Longtemps je me suis attendri sur mon sort et j’ai dû trouver pour qualifier mes états d’âme quelques-unes des plus belles phrases de la langue française. Mon humilité naturelle m’incitait à penser que « mon cas » n’avait d’intérêt que pour moi, mais il m’intéressait beaucoup. Je me croyais malheureux au point que je le devenais plus ou moins. Cette situation inconfortable dénaturait les joies existentielles qui m’échurent et je vécus une sorte de convalescence morale sans vraiment avoir été malade. Du temps passa, et un jour je m’aperçus que j’avais guéri de cette longue non-maladie à séquelles sans m’en apercevoir. J’en fus soulagé mais troublé ; guérir sans pilules est toujours suspect pour les gens comme moi qui savent trop bien que tout a un prix et que la gratuité est un piège à cons.
Voilà où dérivent mes pensées tandis que je fais le point de ma piètre existence, assis sur la brève marche en fer de cet escalier en tire-bouchon.
Le silence s’amplifie, si je puis dire, en même temps que la pénombre. Les bruits ne sont plus qu’extérieurs et parviennent à l’état de chocs réverbérés. Ils montent de l’embarcadère.
Ensuite, quand la nuit sera là, je pressens que seule m’atteindra encore la rumeur de San Francisco, tout proche mais inaccessible. Frisco dont les lumières se mettent à flamber, puis à trembler à travers la brume du soir.
Je ne suis pas d’un tempérament couard, tu le sais ; pourtant j’avoue que ma raie culière est hermétique à cet instant. Se sentir seul dans le pire pénitencier d’Amérique a de quoi te filer la glaglate. Je me dis qu’il y a trente piges, à cette même heure, les vies des détenus devaient produire un monstre fourmillement. Toutes ces respirations, toutes ces toux composaient — je crois l’entendre — un grondement de fauve terré. Les incongruités, les branlettes, les soupirs ! Mon Dieu ! Et les gémissements ! Hein, dis : les gémissements ? Forbans ou pas, meurtriers ou non, y en a bien qui devaient souffrir, ou je me goure ? Souffrir dans leur viande, souffrir dans leur âme. Pleurer, peut-être, en faisant passer leurs sanglots pour des quintes de toux, pour des glaviots, voire des ricanements ?
Le froid me gagne. Je pose mes pompes pour ne plus faire de bruit en me déplaçant. Je retourne vers l’entrée : c’est bouclarès. Je ne perçois aucune présence au-delà des lourdes. Le dernier prisonnier d’Alcatraz, c’est moi !
Bon, au turbin ! La nuit sera rude.
Me croiras-tu quand je t’aurai dit que les clés confectionnées par l’incandescent s’avèrent inutiles car mon éternel sésame est, à lui tout seul, à la hauteur de la situation. Je m’en étais douté.
Il suffit d’insister, pour le mettre au pas, ce farceur ! Cric ! crac ! et les serrures font leur reddition à qui mieux mieux ! Un beurre !
Je m’active silencieusement, avec précision, mais une angoisse irréfléchie m’investit. Tu m’imagines, cousine, dans ce pénitencier désert marqué par tant de souffrances, tant de violences, tant de déchéance et de misère ? L’absence des quelque trois cents forçats qui purgèrent là leurs peines constitue je ne sais quelle étrange menace ; à croire que chaque vilain a déposé en ces lieux ce qu’il y avait de plus pernicieux en lui. Des bêtes féroces ! Des tueurs, des kidnappeurs, des violeurs, des braqueurs. Tous ces ennemis publics classés number one ! J’ai lu qu’un jour, au cours d’une tentative d’évasion, un groupe de forcenés est parvenu à neutraliser les gardes avec des armes prises dans la gun galerie ; ils les ont enfermés dans les cellules 402 et 403, et le fameux Joe Cretzer les a abattus à travers les barreaux. La photo de Cretzer figurait au dos de la couverture du livre : un gars massif, jeune, le cheveu épais séparé par une raie presque médiane, avec un regard tranquille et homicidaire. D’ailleurs, ce qui caractérise tous ces convicts, ce sont leurs yeux implacables : Hubbard, Thomson Coy, McCain, Young, Karpis, sans parler de la vedette Al Capone… Des regards « d’ailleurs », qui condamnent impitoyablement, sans rémission. Des regards qui tuent !
