C’est un grand scientifique, Mathias, doublé d’un chercheur acharné et triplé d’un esprit curieux. Parfois, je me dis que si au lieu de mettre ses fantastiques dons au service de notre modeste labo de police il les avait exercés dans un institut apte à les promouvoir, il aurait déjà obtenu le Nobel.
Sa drogue annihilante, sérum de vérité à la puissance mille, et dont les effets disparaissent en ne laissant aucune trace dans la mémoire du sujet est proprement confondante.
Ainsi ce bon Robin Bolanski, dur parmi les durs, féroce et jouissant (nous venons d’en avoir la preuve) de l’estime policière du cru est soudain frêle comme un agnelet, heureux de répondre à notre curiosité et soucieux de nous satisfaire.
On lui aborde le passé par des questions passe-partout :
— Dis voir, Rob, ç’a été dur, Alcatraz ?
— Au début, oui. Chienne de vie, là-bas. On te foutait au mitard pour rien !
— Vraiment ?
J’ai oublié de te dire que le prévoyant Mathias a enclenché son minuscule magnétophone de fouille afin que nous puissions conserver toutes les déclarations faites par l’ancien bagnard.
— Oui, vraiment, enchaîne Robin. Dans « l'île », les cellules de haute sécurité étaient sans lumière. De quoi devenir dingue. Un de mes potes avait une recette : en y arrivant, il arrachait un bouton de sa veste et l’envoyait en l’air d’une pichenette. Après quoi, il se foutait à quatre pattes et se mettait à le chercher à tâtons jusqu’à ce qu’il l’ait retrouvé. Puis il recommençait ! Ça l’empêchait de devenir fou. Un autre prétendait qu’il fallait fermer les yeux et penser fort à la lumière, paraît qu’elle finissait par se faire dans son crâne. Alors il imaginait toutes sortes de beaux paysages, des femmes, tout ça…
— Tu as dit que la vie a été dure « au début », Rob. Par la suite ça s’est arrangé ?
Sa physionomie brigande s’éclaire. Il éclate d’un grand rire fumier.
— J’en ai roté pendant plus d’une année tout de même, d’autant que je faisais pas partie des détenus faciles. Et puis un jour, ça a été la bonne aubaine.
— Raconte !
Il se pourléche à l’avance de ce qu’il va nous dire. Ça doit lui humecter le slip autant que les lèvres.
— Un après-midi, pendant la promenade, un gardien est venu me chercher pour me conduire chez le directeur. Habituellement, on m’y menait quand j’avais fait une connerie, mais là, c’était une période où je me tenais à peu près peinard, aussi j’étais curieux d’apprendre ce qu’il me voulait. Avec lui, dans le bureau, se tenait un grand costaud avec un costume clair, un large chapeau de feutre qu’il gardait sur la tête et un regard qui vous attaquait d’emblée comme la flamme d’un chalumeau. Il m’a fixé sans broncher, puis a fait un signe de tête affirmatif au directeur. Alors celui-ci m’a présenté :
« — Voici Robin Bolanski, lieutenant Quinn, une sacrée charognerie de forte tête. »
« Le type a murmuré :
« — Hello, Robin ! »
« Il avait une voix de gonzesse à laquelle on ne s’attendait pas étant donné sa gueule et son gabarit.
« — Je vous laisse ! » a fait vivement le directeur.
