XLI

Autour de la longue table de la salle du concile de la brigade, les agents s'étaient disposés de façon très inhabituelle ce vendredi matin, ce jour férié de 1er mai, et la distribution des cafés d'Estalère en était perturbée. Instinctivement, en l'attente de l'arrivée d'Adamsberg, des groupes d'influence s'étaient formés, et rassemblés. Au haut bout de la table, au fond de la salle, les commandants Danglard et Mordent n'avaient pas modifié leur position de responsables en chef. Mais au lieu de l'organisation ordinaire, on trouvait Retancourt placée à l'autre extrémité, comme prête à faire face à Danglard, encadrée d'un côté de Froissy et d'Estalère, de l'autre de Mercadet et de Justin. Sur sa droite, nota Danglard, s'étaient assis les mécontents hésitants, dont Voisenet et Kernorkian. Sur sa gauche, les mécontents résolus, dont Noël avait pris la tête. Le brigadier Lamarre, tout juste rentré de son congé à Granville et ignorant de la situation, était installé entre deux chaises vides, lisant rapidement les rapports de la dernière quinzaine.


Un arrière-goût de l'Assemblée de Robespierre, pensa Danglard, avec ses factions, avec ses Enragés, ses Girondins, ses Indulgents, sa Plaine. Il soupira. Quelque chose se brisait au royaume d'Adamsberg, et il n'était pas sûr de ne pas en être le premier responsable. Renfrogné, il n'avait pas envoyé un seul message en Islande pour savoir comment se déroulait l'inutile expédition, qu'il craignait pourtant dangereuse. Et n'en avait, c'est normal, reçu aucun en retour. Mais il ne se faisait pas d'illusion. Adamsberg ne rapportait rien dans ses bagages, et pas même une bouteille de brennivín pour lui.


Veyrenc entra assez majestueusement sur ses béquilles en bois, et s'assit sur la chaise que Retancourt avait réservée près d'elle. Il se tourna de biais et demanda à Estalère un tabouret sur lequel caler sa jambe.

Danglard eut un sursaut. Veyrenc s'était blessé. Comment ? Et à comparer les visages du lieutenant Veyrenc et de Retancourt, blanchis, légèrement altérés de quelques plis et poches, il comprit qu'ils avaient traversé quelque chose de mauvais. Et lui, Danglard, l'ordinairement tant loyal Danglard, à présent retranché dans son irritation tenace d'opposant, n'avait pas demandé de nouvelles. Il chassa cet accès de remords et se prépara pour l'exposé du lieutenant Veyrenc. Qui n'aboutirait à rien. Et c'est là que le bât blessait, et durement.

— Attendons-nous Adamsberg ? demanda-t-il en regardant sa montre.

— Non, dit Veyrenc, examinant les visages fermés ou les têtes inclinées, croisant le regard du commandant.

— Blessé, lieutenant ? demanda Mordent.

— Une empoignade assez osée sur la rive déserte de l'île tiède.

— Et avec qui ? s'étonna Danglard. Si cette rive est déserte ?

— En effet, dit Veyrenc. Il avançait sa gueule, nul ne pouvait le voir,

Rampant sur son corps blanc au long des galets noirs,

Il nous avait donné, nous n'avions pas rendu,

Il mordit jusqu'à l'os en reprenant son dû.

Veyrenc eut un geste ample du bras, qui évoquait pour lui l'afturganga, et que Danglard interpréta différemment : « Vous ne pourriez pas comprendre. » Ce qui, en un sens, revenait au même.

— Vous êtes donc parvenus sur cette île, nota Danglard. Et ensuite ?

— Permettez, commandant, que j'expose les faits à ma manière.

— Faites, dit Danglard.


Depuis combien de temps, se demanda-t-il avec quelque mélancolie, une réunion à la brigade s'était-elle déroulée dans une ambiance aussi grinçante ? Conscient en même temps que le ton de sa propre voix y contribuait grandement. Une pensée rapide le parcourut en un frisson. L'échappée d'Adamsberg, et même sa désertion, qui le plaçait de fait, lui, Danglard, au poste provisoire de chef de la brigade, lui convenait-elle, d'une manière ou d'une autre ? Cherchait-il sans le vouloir l'éviction d'Adamsberg ? Et si oui, depuis quand ? Depuis qu'il avait endossé ce brillant habit violet qui le rehaussait tant, depuis qu'il avait ressenti — goûté, admiré ? — le pouvoir de domination de Robespierre ? Mais lui, le nouveau dirigeant par défaut, qu'avait-il fait, dit ou découvert qui fasse progresser l'enquête Robespierre ? Hormis déverser son savoir quand on l'en priait ? Et Noël, et Voisenet, et Mordent ? Est-ce qu'un seul d'entre eux avait apporté le moindre grain de sable à l'édifice ?