Cellule 593.
Elle est plongée dans l’obscurité, le halo lumineux en provenance de la ville, s’arrêtant au ras de la galerie. J’actionne ma torche à halogène (qu’il ne faut pas confondre avec l’allogène qualifiant certaines populations). Le local est rigoureusement vide, à l’exception du lavabo et du chiotte qui sont demeurés scellés, l’un au mur, l’autre au sol.
Un vif découragement me saisit. Qu’ai-je à attendre de ces 4 ou 5 mètres carrés de ciment ? Malgré tout, puisque je suis là, je me mets à étudier le sol, le plafond et les murs centimètre par centimètre. Rien ! Pas une fissure, pas un orifice, sinon quelques trous peu profonds résultant de l’enlèvement de la table, du tabouret et des deux étagères. Je les examine néanmoins.
Mais je sais qu’ils ne me révéleront rien. A l’époque où Thomas Garden « habitait » cette gentilhommière, ces petits orifices abritaient chacun une vis, et même si Doc les avait utilisés pour planquer son secret (il aurait fallu que celui-ci fût très petit), on l’aurait découvert en évidant la cellule.
Un souffle glacé semble errer dans la prison et je crois déceler des odeurs écœurantes de sueur et d’excréments. Je vais m’accouder au bastingage de la galerie. Des découpes de lueurs géométriques éclairent faiblement cet endroit maudit, selon le caprice des fenêtres. Est-il arrivé que Doc s’accoudât ainsi sur cette main courante glacée ? En eut-il jamais la possibilité ? Délirait-il quand il affirmait à mon compatriote, la vieille canaille d’Alfred Constaman, qu’il détenait la preuve d’un complot contre J.F.K. ? Il se camait, le brave médecin. Peut-être que, dans ces périodes-là, il fabulait ? Pourtant, aux dires du « copain de Félicie », il parlait de l’attentat en 62, c’est-à-dire une année avant qu’il n’ait lieu !
Je m’ébroue et retourne dans la cellule 593.
Je viens de penser au siphon du lavabo. J’espère que les mâchoires de la pince dont je me suis muni seront suffisamment larges. Elles le sont. Le hic c’est pour dévisser le « collier ». Plusieurs décades qu’il est en place, tu juges ? Le calcaire, la rouille, ont boulonné pendant ce temps-là. Je m’arc-boute, les pieds à plat contre le mur ; je tire sur le manche de la pince à m’en faire éclater les balloches. Mes biceps sont en feu ; je vais me faire une hernie, c’est couru ! Quand je fraiserai une frangine, elle croira que mon pneu a heurté un trottoir et craindra qu’il éclate pendant l’opération du ravitaillement en viol.
Au moment où je vais renoncer, je crois percevoir un frémissement. Au lieu d’insister, je reprends souffle. Inutile de me bousculer, j’ai toute la noye pour moi ! Je frotte mes mains aux paumes brûlantes sur mon pantalon. Paraît que dans l’hémisphère sud, en se vidant, l’eau d’un lavabo tourne de gauche à droite et non de droite à gauche comme dans le nôtre. A moins que ce soit le contraire, la physique et moi, tu sais ; toujours est-il que c’est inversé. Marrant, non ?
Je crache dans mes pognes, pas qu’elles aient du jeu, et hardi petit ! Ho ! Hisse ! Et ça vient ! Triomphe de la volonté humaine ! On est loin de l’époque où on sautait de branche en branche en se retenant par la queue, hein ? Je braque le faisceau de ma loupiote dans le siphon. Balle-peau ! Zob ! Nothing ! Evidemment, Garden ne disposait pas d’un outil comme le mien pour débrancher ce putain de tuyau. Et s’il y avait introduit un corps étranger, il n’aurait pas tardé à être obstrué, déjà que quand ça coule normalement il se bouche !
Je n’ai plus qu’à raccorder le siphon grosso modo, manière de cacher la merde au chat[24].