« Et il est sorti précipitamment. Le gars s’est assis sur le coin du bureau, une de ses jambes se balançait et le bureau couinait. Moi je me tenais devant lui sans trop savoir quelle gueule faire, ni s’il fallait poser des questions ou quoi. Je sentais que du pas banal se préparait. A la fin, le lieutenant a dit de sa drôle de voix haut perchée :
« — Vous ne seriez pas contre un petit marché, Robin ? »
« — Je suis pour tout ce qui pourrait m’arracher à cet établissement de merde, lieutenant. »
« — Justement, il a répondu. Je crois savoir qu’il vous reste encore près d’une dizaine d’années à y tirer, non ? »
« — Dans ces eaux-là, oui. »
« — Si vous acceptez ma proposition, dans moins d’un an vous serez sur la rive d’en face, à bouffer de la langouste dans un restaurant de Fisherman ! »
« — Et il faut faire quoi, pour ça ? Démolir l’Empire State Building avec une pioche ? »
« Il a sorti un paquet de Camel de sa poche, en a pris une et m’a lancé le paquet :
« — Vous pouvez le garder. Que pensez-vous d’un de vos compagnons qui se nomme Tom Garden, dit “ le Doc ” ? »
« — Un sale crâneur qui se prend pour le nombril de cette taule ! »
« — Ça vous ferait du chagrin s’il mourait tragiquement ? »
« — Vous rigolez ! Si j’avais la foi, je prierais pour ça tous les soirs avant de m’endormir. »
« — Eh bien d’autres que vous prient aussi pour la fin de ce type, Robin. »
« — Ah oui ? »
« — Si fort, même, que je vous laisse carte blanche pour réaliser leur vœu. »
« On s’est regardés bien fort. Il a allumé sa Camel qu’il n’en finissait pas de rouler entre ses doigts[10].
« — Si je vous comprends bien… » ai-je commencé.
« Il m’a coupé :
« — Vous m’avez parfaitement compris. Il faut que votre crâneur aille crâner sous terre. Si l’opération est menée à bien, vous serez libéré dans moins d’un an ! »
« Malgré son regard terrifiant, je crois que je me suis marré.
« — Vous pensez tout de même pas, lieutenant, que je vais couper dans vos promesses. Si je refroidissais le Doc, je serais condamné à perpète, pour le moins, et j’irais me faire bronzer en haute sécu ! »
« — Non ! Ma promesse sera tenue. »
« — Qu’est-ce qui me le prouve ? »
« — Rien. »
« Il s’est levé, est venu poser ses deux mains sur mes épaules et m’a dit :
« — Vous êtes un homme, Robin, un vrai dur. Vous devez bien comprendre que, maintenant que je vous ai fait cette proposition, si vous ne butez pas Garden, c’est vous qui serez buté.
« — Si je le bute, également, j’ai soupiré. Vous êtes venu m’annoncer ma mort, somme toute ! »
« Il a grommelé un juron.
« — Une vraie tête de bois ! a-t-il poursuivi. Je vous dis qu’il s’agit d’un marché ; pas d’un marché de dupe : d’un vrai ! »
« Curieux, j’ai subitement cru à sa sincérité. Je lui ai dit :
« — Lieutenant Quinn, vous avez toujours votre mère ? »
« — Non, elle est morte la semaine passée ! Pourquoi ? »
« — Jurez-moi sur sa mémoire que ce que vous me proposez là n’est pas du bidon. Jurez-moi qui si je refroidis l’autre pomme on ne me condamnera pas mais, qu’au contraire, je serai élargi l’an prochain. »
« Il a eu un air très grave et sa voix s’est raffermie, il a levé la main et a déclaré solennellement, comme s’il s’était trouvé devant un tribunal :
« — Je jure que le marché que je viens de vous proposer sera respecté. »
On entend gueuler la mère Bella sous les rudes assauts du Gros. Il y va du guiseau, l’artiste ! C’est le grand démantèlement de printemps ! Je sais pas si le Robin est également fané du chauve à col roulé, ce qui laisserait sa radasse en panne d’émotions glandulaires, en ce cas, dis-toi que messire Queue-d’âne lui compense ses années de frustration physique !
— C’est Bella qui crie comme ça ? s’inquiète tout à coup le forban.
— Non, non, le rassuré-je : c’est la chauffeuse de limousine qui se fait avoiner par notre gros pote parce qu’elle a prévenu les draupers d’ici qu’il voulait la violer.