Les grains de sable. Par une association d'idées simple et rapide, Danglard revit les toiles de Céleste, enfin, sa toile unique, et son mouchetis de rouge. Qu'il fallait observer à la loupe pour y découvrir des coccinelles. Était-ce cela, le sommaire message de Céleste ? Attirer l'attention sur la dignité souriante des petites choses, infimes et négligées ? Avait-il avancé sans loupe, incapable de ramasser une seule coccinelle ?

Au bord d'un vague malaise, Danglard se versa un grand verre d'eau qu'il avala d'un trait, fait inhabituel, pendant que Veyrenc commençait son exposé, au moment où leur canot quittait le port de Grimsey pour l'îlot, sans accompagnateur. Veyrenc avait fait l'impasse sur les avertissements de Rögnvar et sa jambe emportée par l'afturganga.


Évidemment, le passage sur l'identification des os humains et ce qu'ils signifiaient du drame — le cannibalisme — déclencha des ondes successives de stupeur et de répulsion, des exclamations, des indignations, des questions, des alarmes. Pour un temps court, ces faits exceptionnels eurent raison des humeurs et des factions. Adamsberg ne s'était pas trompé, c'était bien une tout autre histoire qui s'était déroulée sur l'île.

Veyrenc maintenait ses distances, veillant aux turbulences, et enchaîna sur l'action décisive de Retancourt pour les tirer hors de la brume mortifère, sans s'y attarder pour éviter tout appel à la compassion. Il y eut quelques sifflets d'estime et des signes de tête approbateurs. Jusqu'à ce qu'un certain calme revienne et que Noël attaque sur les issues concrètes de cette expédition.

Qui leur apportait quoi, au juste ?

Au juste ? Si étonnants soient les résultats, en quoi l'enquête progressait-elle, de quelque manière ?

Confusion, avis divergents, discussions vaines.

— Kernorkian, coupa Danglard, votre rapport sur la manière dont Lebrun-Leblond nous filent entre les doigts ? Que donne l'examen du réseau des caves, des toits, des cours ? Le commissaire vous l'a bien demandé ?

— Oui, commandant. C'est fait.

— Fait ? Sans que j'en connaisse les conclusions ?

— Désolé, commandant. Je pensais devoir remettre mon rapport au commissaire à son retour.

Une vague aigreur de nouveau, dans les pensées de Danglard, une aigreur qu'il n'avait jamais connue et qu'il n'aimait pas. Il emplit son verre d'eau et avala quelques gorgées pour la diluer.

— En l'absence du commissaire, je le remplace. Réseau des caves ?

— Non, commandant, il n'y a pas de communication par les caves, ni par les cours. Mais la sortie peut s'opérer par les toits. Les pans de zinc sont droits et les obliques faciles. Entre les deux immeubles, le passage est de trente centimètres, et protégé par une grille ferrée anti-pigeons. Rien d'un exploit sportif. Par un vasistas, on entre dans le bâtiment du 22, et par son parking, on sort dans une rue latérale. C'est ainsi que, très probablement, ils quittent François Château sans se faire repérer.

— Alors lundi soir prochain, accrochez Leblond par cette sortie et localisez son domicile. Conduisez l'opération avec Voisenet et Lamarre. Une voiture et une moto.

— Bien, commandant.

— Et ensuite ? réattaqua Noël. Et ensuite rien ! Quatre morts. Et on va continuer à poursuivre ces fantoches, Château, Lebrun, Leblond, Sanson, Danton et autres, choisis parmi sept cents, faute de mieux, faute de rien. Tandis que notre commissaire s'en est allé résoudre un drame touristique en Islande.

— À ses frais, signala doucement Justin.

— Mais absent, souligna Noël à voix forte, suivi par les grommellements de sept hommes en uniforme.

— La stagnation de l'enquête n'est pas de son fait, intervint Mercadet. On attend impatiemment tes suggestions, Noël.

— Adamsberg est-il le seul à devoir réfléchir ? ajouta Retancourt.

— Mais réfléchit-il ? rétorqua Noël. L'enquête s'enlise parce qu'Adamsberg stagne, et il stagne parce qu'il court ailleurs, au Creux ou au pôle Nord. Et cette stagnation se répand sur nous, elle nous cloue au sol, elle nous prive d'initiatives.

— Personne ne te demande d'être aussi sensible à son influence, dit Mercadet.

— Je ne vois pas où est la faute, ajouta Froissy. Toutes les investigations, tous les interrogatoires et les suivis possibles ont été lancés.