Pour m’activer, je place ma torche verticalement sur le sol, son faisceau blanc éclaire le dessous du lavabo. Comme j’achève de revisser le collier récalcitrant, quelque chose me fait tiquer. Un rien ! Je note simplement que le scellement qui fixe le bac de faïence au mur n’est pas partout de la même couleur. Dans la partie supérieure il est blanc sale, par-dessous, il est d’un gris verdâtre. Effet de l’humidité ? Probablement. Malgré tout, je le gratte du poinçon de mon couteau « armée suisse ». Et que constaté-je-t-il, Achille ? Qu’il ne s’agit pas de plâtre ni de ciment, mais de chewing-gum archisec, comme les chemises de l’archiduchesse.
Tu sais, le changeur d’un électrophone quand il met un disque sur le plateau ? Cette lenteur solennelle, majestueuse en tout cas, qu’accompagne un léger cliquettement. Il dépose son disque, se retire ; puis le bras de l’appareil entre en piste (c’est le cas de le dire) et la musique éclate. Ici, c’est rutilant comme Tannhäuser.
Je vis un instant de folle intensité. Je touche au but. Je bouche au tut. Ai-je déliré sur ce sujet qui restera brûlant jusqu’à ce que la vérité éclate ? Était-ce de la fumée de gamberge ? De la poudre de perlimpinpin ? Une délirade collective entre mes collaborateurs et moi ? On a cru aux mouches ? On s’est embarqués sur un bateau de papier ? On s’est fait mousser le pied de veau ? Trituré le mental ? On a berluré de concert ? On navigue dans de la choucroute ? On patauge dans du caramel mou ? On croyait des choses ? On s’est gonflé l’espoir au pet de lapin ?
Je suis là, agenouillé, ce qui est la position d’humilité absolue. Caressant du bout des doigts cette frange rugueuse. Peut-il encore subsister des microbes dans cette gum mâchée voici trente ans ? Questions imbéciles, hors de propos mais qui m’assaillent en foule, en trombe !
Je cueille un petit burin d’acier trempé (dans quoi ?) au plus profond de ma trousse de dépannage. J’attaque le faux mastic (pourtant bien mastiqué). Il cède facilement, par copeaux. Je dégage de la sorte une rainure d’une dizaine de centimètres de long et large d’environ 2 mm (si je disposais d’une chaîne d’arpenteur, je pourrais me montrer plus précis, tu dois donc te fier à ma seule appréciation). Moment fatidique : je glisse un fil de fer terminé en crochet par l’ouverture en cigognant par saccades (pléonasme). Il ne se passe rien. Impossible de regarder dans la fente, l’épaisseur de mon temporal empêchant mon œil de se plaquer contre le mur. Serais-je bité ? Mon incommensurable allégresse va-t-elle se mettre à panteler comme le sexe d’un académicien diabétique[25] ?
La rage me stimule. Voilà que j’engage le bout de mon burin dans l’orifice, l’enfonce du talon d’un de mes mocassins (que j’ai posés, je te le rappelle) et qui me sert de marteau.
Lorsque l’objet est engagé de quelques centimètres, je tire dessus. Des bribes de plâtre choient. Je tire encore, m’arc-boutant sous le lavabo en essayant de le soulever avec mon dos. Lutteur forain ! Jean Valjean soulevant la charrette à l’essieu brisé du père Macheprot pour qu'on puisse dégager le vieux roulier.
Ça se met à branler au manche (comme disait le professeur Ackouille, de Boston). Et voilà que je perçois un léger choc. M’informe. Un machin vient de tomber par la rainure aux lèvres écartées. J’appelle cela un machin, malgré la richesse incontestée de mon vocabulaire, parce que, à première, seconde et troisième vue, il est inidentifiable.
C’est en métal léger, c’est plat, c’est de la dimension d’une grande carte de visite et trois lettres formant le mot CAO, se lisent encore en relief sur le métal.
L’ayant dûment trituré et examiné, je comprends qu’il s’agit d’un couvercle de boîte de conserve que l’on a aplati, découpé, puis plié en deux pour en faire une espèce d’enveloppe. On a dû glisser un papier à l’intérieur avant de rabattre les bords sur trois côtés et les avoir bien écrasés afin de rendre la chose hermétique.
Merci, petit Jésus ! Comme vous êtes bien toujours à la hauteur !
Renonçant à décapsuler l’étui sur l’heure, je glisse cette double plaque dans la poche de ma limouille sport. Tout contre mon cœur qui ne bat que pour moi !