Mathias, qui continue de brandir son charmant enregistrement de gousset, revient à l’interrogatoire :
— Et donc, vous avez refroidi le Doc, Mister Bolanski ?
— Je me le suis payé au couteau à désosser. Vingt centimètres entre les côtelettes, au bon endroit, croyez-le. Je m’y connaissais en anatomie autant que lui !
— Et les conséquences ?
Il tapote les roues de son engin avec jubilation.
— Zéro ! Quinn avait dit vrai. Tout s’est déroulé ensuite comme prévu au « contrat ». Quelques mois plus tard, le pénitencier a été fermé, on m’a libéré officiellement peu après.
— Vous avez une idée sur la raison qui a motivé l’exécution de Tom Garden ? Car on peut parler d’exécution, vous êtes bien d’accord ?
Il fait un bruit d’après cassoulet avec la bouche.
— Aucune et je m’en tamponne : c’est pas mes oignons.
— Et après votre libération, ça a été quoi, votre vie ?
Là encore il jubile pendant que son égérie, limée à mort, pousse un cri de triomphe qui déclenche la sonnerie du carillon.
— Quand on sort d’une pension comme Alcatraz, on est un peu désemparé. J’ai failli aller à New York pour essayer de travailler avec la bande de Kid Harvey dont j’ai connu le lieutenant dans « l’île », et puis je me suis dit qu’il y avait peut-être mieux à faire, pour peu que je stimule un peu mes méninges. Je me suis mis à la recherche du lieutenant Quinn et j’ai fini par le dégoter à Washington après pas mal de pérégrinations.
« Je suis tombé sur lui dans un couloir de la C.I.A. Il était en bras de chemise, avec toujours son putain de chapeau sur la tête (peut-être qu’il a la pelade ou on truc de ce genre ?). Sur le coup, il a pas eu l’air heureux de me voir, mais alors pas du tout J’ai cru qu’il allait prétendre ne pas me connaître. Vite, j’ai pris les devants. Je lui ai dit ; « Paraît que vous êtes le lieutenant Quinn ? » Il n’a pas bronché, alors j’ai poursuivi : « Moi, je suis Robin Bolanski, un ancien pensionnaire d’Alcatraz, libéré pour “ bonne conduite ”. J’appartiens à ce genre de gars qui font confiance et auxquels on peut aussi faire confiance. J’ai pas envie de me relancer dans la grande truanderie, lieutenant. Ce que je cherche, c’est un boulot pépère “ au coup par coup ”, si vous voyez ce que je veux dire ? On peut faire appel à moi dans les cas délicats. Je suis descendu à l’hôtel “Anticosti ” pour quarante-huit heures. Supposez que quelqu’un aimant les marchés honnêtes ait un petit boulot à me proposer, il est sûr de m’y trouver jusqu’à jeudi. Allez, salut, lieutenant, heureux de vous avoir connu ; très heureux ! »
Robin se racle la gorge pour un glave de first importance. Il le rassemble puis l’expectore par la fenêtre ouverte.
— Et tu as eu du boulot, Rob ? lui demandé-je, sûr de la réponse.
— Un velours ! Deux ou trois fois l’an, je recevais une enveloppe. Dedans, y avait la photo d’un type, ses coordonnées et une botte de cent mille piastres ! J’ai pu m’arranger une existence pépère. Parfois, mon tempérament fougueux prenant le dessus, je commettais une petite bévue ; il me suffisait d’en informer le lieutenant Quinn et tout rentrait dans l’ordre. Les choses continueraient sûrement encore sans cette hémorragie cérébrale qui m’a déguisé en pot de fleurs.
— Et Quinn, tu as de ses nouvelles ?
— Non, mais à vrai dire je n’en ai jamais eu directement : une simple enveloppe je vous dis, sans nom d’expéditeur. Je continue d’en recevoir une, à Noël, avec cinquante billets dedans. C’est gentil, non ?
— En somme tu es pensionné de l’État ?
