Je me souviens, papa racontait un pauvre chanteur de province qui goualait des chansons à pleurer sur les scènes des cinés de province, pendant les entractes. Dans l’une de ses romances, ça disait comme ça :
« J’ai tout perdu : femme, enfants, pauvre père, je n’ai plus rien à la place du cœur. »
Et un loustic, peu sensible jusqu’à en être inepte, lui avait lancé :
« — Mets-y une merde ! »
Le pauvre chanteur, ça lui avait carbonisé son gala !
Papa, il avait plein d’anecdoctes de ce genre. Il raffolait du music-hall et avait même vu Mayol sur la fin de sa vie, au cours d’une de ses interminables tournées d’adieu. Il mimait le chanteur, grosse gonfle à toupet, pédé jusqu’aux dents du fond. C’était un marrant, mon dabe. Des vieux de la famille me le disent à chacune de nos rares rencontres. De lui, je tiens, probable. C’était le genre de farceur qui plaçait le plat de blanquette de veau sur la chaise du « président » pendant qu’il faisait un discours, en fin de banquet. Ça, aussi : il achetait des petites culottes de femme de style putassier et les glissait dans les bagnoles de ses copains qui avaient une épouse jalmince.
Ou bien encore, lorsqu’il faisait un voyage avec les mecs de sa « classe », il envoyait des télégrammes chez eux : « Nous regrettons tous ton absence. » T’imagines ce chabanais quand les malheureux regagnaient leurs pénates ?
Et pourquoi je pense à lui dans l’avion qui nous emporte à Nouille York ? A cause de la chanson que je te parle plus haut, précisément : « J’ai tout perdu : femme, enfants, pauvre père, je n’ai plus rien à la place du cœur. »
Moi j’ai tout perdu : Béru, la face, l’un des documents les plus importants de l’époque. Je me ravale lavedu, mon frère. Si un jour ce bigntz transpire, j’aurai tellement l’air d’un con qu’on me prendra pour un douanier flamand.
Mathias qui occupe la place du milieu dans la rangée centrale du 747, a entrepris son voisin de gauche, une sorte de pasteur mormon (nœud) qui n’a pas l’air de tout comprendre de son anglais de faculté. Il est toujours entre deux eaux, M. Tournesol. Evasif sur le présent, surabondant quant à ses souvenirs sexuels. Il lui raconte son mariage avec sa mégère qu’il a drivée vierge à l’autel, puis à l’hôtel. Fille d’une bonne famille catholique de Lyon (rue des Remparts-d’Ainnay) elle portait, pour sa nuit de noces, une longue et chaste chemise blanche fendue au bon endroit, comme en mettaient les jeunes mariées du siècle dernier. De nos jours, y a des viceloques qui paient pour grimper une moukère ainsi attifée !
Sur le moment, ça l’a fait dégoder, la limouille virginale, Xavier. Il avait l’impression, avec son guiseau féroce, de chercher l’ouverture d’un rideau de scène fermé (y a rien de plus coton à trouver dans tous ces lourds plis, je connais).
Quand il a eu dégauchi la fente, le temps qu’il mette sa pièce de campagne en batterie, l’étoffe s’est retendue, alors, à bout de patience, il a embroqué sa chère Angélique sans plus s’occuper de la chemise, ce qui a failli l’étrangler, la chérie, vu qu’à chaque assaut impétueux, il lui en bourrait trente centimètres carrés dans la tirelire, ce con ! La moitié de la chemise y a passé et elle avait le menton au niveau du nombril quand son gagneur a défargué. Tu parles d’un drôle de préservatif ! La nuit suivante, il a convaincu sa femme de se pieuter à loilpé ; elle a fini par accepter, mais en restant très chichi du minouchet. Paraît que sa mère, quand elle a appris la grave entorse aux traditions familiales, a taxé son gendre de mille balles pour les œuvres de Sainte Marie Alacoque. Mille pions d’il y a vingt ans, ça mettait cher la passe ! Pour le prix, il aurait pu s’offrir du surchoix, le Rouquin, s’expédier au 7e ciel avec une personne d’expérience, à bas noirs et culotte lascive.