Gagné ! Triomphe de l’esprit sur la matière. Une connasse qui ne pense pas plus loin que la mèche de son Tampax a déclaré que mes books abaissaient le niveau moral de l’homme. Cette pétasse qui doit se laisser tringler à tous vents, ne peut supporter mes baiseries à répétition. D’où sa scandalisation. Quand elle désenfourche son bidet, elle redevient pudibonde, la mère. La mise étant larguée, elle récupère sa fraîcheur adolescente ; pour elle, les bonnes manières et la vertu s’acquièrent avec une savonnette et un jet rotatif. Mijaurée de mes couilles ! Je pense à toi dans le sépulcral silence d’Alcatraz et je t’affirme, main tendue pour le serment d’usage, que ton mépris pour moi n’est rien en comparaison de la pitié agacée que tu m’inspires.
Je te rebute parce que tu es destinée au rebut. Vivement que tu sois vieille avec une chatte grise qui ne frise ni ne mouille plus ! Je te souhaite toutes les gibbosités de l’âge, toutes ses verrues et excroissances, ses rides, ses incontinences, ses abdications, et je t’espère desséchée et solennelle, bourrée de principes comme une peau de lapin est bourrée de paille pour rester tendue. Oui, je te souhaite longtemps mémé, ayant passé le temps des nostalgies pour aboutir dans la grande aridité de l’oubli. Et alors tu ne sauras plus San-Tantonio et ses pétasses en délire à l’ombre spermatante de ses forêts de bites ! Non plus que le gros paf de Bérurier. Les pipes baveuses, les enfourchements épiques de donzelles braillardes auront disparu à jamais. Et toi tu commenceras à apprendre l’horizontal à l’école des déclins.
Oh ! et puis à quoi bon t’en vouloir ? L’adrénaline est mauvaise conseillère. Peut-être que si je te baisais, au lieu de te maudire, tu aimerais ce que j’écris ; il suffit de si peu de chose pour faire capoter nos convictions ou nos destins !
Je rassemble tout mon petit chenil, le remballe soigneusement, récolte les déchets dans un sachet de plastique. Après quoi, je regagne le couloir en prenant soin de relourder les portes derrière moi.
J’ai faim, comme toujours lorsque je remporte une victoire. Heureusement que je me suis muni de chocolats et d’une pomme. Je décide de retourner au barber shop pour y attendre le jour. J’ai apporté, en guise de couvertures, deux grands sacs à poubelle. En les enfilant, un par le bas, l’autre par le haut après y avoir percé un trou pour le visage, je n’aurai pas froid, étant chauffé par la chaleur de mon corps. Le fauteuil à bascule du coiffeur subsiste encore, capitonné de cuir. Il peut s’allonger et comporte un repose-jambes : de quoi roupiller presque convenablement. Une supposition (improbable, mais sait-on jamais ?) qu’il y ait une ronde nocturne, il serait surprenant qu’on m’aperçoive, allongé sur ce siège plongé dans l’ombre.
Je croque ma pomme, glisse le trognon dans mon sachet et prends mes quartiers de nuit.
Je suis tenté — ô combien ! — de « décacheter » l’enveloppe métallique trouvée derrière le lavabo et de prendre connaissance de son contenu. Mais une sorte de « taquinerie perverse » réprime cet élan. Je décide de ne l’ouvrir que demain matin, en compagnie de Mathias, lorsque nous serons bien peinards dans notre piaule d’hôtel. Le supplice de Tantale est parfois excitant. C’est un peu comme lorsqu’une belle fille est à ta portée et que tu recules l’instant de l’enfourchement. L’assouvissement est toujours intense, mais il est si rapide que toute jouissance pour acquérir sa vraie dimension a besoin d’un long prologue. Ce sont les prémices qui font la fête.
Situation peu banale ; moi, enveloppé dans mes sacs à poubelle et allongé sur un fauteuil vétuste de coiffeur qui accueillit les plus grands gangsters de l’entre-deux-guerres et aussi ceux d’un peu après. Moi, dormant comme dormait le pauvre petit agneau qui fit, à son réveil, la connerie de s’aller désaltérer dans le courant du nom de Pur Dormant au sein d’un immense pénitencier vide.
Quelle santé, n’est-ce pas ? Quel empire sur soi-même !