— Comme qui dirait. Je mène la bonne petite vie avec Bella. On s’est connus à l’époque héroïque et ça a été le grand amour. Évidemment, à présent j’ai plus les moyens physiques de la faire reluire, mais je lui propose une bonne manière quand elle a des vapes. Elle se couche sur la table, les pieds sur les accoudoirs de ma formule 1, et Robin la déguste scientifiquement. Comme racontait un éléphant dont un chasseur avait sectionné les balloches : je compense avec ma trompe !
On rit avec lui de sa boutade. Sa gagneuse revient, la démarche en crabe, le cul bas (dirait Castro).
Béru qui devrait être apaisé semble soucieux. Il vient à moi, le masque déformé par l’inquiétude :
— Tu sais ce dont je repense, Grand ? A mes caillettes dans mon coffiot à la banque. Tu croives pas qu’é s’ront nazebroques quand t’est-ce j’irai les récupérer ?
— Penses-tu. Du moment que tu as fait le vide en aspirant un grand coup l’air du coffre…
— Moui, hein ?
Il ne demande qu’à être heureux, le Gros. Il est fait pour. Alors il chasse son angoisse et sourit.
Désignant la dame Bella, il déclare :
— Un bon petit lot ! Pas feignasse du train, la mère ! Quand j’I’ai eusse eu monté la chatte en mayonnaise, elle a voulu que j’y défonce la porte de derrière ! Pas fastoche car elle avait jamais dérouillé du monumental dans la bagouze. Elle acceptait la visite dans la lune s’I’ment des micheons qu’avaient le braque format cigarillo. Alors tu penses, quand j’ai arrivé dans sa bétonneuse à chocolat av’c mon mandrin hors classe, ses miches jouaient plus L' Beau Danube bleu, fatal ! J’ peuve te dire qu’elle a mordu l’oreiller pour pas ameuter la garde. « Tu veux qu’ j’te signasse un armistice, mon trésor ? », j’y d’mandais. « Non, non, continue ! elle répondait, m’I’faut tout ! » Elle avait beau causer en espingouin, j’pigeais sa volonté. « C’est la dame de fer, cette grosse vache. Et même j’sus certain qu’la mère Tâte-Chair eusse pas pu enquiller une empétardée pareille, tout anglaise qu’elle soye été. Regarde-la arquer, Poupette ! Doit z’avoir l’couloir à lentilles kif l’tunnel sous la Manche ! C’est des enragées, ces anciennes radeuses. Tu croirais qu’é profitent de leur retraite pour oublier les choses du sesque, ben non, tu voyes ? Quand une superbe occase s’présente, é sautent dessus, la moniche grande toute verte ! »
Ainsi parle Bérurier le Grand, Bérurier le Gros. Bérurier l’Unique, Seigneur de la grosse veine bleue !
Avant de prendre congé du couple, je me penche sur Robin Bolanski.
— Hé ! Rob ! Tu sais des trucs à propos de l’affaire Kennedy, toi ?
Il sourcille. J’ai idée que la potion miraculeuse commence à cesser ses effets car il reprend sa sale gueule chafouine de gus en pétard contre tout ce qui bouge.
— Quelle affaire Kennedy ? il demande.
— Ben, l’attentat de Dallas, quoi !
Il hoche la tête :
— Qu’est-ce que j’en ai secouer, moi, de Dallas ! S’ils l’ont refroidi, c’est qu’ils avaient leurs raisons, non ?
— Qui « ils » ?
— Ceux qui le voulaient viande froide, pardi ! Que d’histoires pour quelques coups de flingue !
— T’as raison, Rob ! Allez, salut !
On les met.
A notre vif étonnement, il y a foule devant la maisonnette bleue. Des gamins, des adolescentes efflanquées, des grosses commères joyeuses, des vieillards sarcastiques, des marchands de fritailleries, un pasteur noir, des filles de joie, des hommes de peine, un chamelier ayant égaré sa caravane, un pêcheur de perles de culture complètement inculte, plus quelques badauds en ordre dispersé. Un touriste japonais rembobine son rouleau de pellicule en riant magot.