Le mormon[29], il a pas l’air d’entraver grand-chose au discours. Il hoche la tête de temps à autre pour montrer qu’il est bien élevé, mais autrement, on sent que ça ne le passionne pas, le dépucelage d’Angélique.
Mathias finit par se rendormir. Il roupille jusqu’au Kennedy Airport !
Kennedy ! En voilà un, tiens, qui me perturbe l’existence trente ans après sa mort !
Parfois, tu vois déambuler un demeuré dans la rue, au bras de sa maman. Tu détournes pudiquement les yeux, pas tomber dans le vilain voyeurisme. Eh bien, ma pomme, avec Mathias à mon aileron, je me mets dans la peau de la maman au petit dévasté du bocal. Les gens sourcillent en nous apercevant, puis vite regardent ailleurs. Un truc qui ne trompe pas : il lance ses pieds en avant pour marcher, Mathias. Son cul semble monté sur une fourche télescopique et sa gueule fait le mouvement des tortues articulées qu’on trouve dans les bazars. J’espère qu’il ne va pas rester commak, l’apôtre. Si je le rends dans cet état à sa rombière, elle gueulera au charron ! On est loin de sa chemise fendue !
Et puis ce serait une perte pour la science, vu qu’il en avait dans le chou, mon beau Blond. Ce qu’il aura pu inventer comme gadgets de toutes sortes, le Xavier. Des combines pas croyables, dans le genre de celles qui ont valu le Nobel à l’adorable Pierre-Gilles de Gennes, la coqueluche des Français-Françaises. Prix Nobel auquel s’adjoint le Grand Prix San-Antonio que je viens de lui décerner à l’unanimité de moi-même.
Maintenant qu’il a de la rémoulade dans le cassis, Mathias, et qu’il n’est plus cap’ de soutenir une converse valable avec moi, j’entrevois des perspectives pas zobantes pour lui où y a de la maison de repos, avec grand parc solitaire et glacé où passent deux ombres en train d’évoquer le passé. Je suis bien loti avec ce gazman azimuté sur les bords. Temps à autre je tente de lui rincer la cervelle à l’eau de souvenirs, mais ça ne va pas loin. Et ma pomme de m’obstiner, vaille que vaille, et que Maille qui m’aille ! De la folie quelque part ! Un défi à la logique ! M’en secoue la membrane !
Nous sommes descendus au Méridien (un hôtel dont je suis dingue, avec vue sur Central Park), ce qui fait que l’adresse de la môme Mary est à deux pas (618, 48e Rue Ouest).
Il s’agit d’un immeuble des années 30, en pierre de taille, avec un hall de marbre et une oriflamme cradingue battant au vent coulis qui unit l’Hudson à l’East River (en Extrême-Orient, ce sont des vents coolies).
Des panneaux de cuivre annoncent les blazes des occupants, sur le mur de droite ainsi que sur celui de gauche. Je ne trouve pas de Mary Princeval, par contre je dégauchis une « Agence Williams » en caractères rouges, ce qui en fout un jus sur du cuivre.
Comme tu as une tronche où ce qu’on peut trouver de plus consistant c’est de la barbe à papa, tu auras déjà oublié que Williams est le nom de la grand-mère du Chaperon rouge.
A ce propos, tu connais l’histoire du loup qui va chez la mère-grand du Chaperon rouquinos avec l’intention de la becter ? Mais il la trouve encore pas mal et, au lieu de la claper, il se l’embourbe. Une fois par-devant, ensuite il veut par-derrière (question d’atavisme). Mais il est monté comme un âne, ce loup-là, ou peut-être que la vioque est trop étroite ? Toujours est-il qu’il ne parvient pas à concrétiser. Alors, arrêtant de s’escrimer, il demande : « Dites donc, la mère, elle arrive à quelle heure, la môme, avec son petit pot de beurre ? »
Juste en passant. Mais je veux pas m’éloigner du sujet, ni du verbe, non plus que de son complément. Je t’en reviens donc que Williams est le nom que le concierge du Witehkouilh m’a donné pour la grand-maman de Mary. Je ne la vois certes pas à la tête d’une agency, la pauvre égrotante, mais enfin je n’ai rien de plus honnête, ni de plus urgent à ficher pour l’instant que d’aller regarder de près à quoi elle ressemble.
