est joli, comme noms, dit Veyrenc d'une voix plate.

— Sur la rangée du bas, le trapèze, le trapézoïde, le gros capitatum et l'os crochu.

— Vous étiez médecin ? demanda Retancourt en avalant machinalement son reste de viande.

— Je suis kinésithérapeute, à Lorient. Je me fais des extras en offrant mes services d'interprète. Ce pourquoi je peux vous certifier que vous ne souffrez que d'une grosse entorse, dit-il en se tournant vers Veyrenc. Peut-être d'une déchirure ligamentaire et d'une contusion d'un métatarsien, mais il n'est pas cassé. On ne pourra en être certain que lorsque l'enflure sera un peu résorbée. Piqûre d'anticoagulant avant le voyage en avion, et botte immobilisante à Reykjavik. Je vous trouverai ça. Six semaines de repos.

Veyrenc hocha lentement la tête, le regard fixé sur les petits os que manipulait Almar.

— Ils sont vieux, ces os ? demanda Retancourt.

— Non. Ils ne proviennent pas de la main du sécheur de poissons. D'ailleurs à cette époque, il y avait des piquets dans les trous. Regardez sur celui-ci, dit-il en levant une des pièces sous la lumière, on note encore l'amorce d'une attache ligamentaire. Je dirai qu'ils ont sept ans à quinze ans.

Retancourt leva ses yeux clairs vers Adamsberg.

— Je n'ai pas entendu dire que l'un des voyageurs ait été estropié.

— Non, lieutenant.

— Ce qui n'est pas marrant, reprit Almar, c'est que ces deux-là, le pyramidal et le pisiforme, s'emboîtent l'un dans l'autre. Vous voyez ? Les facettes correspondent exactement. Et ce pyramidal à son tour s'adapte sans hiatus sur son voisin, le semi-lunaire. Essayez.

Les trois os passèrent de main en main, chacun tentant de les assembler comme s'il s'agissait d'un casse-tête chinois, pendant qu'Adamsberg commandait par signes une seconde bouteille de vin. Almar buvait vite.

— Ce n'est pas facile quand on n'a pas l'habitude, dit Almar en les récupérant. Quant à ces deux-là, le trapèze et le capitatum, ils s'ajustent aussi. Mais leurs facettes supérieures ne collent pas avec notre semi-lunaire et notre pyramidal.

— Résultat ? dit Adamsberg qui le connaissait déjà, et qui remplit les verres.

— Vous avez commandé du vin ? Mais je vous ai dit que ça coûtait la peau du cul, dit Almar.

— Eggrún a offert la première bouteille, j'ai commandé la seconde. Moindre des politesses.

— Au fait, Brestir vous a rendu les cinq cents couronnes ? Son bateau est revenu sain et sauf.

— Oui, Almar. Poursuivez, je vous en prie. Les facettes qui collent, les facettes qui ne collent pas.

— C'est cela. Ce qui nous donne deux poignets différents, aucun doute là-dessus.

— Un droit, un gauche ? demanda Veyrenc.

— Non, il s'agit de deux mains droites. De deux individus. J'ajouterai, dit-il en séparant prestement les petits os en deux tas comme on mise au jeu, un homme et une femme. Le pyramidal, le pisiforme et le semi-lunaire pour la femme. Le trapèze et le capitatum pour l'homme. Si cela vient de votre groupe, je vous assure qu'il y a eu un foutu drame pas marrant du tout.

— Que s'est-il passé, nom de Dieu ? dit Veyrenc.

Almar avala deux longues gorgées de vin.

— À vous de finir, commissaire, dit Almar en levant les mains. J'en ai terminé pour ma partie. Pas envie de continuer.

Adamsberg attrapa les deux os de la main masculine et les plaça à son tour sous la lumière.

— Ici, une entaille de couteau, dit-il, et là, deux autres entailles. Les os ont été sectionnés à la jonction entre le poignet et la main. Et leurs extrémités coupées sont noires. Ce n'est pas de la crasse. Ce sont des traces de feu.

Adamsberg reposa les os sur la table, au moment même où l'un des joueurs, derrière lui, plaquait une pièce sur l'échiquier.

— Échec et mat, conclut Adamsberg sourdement. Ils ont été découpés, et mangés. Le légionnaire et Adélaïde Masfauré, ils ont été mangés.