Adamsberg, arrivé à dessein tardivement, était adossé au chambranle de la porte, écoutant ces derniers échanges.

— Qui n'ont toujours rien donné, dit Mordent. On croirait jeter de l'eau dans du sable.

— Et pourquoi ? dit Justin en dévisageant Danglard.

— Certes, son esprit était en Islande, articula prudemment Danglard. Mais ce volet est à présent clos.

Adamsberg choisit cet instant pour pousser la porte, générant une onde de silence total.


Il examina tout d'abord la jambe de Veyrenc, s'assurant que le voyage n'avait pas entraîné de complication, ordre d'Almar. Il revit Brestir, Eggrún, Gunnlaugur, Rögnvar, le bras levé, sur le port. Et face à lui, ces hommes renfrognés en semi-révolte, frustrés par cette enquête impotente, exaspérés par leur défaut d'inspiration, incapables d'admettre que cette pelote d'algues était sombre et coriace. À cet état d'impuissance, il fallait bien trouver un exutoire. Lui. Il croisa les regards vacillants de Danglard et Mordent, qui ne l'attendaient plus, et se tint debout derrière les sièges de Retancourt et Veyrenc, tandis qu'Estalère lui glissait une tasse de café entre les mains. Il observait l'assistance, notant les changements de place, les rancœurs, les hésitations, les fronts durcis, et cet étrange flottement dans l'allure de Danglard, une épaule haute, une épaule basse, comme divisé entre fronde et détresse.

Danglard, futur meneur de l'équipe ? Et pourquoi pas ? Il possédait une clarté et une science si supérieures aux siennes. Détaché, presque indifférent, Adamsberg considéra son équipe, sans plus savoir au juste si elle était encore « son » équipe. Il choisit ses mots.

— Comme l'a exposé Veyrenc, l'exploration islandaise a fait exploser les mensonges de Victor et d'Amédée Masfauré. Elle nous désigne un assassin prêt à tout pour tenir au secret ses deux meurtres et l'anthropophagie.

— Prêt à tout ? dit Noël. Mais qui n'a cependant rien fait en dix ans. En quoi cela nous concerne-t-il ?

— En ce que sur les douze voyageurs, il en demeure six en danger de mort, auxquels il faut ajouter Amédée.

— Et qui ne sont toujours ni morts, ni menacés.

Noël avait plus de courage que d'autres, tel Voisenet, tête courbée, ou Mordent, qui feuilletait son dossier. Courage largement puisé dans sa violence naturelle, mais courage tout de même.

— Simple information, lieutenant, dit Adamsberg. Quant à l'échiquier Robespierre, il ne bouge toujours pas. Or les animaux bougent. Il existe donc une cause à cet immobilisme, qui n'est pas la fatalité, qui n'est pas la malchance. Je crois la pressentir, mais je ne peux pas l'exprimer. Bien noté, Danglard ?

— Oui, répondit Danglard d'une voix plate. Ce qui ne nous conduit toujours nulle part.

— Nulle part ?

Danglard interrompit ses notes, alerté par une légère modification de la voix du commissaire, qui se faisait incisive. Un fait rare, et toujours accompagné d'un regard anormalement précis. Il leva les yeux et le vit, ce regard en vrille, un rien embrasé, qui surgissait de l'atonie ordinaire des yeux d'Adamsberg. Pour lui peut-être, et pour lui seul, cet éclair si bref et déjà disparu.

— Vers où ? demanda Danglard.

— Vers le mouvement. Il faut aller là où les animaux bougent. Ne pas s'attarder, comme l'a compris Retancourt, là où la brume nous cloue sur place. Je serai absent cet après-midi. En attendant, Danglard, vous restez aux commandes de la brigade. J'ai idée que quelque chose séduit dans cette relève.

Adamsberg acheva son café froid puis, sac plastique en main, contourna la table pour se poster auprès de son plus vieil adjoint. Il lui prit son crayon des mains et écrivit sous ses notes : Nulle part, Danglard ? L'afturganga ne convoque jamais en vain. Et son offrande conduit toujours sur un chemin.

Puis il sortit du sac la bouteille de brennivín et la posa aimablement sur la table.

— On y va, dit-il à Veyrenc en repassant derrière lui.

— Au Creux ? murmura Retancourt.

— Oui.

Veyrenc se dressa sur ses béquilles tandis que Retancourt, non convoquée, se levait à son tour pour les suivre. Une étrange conversion, songea Adamsberg. Quand on en a bavé dans la brume, on en a bavé dans la brume, aurait expliqué Rögnvar.

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