Ça se trouve au 12e. Une large lourde à double (tambour) battant, peinte en vert bronze, très classe.
Une indication : « Sonnez et entrez ».
Ce dont je.
Maison de qualité. Verre fumé, acier, reproductions du dandy Warhol. Des gonzesses choucardes dans des boxes vitrés triturent des téléscripteurs, des ordinateurs, des téléphones. Brouhaha de bon ton. Une large réception aux fauteuils et canapés de cuir havane. Des cendriers sur pied, en marbre vert.
Face à l’entrée, un burlingue tout seul, en avant des boxes, composé d’une large plaque de verre noir en demi-lune. Derrière, la réceptionniste, une vachement bandante blonde, avec des cheveux sauvages, une bouche comme un ballon de rugby, un regard noir qui ferait sauter les boutons de braguette comme des balles de mitrailleuse si la fermeture de mon camarade Eclair n’avait pas été inventée.
Je m’approche d’elle silencieusement, après avoir déposé mon pot de réséda (en l’occurrence Mathias) dans un fauteuil. La moquette est si épaisse que si t’oublies de la faucher prendant deux jours, t’es obligé de mettre des cuissardes pour te déplacer.
Dix mètres avant d’arriver à la môme, j’ai ferré ses yeux et je me trouve pris en charge comme un avion par la tour de contrôle.
— Hello ! lui fais-je, ce qui est le mot clé de la vie américaine.
Aux States, le gonzier qui ne sait pas dire « Hello » correctement peut retourner dare-dare dans la vieille Europe exténuée.
Elle répond « Hello ».
Je pose mes deux mains droites sur son bureau.
— Seigneur ! soupiré-je, dire qu’il m’aura fallu quarante ans pour trouver la femme idéale !
Mon discours ne l’émeut pas ; au contraire, une expression agacée lui fait plisser le front.
— Vous désirez ?
— Je cherche une Mme Daphné Williams, avoué-je.
— On n’a pas ça en magasin, répond la gonzesse.
— Non plus qu’une demoiselle Mary Princeval ?
— Non plus.
J’y vais d’une moue désolée qui fendrait le cœur d’un as de pique.
— Williams, reprends-je, ça existe tout de même, non ?
— Naturellement puisque l’agence porte son nom.
— Et ça se présente sous quelle forme ?
— Sous la forme d’un important P.-D.G. aux cheveux gris.
— On peut le voir sans avoir à faire la queue devant cette porte à partir de quatre heures du matin ?
— On peut le voir à condition d’avoir rendez-vous avec lui.
— Un rendez-vous, c’est envisageable ?
— Quand on a un motif suffisant, oui ; ou bien quand M. Hugh Williams a besoin de vous.
— Je crois que j’entre dans l’une et l’autre de ces deux catégories, ma jolie chérie.
Elle me désigne une boîte d’acajou dont le couvercle est ouvert. Dedans il y a des formules de demande d’audience.
— Vous remplissez l’un de ces documents, fait-elle, et vous attendez.
— C’est quand je l’aurai rempli que ce chiffon de papier sera devenu un document, assuré-je modestement.
Je cramponne un feuillet, j’écris mes noms et qualités et, à la rubrique « objet de la visite », j’écris : « Pour parler d’Alcatraz. » Nous verrons bien !
Je remets mon message à la réceptionniste. Elle le dépose sur un plateau d’argent et presse un timbre. Un Noir portant un uniforme bleu surgit. La belle blonde lui montre le plateau.
— Secrétaire du boss ! jette-t-elle négligemment.
Le Noirpiot se retire sans un mot en engourdissant le plateau.
Je ne quitte pas pour autant le burlingue de la déesse.
— Une supposition que je remplisse un autre formulaire à votre intention, pour vous demander de dîner avec moi, que répondriez-vous ? mur-muré-je-t-il.
— Que je ne dîne jamais avec des inconnus.
— On pourrait faire connaissance avant ?
— Soyez gentil, allez vous asseoir, coupe la gonzesse.
— Vous êtes en main, bien entendu ? Toutes les jolies filles le sont, et même les pas jolies ! Cela dit la vie est une longue chaîne. On se donne, on se reprend, on se redonne. « Il » est américain ?