Eggrún débarrassa la table silencieuse et déposa devant chacun d'eux une crêpe et de la confiture de rhubarbe. Almar la remercia avec animation.

— Si vous n'avalez pas ce dessert, c'est vous qui serez bouffés, dit-il. Forcez-vous.

— Question de courtoisie, marmonna Veyrenc.

— Pour un cadeau, c'est un cadeau, dit Adamsberg, en attaquant sa crêpe.

— Tu parles de l'offrande de l'afturganga ?

— Oui.

— On comprend qu'il t'ait appelé de si loin. Ce n'était pas un détail. Et cela souillait son île.

— Oui. Tu parles qu'ils avaient attrapé des phoques, tu parles, dit Adamsberg en haussant la voix. Ils les ont tués pour les manger. Je vais fumer dehors, ajouta-t-il en attrapant son anorak.

— Faut finir les crêpes d'abord, ordonna Almar.

— Qui sont excellentes, murmura Retancourt d'un ton uni. Almar, remerciez Eggrún pour ce dîner. Chaleureusement.

— On prévient Danglard ? demanda Veyrenc à Adamsberg.

Une étincelle rapide et rare passa dans le regard vague du commissaire.

— Non, dit-il.


Pendant qu'Adamsberg et Retancourt enfilaient à leur tour leurs anoraks, Veyrenc attrapa les béquilles en bois rustiques que lui avait données Gunnlaugur. « Mais non, ça ne manquera pas », avait-il assuré. Il en avait douze paires à l'auberge, les touristes passaient leur temps à se casser la gueule, avait traduit Almar.

— Berg, appela Gunnlaugur en levant la tête de l'échiquier, pion en main. Restez devant l'auberge. Ne vous éloignez pas de plus de trois mètres. Il y a un banc devant la seconde fenêtre. Il est rouge, tâchez de le repérer et n'en bougez pas.

Ils trouvèrent le banc, d'autant plus facilement que Gunnlaugur avait ouvert la fenêtre pour les guider dans cette brume inouïe. Adamsberg n'avait jamais vu cela. Du pur coton brut.

— Faudra remettre de la glace sur l'entorse, dit Almar qui les avait suivis avec son verre.

— On en trouvera, doc, dit Veyrenc. Ce n'est pas la neige qui manque.

— C'est beau ici, dit Adamsberg en allumant les cigarettes à la ronde. Je ne vois rien à un mètre, mais je suis certain que c'est beau.

— Atrocement beau, dit Almar.

— Je crois que je vais rester là, dit Adamsberg.

— Avec Gunnlaugur et Eggrún qui nous couvent à présent comme des canetons, je reste avec toi, dit Veyrenc. Il faudrait que je me trouve aussi un prénom islandais. Almar ?

— Lúðvíg, tout simplement.

— Parfait. Et Retancourt ?

— C'est quoi son prénom ?

— Violette, comme la petite fleur.

— Alors, Víóletta.

— C'est simple, au fond, l'islandais.

— Atrocement simple.

— Je n'ai jamais dit que je restais, dit Retancourt. Ils jouent beaucoup aux échecs ici ?

— Sport national intense, dit Almar.

— On n'a pas eu le temps de copier le texte de la stèle pour Danglard, dit Veyrenc après un silence. Cela devait raconter quelque chose comme : étranger, toi qui foules cette terre, prends garde…

… aux vices immondes des hypocrites infâmes, poursuivit Adamsberg. On pourrait réussir à deviser comme cela toute notre vie sans en parler, finalement. Sans jamais parler de l'île tiède et des os. On ne s'en sort pas si mal. On se dirait des choses et d'autres, et puis on les répéterait, et puis on irait finir notre verre, et puis on dormirait.

— À quelle heure est l'avion demain ? demanda Veyrenc.

— Midi sur le tarmac, dit Adamsberg. Le temps qu'ils effarouchent le million d'oiseaux, on sera à 13 heures à l'aéroport de la ville d'en face.

— Akureyri, dit Almar.

— Puis départ pour Reykjavik à 14 h 10, arrivée à Paris à 22 h 55 heure locale.


Paris.

Il y eut un silence presque ombrageux.

— Et on parlerait, et on dormirait, dit Adamsberg.

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