Notre garce de petite chauffeuse se tient légèrement à l’écart et je m’informe de la raison de ce rassemblement : on ne distribue rien gratis, Jean-Marie Le Pen ne harangue pas, et l’épouse du Président Bush ne montre pas sa cicatrice de césarienne, alors ?
La dark môme m’explique que la fenêtre dépourvue de rideaux donne sur la pièce où Bérurier vient de perpétrer avec la dame Bella. Un gamin alerté par les clameurs de la gagneuse de Robin a eu l’idée de mater. Ayant vu, il a donné l’alerte, ce qui dénote de la part de cet enfant un esprit altruiste, car il est rare qu’un individu tombant sur une pareille aubaine ne la garde pas pour sa satisfaction personnelle.
Lorsque Alexandre-Benoît passe la porte, il est littéralement ovationné. On l’entoure ! Des gens lui font signer des autographes, des dames lui proposent dix dollars pour avoir le droit de palper sa braguette et le Japonais insiste pour qu’il exhibe son membre devant l’objectif. Tu parles ! Dans un patelin où l’on fabrique des capotes anglaises format sapajou, la photo d’un tel braquemard aura davantage d’impact que le musée Bernard Buffet.
Sa Majesté assume avec brio son vedettariat. Il rechigne pas à produire son sexe, non plus qu’à le laisser caresser. Ce n’est pas la première fois de sa carrière de queutard qu’il connaît un tel succès de masse.
Aidé de Mathias, je finis par l’engouffrer dans la belle limousine.
Il n’a même pas le temps de réintégrer Popaul dans son studio, aussi son monstre du Loch Ness se met-il à folâtrer sur ses genoux.
— Si tu t’installais dans ce pays, remarque le Rouquin, tu aurais vite une réputation supérieure à celle de Sinatra.
Le Mastard a une expression de noblesse maîtrisée.
— Pourquoi, ici ? Partout ! fait-il, très simplement.
Je donne des directives à la Noiraude qui se prénomme Nancy, comme la vieille peau du père Reagan.
Béru remise tant mal que bien son instrument de forage en soulevant sa partie inférieure, le dos arc-bouté contre la banquette.
— Elle était sympa, c’te Bella, fait-il. Tout l’temps qu’ j’y enquillais mon fox à poil ras dans l’joufflu, é m’ criait un mot d’amour en espago. Pourtant, l’était pas à la noce, Ninette. T’as meilleur compte d’t’enfiler un oursin en guise de suppositoire dans le recteur plutôt qu’ Mister Mandrake ! Elle m’hurlait commak : « Mantequilla ! Mantequilla ! » C’est gentil, non ?
— Ça veut dire beurre, en espagnol, lui apprends-je.
Il bouche-bée[11] et la lumière inonde son esprit magmateux.
— Ah ! je comprends ! La pauvrette ! Comme quoi, faute d’causer français, on s’fait enculer sans confession ! Enfin, maint’nant qu’c’est fait, elle est parée, la chérie.
Il sourit puis nous dit :
— Ma d’vise pour bien vivre, vous savez quelle était-ce, les gars ? La même que le P’tit Chapon Rouge : « Beaucoup de galette et un p’tit pot de beurre ». Avec ça, on est paré. S’I’ment, évid’mment, pour être riche, faut avoir les moyens !
Ayant proféré cette vérité première, il fait coulisser la vitre de séparation et lance rageusement à notre conductrice :
— Espèce de punaise !
Il referme brutalement, mais se sentant incomplètement soulagé, il rouvre et ajoute :
— De merde !