Car je roupille vraiment, et figure-toi que j’ai chaud sous ma pellicule de plastique. Le rectangle de métal léger placé dans la poche poitrine de ma chemise est pour moi un bouclier d’airain. Je vais laisser Mathias en relever délicatement les bords, puis l’ouvrir et me tendre le papier qu’il contient FATALEMENT. Alors je placerai ce document en pleine lumière et, avec un calme durement acquis, j’en prendrai connaissance.
Avant de sombrer dans le sirop d’ange, j’élève mon âme à Dieu pour un merci franc et massif. On Lui réclame toujours, au Seigneur, mais quand on obtient, on ne Le remercie jamais, ingrats que nous sommes.
L’âme en paix, je me place en chien de fusil. Un bon moment je tente de capter la rumeur creuse hantant les nuits d’autrefois à Alcatraz. Que sont devenus tous les méchants qui furent rassemblés en ce triste endroit ? Morts pour la plupart, bien sûr ; au bout de trente ans, tu penses ! Mais morts de quelle mort dite violente ? Morts en criminels à jamais marginalisés. Etranges destins.
Mon sommeil est riche en rêves variés. Je me vois, en plan subjectif, assis dans un fauteuil voltaire au milieu d’une roseraie qui embaume. Mon siège est tout à coup saisi de lévitation et décolle lentement du sol, dans un ralenti de fusée s’arrachant à sa rampe de lancement, le cul environné d’émulsions. Et puis le fauteuil s’élève dans les nues, il monte dans un azur ruisselant de soleil, monte vers l’infini. Bientôt, je ne distingue presque plus la Terre ; ne subsiste de la mère planète qu’une orange bleue annoncée par le poète…
Un peu plus tard… Quoi ? Je ne sais plus… Une voluptueuse sensation de mains féminines faisant la connaissance de mon corps. Un parfum, là encore ! Exquis mais obsédant. Et puis, à nouveau, cette magistrale impression de lévitation. Quoi de plus extraordinaire pour un individu que de s’arracher à l’attraction terrestre ? La liberté totale, enfin ! Ça doit être cela, mourir : ne plus toucher terre, tout simplement.
Des bruits extérieurs m’atteignent. Sirènes de bateaux. Appels lointains ! Rumeur de la mer… Il fait jour, une lumière, qui deviendra radieuse plus tard, joue dans les vitres des fenêtres. Je remue mollement. Tiens, j’ai déchiré mon sac à poubelle supérieur en bougeant. Je me défais de ses lambeaux, puis retire le sac inférieur. Contrairement à mon rêve, ça ne sent pas la rose, mais le crin humide, le cuir épuisé. Je m’assieds et bâille. J’avise une alignée de cellules au bout de l’impasse servant de salon de coiffure. Ça doit pas être joyce d’exister en vitrine, de déféquer sans le moindre paravent, de bouffer et de lire au vu des gardes. Bien sûr, l’accoutumance engendre la « blaserie », mais avant d’accéder à l’indifférence, que de renoncements successifs !
Il est temps de faire mon ménage. Je récupère mes plastiques, les roule serrés avant de les glisser dans mon pantalon. Je chausse mes targettes, passe mon veston, me recoiffe.
Je donnerais ta couille droite contre une tasse de bon café et ta bite contre une douche brûlante. Ta dernière burne qui te serait dès lors inutile, je l’échangerais volontiers contre ma brosse à dents. On est affaiblis par la civilisation ; dans le fond ça doit être bénaise d’être un Esquimau cuirassé de crasse et de graisse de phoque, à tringler sa gerce dans son igloo.
Je fais quelques pas en boitillant, biscotte l’ankylose. Les gaziers d’Alcatraz devaient à peu près agir de la sorte, au petit matin, en débutant une journée toute pareille à celle de la veille, ainsi qu’à celles des lendemains. Je regarde ma montre. Sept heures. Me rappelle plus très bien l’heure de la première visite ; neuf plombes, je crois bien ! Je décide de faire un peu de traîninge dans les couloirs, histoire de me déverrouiller les muscles en plein… Coudes au corps, je me mets à zigzaguer dans le pénitencier, jusqu’à ce que le souffle me manque. Je m’arrête, haletant, comprimant ma poitrine de la main…
Et voilà que je reçois une décharge de dix mille volts dans les endosses. Ma dextre s’affole sur ma limouille froissée ! Misère et corde ! comme dit Béru : la plaque de métal léger n’est plus dans ma fouille !