Il avait son cabinet à Hollywood, le docteur Garden. Le magicien Mathias a pu retrouver l’adresse de « Doc » dans Bloomfield, pas loin des studios Universal. On s’arrête devant un immeuble en pierre de taille, bâti dans les années 20, avec des ornements de bronze tarabiscotés sur la façade et une porte en bronze elle aussi évoquant quelque vieille banque de la City londonienne. Ça fait pas loin de quarante piges qu’il a quitté le quartier, le « paysagiste en gueules ». Pour retrouver quelqu’un l’ayant connu, ça va pas être « évident », comme ils disent tous, avec leur foutue manie des mots ou expressions à la mode. Maintenant, t’interviewes n’importe qui à la téloche, t’entends dire que « c’est pas évident ». Moi je trouve que ce qu’il y a de vraiment évident, c’est leur connerie. Alors là, te fais pas de souci : elle est toujours présente au rendez-vous !
Béru s’est endormi après ses exploits de sommier. Le repos du guerrier ! Ensuite il se réveillera et clamera qu’il a faim. C’est un animal authentique, ce mec !
Nous descendons, Xavier et moi, et nous demeurons plantés sur le trottoir d’en face à mater ce building d’une douzaine d’étages.
— En somme, tu espères quoi ? me demande Mathias.
— Je ne sais pas… Rien ! C’était pour voir où Garden vivait avant de plonger la tête la première dans le crime. Essayer de piger…
Et mon pote, impitoyable :
— De piger quoi ?
— Oh ! tu me les casses ! Tu sais bien que moi, c’est à la renifle que ça se passe. Il vivait là dans la fin des années 50.
Le Rouquemoute murmure :
— En tout cas ce n’est pas à l’époque où il habitait cet immeuble qu’il a pu entendre parler de l’assassinat de Kennedy puisque celui-ci n’était pas encore Président.
— Très juste, Auguste. Par contre, comme il évoluait dans un monde de rupins, il a pu connaître quelqu’un qui serait amené un jour à participer à un complot contre J.F.K.
— Il est parti d’ici pour vivre dans des pénitenciers, ce n’est pas le genre d’endroit où on rencontre des personnes d’influence.
Il veut toujours faire prévaloir la logique, l’incendié. Y a rien de plus casse-bonbon que les cartésiens : ils vous mettent trop le nez dans la vie ! Et le rêve, alors ? Et le merveilleux ? Ils en font quoi, ces branques ?
Je traverse la chaussée pour pénétrer dans l’immeuble. J’avise un grand Noir loqué d’un jogging blanc qui est en train de briquer l’énorme boule d’escalier. Il a une joue enceinte de quatre plaquettes de chewing-gum mâchées simultanément.
— Hello ! l’abordé-je, manière de lui montrer que j’ai de la conversation.
Il me file une œillée en chanfrein et m’honore d’une onomatopée qui, si elle était répétée onze fois de suite fournirait, ma foi, un honnête alexandrin.
— Vous êtes le gardien de l’immeuble ? insisté-je.
— Y a de ça, ouais.
— Savez-vous s’il y a un locataire habitant l’immeuble depuis les années cinquante ?
— J’étais pas né à cette époque, ricane le Noir ponceur-de-boules.
— Je n’étais pas né à l’époque de Lincoln, pourtant je sais qu’il a existé, j’objecte.
Pour tempérer le sarcasme, je lui tends un bifton de vingt dollars. Il l’enfouille sans hésiter et me remercie d’un signe de tête désinvolte.
Puis, comme je semble attendre, il déclare :
— Au 1102, y a les Minsky ; ils sont tellement vieux qu’ils ont dû arriver aux States avec le Mayflower, voyez toujours.
Puis il reponce sa boule de cuivre avec une telle énergie qu’elle a déjà perdu dix centimètres de circonférence. J’ai idée que cette pomme d’escalier, pour lui, c’est un peu le noyau atomique de la bâtisse ; son point névralgique.
Je dis merci et on va fréter un des trois ascenseurs pour se faire hisser jusqu’au onzième.
Une petite dame au nez pointu chevauché par des yeux de souris, aux cheveux blanc bleuté mistifrisés, et au maquillage de plâtre, nous ouvre. Elle porte une robe rose d’adolescente se rendant à la distribution des prix de son institution.
Elle nous considère avec une attention qui la fait loucher davantage.
— Mais oui, messieurs ? fait-elle gentiment.
— Je vous prie de nous pardonner, madame Minsky, mais nous souhaiterions avoir une petite conversation très brève avec vous. Rassurez-vous, nous n’avons rien à vous vendre.
Elle sourcille.
— Cet accent ! s’exclame-t-elle. Cet accent ! Ne seriez-vous pas français ?
— En effet !
Elle pousse un petit cri de joie et appelle :
— Scott ! Viens vite voir : des Français !
Là-dessus, elle me tend la main en gloussant des « Hello, French boys ! hello ! hello ! »
L’autre moitié du couple se pointe (du Raz, ou plutôt du rase) avec une fausse barbe de père Noël consécutive à un savonnage exubérant. Il tient un rasoir à manche à la main et il ferait franchement nain s’il mesurait deux centimètres de moins. Il est en maillot de corps douteux (le corps comme le maillot) et caleçon court à rayures roses sur fond blanc.
A son tour, il pousse des « Hello » frénétiques, gambadant comme un gnome sur la lande bretonne, à qui une faunesse dévergondée montre sa petite culotte fendue.
Les Minsky délirants nous font pénétrer dans leur antre ce qui nous permet de constater qu’ils sont, (lui du moins) « tailleurs en chambre ». Ils nous expliquent qu’étant juifs polonais, ils sont parvenus à s’évader du wagon qui les conduisait à Dachau, et par miracle ils sont tombés sur un camp de prisonniers français travaillant dans les bois, alors qu’ils erraient sans nourriture. Ces derniers les ont planqués pendant plusieurs jours dans les ruines d’une grange ; ils leur ont fourni des vêtements, un peu d’argent, une boussole et, grâce à cette aide inespérée, le couple est parvenu à gagner la Suisse où de la famille les a accueillis et leur a payé le voyage aux États-Unis.
Nous sommes « leurs premiers Français », depuis cette époque mémorable, d’où la liesse déclenchée par notre survenance.
Dès que je peux en placer une, je leur demande la date de leur arrivée dans l’immeuble de Bloomfield. La réponse me comble : 1948.
— Vous avez connu, par conséquent, le docteur Thomas Garden ?
— Très bien : il habitait le huitième ; c’était un homme charmant.
— Mais qui a mal fini ?
Pépère court achever son rasage, tandis que Poupette tient seulâbre le glaviotoir. A tout bout de champ elle nous attrape une main et la baise. Elle est exquise, cette petite vioque. Un bijou.
Je reviens à mon Doc :
— Il lui est arrivé de graves ennuis, n’est-ce pas ?
La souris couine de compassion.
— Il a perdu la tête pour une femme ! affirme-t-elle catégoriquement. Une petite actrice, mais qui a fait son chemin depuis, davantage avec son derrière qu’avec son talent ! On a projeté, en Europe : Princesse Indigo ?
— Pas que je sache, ou alors sous un autre titre, réponds-je.
— Eh bien, c’était elle la vedette, déclare la vieillette. Elle a également fait du théâtre à Broadway. Et puis elle est devenue la maîtresse quasi officielle du sénateur Della Branla. Elle s’appelle Norma Gain, ça ne vous dit rien ?
— Vous savez, j’habite Saint-Cloud et je lis peu les journaux américains.
— Une fieffée garce ! ponctue mamie Minsky.
— De qui parles-tu, ma colombe d’azur ? demande son nabot qui radine, superbe dans un pantalon de velours et un blouson de daim en chlorure de vinyle.
Ses vieilles joues flasques saignotent par les mille coupures qu’il s’est infligées et il lui reste des zones de barbe sous le menton, plus de la mousse à savon dans le pavillon des portugaises. Une fois qu’il est rasé, tu t’aperçois qu’il a une frime de marionnette jubilatrice.