Comment ? Qu’est-ce que tu dis ? Qu’un seul point d’exclamation est insuffisant, compte tenu de la gravité de la chose ? Tu as raison. Tiens, en voilà d’autres, rajoute ce que tu jugeras utile : !!!!!!!!!!!!!!!!!!
Ce premier coup de grisou surmonté, je me dis : « Calmos, mec : c’est en courant que tu l’as perdue. La plaquette métallique est sortie de ta poche et, comme elle est en aluminium, n’a pas fait de bruit en tombant. Alors, d’un pas lent, l’œil fureteur, je parcours tous les couloirs, allant jusqu’à inspecter au passage chaque cellule au cas où le « secret de Doc Garden » aurait glissé sous une porte. Mais c’est ultra-négatif.
Je reviens alors à mon lit, c’est-à-dire au fauteuil du coiffeur pour m’assurer que l’enveloppe métallique ne s’est pas échappée de ma vague pendant que je dormais. J’ai dû beaucoup remuer puisque mon sac à poubelle supérieur s’est déchiré !
Je le ressors de mon futal et l’étale sur le sol. Le regarde longuement. Quelque chose qui ressemble à un début de crise cardiaque bloque mes soufflets, mes éponges sont devenues dures comme l’acier : je respire avec deux enclumes, donc, pas très bien. Tu sais quoi, Eloi ? La grande poche de plastique ne s’est pas déchirée : « ON l’a découpée carrément dans le sens de la longueur avec un couteau. »
J’en ai connu des désilluses au long de ma garcerie de carrière ! J’en ai subi des avatars très monstrueux ! J’en ai effacé des échecs qui me flanquaient envie de me dégueuler entièrement ! Mais là ! Oui, là : je meurs ! Pour commencer, j’agonise, ce qui est la meilleure filière pour y parvenir.
J’avais gagné sur toute la ligne ! Je détenais le document fatal, et au lieu de me jeter dessus pour en prendre connaissance, non, je me le mets de côté comme le cigare qu’on vient de t’offrir et que tu décides de fumer après le repas. Tu trouves que je comporte normal pour un flic de haut niveau, técoinsse ? Moi pas. Je me bannis, me destitue, m’expulse. Enfin, réfléchissons tout de même.
Nous avons attiré l’attention de « certaines gens disposant d’une puissance occulte », en déboulant à Los Angeles. On a torturé notre chauffeuse pour lui faire préciser nos allées et venues. Depuis lors on nous file. On a vu que je ne repartais pas d’Alcatraz lors de ma seconde visite. Alors on m’y a laissé faire ce que je souhaitais. Dans la nuit, on m’a neutralisé à l’aide d’un gaz puissant, on m’a fouillé et on a trouvé sur moi la plaquette. Je pense que je dois la vie au fait que je ne l’ai pas décachetée, ou plutôt descellée. On s’est contenté de me l’engourdir. Conclusion, j’ai été miraculeusement inspiré en ne prenant pas immédiatement connaissance de son contenu car, si je récapitule le nombre de gens qui ont laissé leur peau dans l’aventure, à commencer par le sénateur Della Branla et en continuant par le fameux lieutenant Ouinn et le docteur Garden, les gars qui actionnent les ficelles ne sont pas à une viande froide près.
N’empêche que c’est abominable de se laisser détrousser de la sorte. En somme, j’ai retiré pour « ces messieurs » les marrons du feu ! En récupérant la plaquette, ils viennent de juguler l’unique fuite du complot.
Profané, meurtri, la dignité pleine de morpions, la conscience professionnelle en haillons, j’attends l’heure de pouvoir me casser.
Tu sais que j’entends un vilain bruit et que je finis par m’apercevoir que ce sont mes ratiches qui crissent de la sorte ? Putain de sa mère ! Si je tenais les mecs qui viennent de me jouer ce tour-là, je serais cap’ de leur sectionner la carotide avec les dents !
Perdre une bataille dans ces conditions, ça vous transforme le dargiflard en congélateur !
Des lourdes qui s’ouvrent, des pas, des mots ! Déjà la visite ?
Non, ce n’est que l’équipe de nettoiement qui vient fourbir les sols avant le rush des curieux.
Presto, je me paie une croisière pour le premier étage.