— Je parlais de Norma Gain, mon bijou, l’affranchit sa bergère.
— Et qu’est-ce que ces gentils Français ont à voir avec une pute pareille ? s’étonne le cher vieillard.
— Ils me questionnent à propos de ce pauvre docteur Garden. Je leur racontais que si Thomas s’est mis à perdre les pédales, c’était pour faire une vie de rêve à la gueuse !
— En tout cas, elle est bien punie, ricane le gnome.
Je dresse l’oreille (la droite, ma meilleure).
— Pourquoi dites-vous cela, monsieur Minsky ?
Il grattouille son étagère à mégots avec le doigt que, dans sa grande mansuétude, le Seigneur nous a donné pour le faire, à savoir l’auriculaire.
— Tu leur as dit que cette sale garce était devenue l’égérie du sénateur Della Branla, ma libellule ?
— En quelle année ? coupé-je.
Ils réfléchissent à l’unisson.
— En 61, répond le faux nain.
— Je dirais plutôt 62, rectifie Baby-mémé.
Moi, driveur d’interrogatoires professionnel, je ramène l’eau de leur conversation dans le caniveau des révélations, comme l’écrirait, j’en suis intimement convaincu, M. Maurice Schuman de l’Académie française s’il savait écrire des romans.
— En quoi Norma Gain a-t-elle été punie ?
Ils vont pour jacter tous les deux, mais le gnome laisse la priorité à Colombine.
Elle narre :
— Le sénateur Della Branla était un homme extrêmement puissant et séduisant, vous avez vu sa photo dans le journal ?
— Je ne lis que Le Courrier des Hauts-de-Seine, petite madame, et il est rare que cet hebdomadaire, particulièrement bien fait, au demeurant, publie des photos de sénateurs U.S.
Elle a ce geste en chasse-mouches auquel rêvent tous les étrons abandonnés dans les chemins creux.
— Je vous disais que Dean Della Branla était un homme séduisant, donc un homme à femmes. Il ne comptait plus ses conquêtes et vivait au milieu d’une cour de pécores jalouses. Norma était la maîtresse en titre, certes, mais ce titre envié faisait grincer beaucoup de jolies dents blanches. Un jour, elle a été révolvérisée dans sa maison de Beverly Hills par un tueur à gages, et l’on n’a jamais su qui avait commandité le « travail ».
— Elle a été tuée ? demande Mathias.
La question me paraît saugrenue, la chose allant de soi. Un tueur à gages ricain, en général, ça ne pardonne pas. Mais contre toute attente, le vieux déclare, voulant prendre part à la converse :
— Elle en a réchappé après deux mois de coma. Seulement maintenant elle est non seulement défigurée mais complètement poreuse.
Le terme est amusant, ou alors je traduis mal le mot « porous », non ?
— Parce qu’elle vit toujours ?
— J’ai lu un entrefilet à son sujet dans un journal de télévision, annonce Alice (au Pays de la mère Veil), car on repassait un de ses films ; « Touch me, Darling ». Il paraît qu’elle vit dans une petite maison de Sunset Boulevard en compagnie d’une femme de chambre et d’une infirmière car, après l’attentat, le sénateur lui a établi une rente à vie, ce qui était chic de sa part, ne trouvez-vous pas ?
— Il a la reconnaissance du sexe, conviens-je.
— Avait ! rectifie le farfadet, car il est mort aussitôt après dans un accident survenu à son Jet privé.
— C’était en quelle année ?
— Fin 63.
Mathias a enregistré toutes ces bavasses, en homme précautionneux.
On se retire après avoir fait la bibise aux Minsky et leur avoir promis de radiner à leur secours si un jour le Ku Klux Klan les faisait chier.
— Tu vois que j’avais raison de vouloir connaître cet immeuble, triomphé-je. Mon flair, Rouquin, mon pif d’homme bien membré ! Je n’ai qu’à marcher derrière mon nez : il m’emmène toujours là où je dois me rendre !