Je dois commencer à l’amuser ; les femmes ne détestent pas les mecs obstinés pour peu qu’ils les fassent marrer.
— Oui, répond-elle, « il » est américain.
— Alors je vais avoir un sacré boulot. Je suis français et quand je me charge d’éduquer la souris d’un yankee, tout est à reprendre de zéro. Vos gars d’ici ont des muscles, de belles dents blanches, mais pour ce qui est du petit ramoneur pervers, ils n’en savent pas plus long qu’un Zoulou analphabète à propos des tables de la loi. Tout ce qu’ils vous inculquent, c’est de mauvaises habitudes. Le côté jambes ouvertes haleine fraîche, tac-tac (ou toc-toc) et bonne nuit, maman, fais de beaux rêves ! C’est à l’amour ce que les premiers bâtons tracés sur un cahier d’écolier sont à l’examen d’entrée à l’école des mines !
A présent, la souris blonde se tord de rire. Je décide de lui placer ma botte secrète :
— Qu’est-ce qu’il fait dans la vie, votre copain ?
— C’est pas mon copain, c’est mon mari. Il est commandant de bord à la Pan Am.
— Moi aussi je suis de Paname, ma poule. Aujourd’hui, il ne fait pas le vol New York-Lima ?
— Non : New York-Tokyo.
— Donc, ce soir il mangera avec des baguettes et vous avec moi. Que diriez-vous de 9 heures chez Smith et Volinsky ? On y déguste la meilleure viande de Manhattan.
Elle paraît hésiter, mais à ses yeux, je sais que c’est pour la frime, histoire de faire femme sérieuse. Son acceptation est déjà entrée en vigueur.
— Je vais voir, élude-t-elle.
— C’est cela, mon petit cœur : voyez et venez, je vous attends déjà !
L’estafette noire radine et se plante devant le fils unique et très illustre de Félicie :
— Vous voulez bien me suivre ?
— Je suis ici pour ça, réponds-je.
Arthur Williams est un petit homme aux cheveux gris, comme l’annonçait la réceptionniste, et à l’expression incompatible. Par ce mot, j’entends que c’est exactement le genre d’homme qui ne coïncide avec rien d’autre que lui-même, si ce n’est le minuscule teckel noir et fauve endormi sur un coussin au beau milieu de sa table de travail. Il porte un complet en tissu écossais très sec, des lunettes à forte monture d’écaille véritable et deux sparadraps larges comme mon pouce : l’un au front, l’autre à l’arcane souricière chère à Béru.
Il me fixe dans les carreaux. Tiens, il est comme la Joconde : il ne cille pas. J’attends qu’il me prie de m’asseoir, mais il n’y songe pas, ou alors il me préfère debout.
A la fin, il pousse ma demande d’audience dans ma direction, comme pour m’inciter à la reprendre et demande :
— Ça veut dire quoi, ça ?
— Que j’aimerais m’entretenir avec vous, monsieur Williams.
— Pourquoi mentionnez-vous Alcatraz sur ce billet ?
— Pour vous inciter à me recevoir.
Il assure ses lunettes de l’index, dans un geste familier à tous les porteurs de besicles.
— Je déteste qu’on cherche à me forcer la main.
— Où voyez-vous que j’essaie de vous forcer la main ? Si ma présence vous importune, je me retire !
— Qu’attendez-vous de moi ?
— Quelques renseignements.
— A propos de quoi ?
— C’est à propos de qui, monsieur Williams. Deux femmes se sont inscrites dans un palace de San Francisco en donnant pour adresse 618, 48° Rue Ouest, New York.
Il hausse les épaules.
— Cet immeuble est grand, je ne sais pas si vous l’avez remarqué ?
— L’une des deux femmes se nommait Williams ; Daphné Williams. Or il n’existe pas d’autres Williams que vous au 618… L’autre personne, elle, s’appelait Mary Princeval. Ces noms ne vous disent rien ?
Il fait pivoter son siège afin de pouvoir croiser ses jambes.
— Vous faites preuve d’une ingénuité confondante, Mister… San-Antonio, déclare Hugh Williams, mi-enjoué, mi-méprisant. Vous débarquez dans le bureau d’un des hommes les plus occupés de N.Y. pour venir lui dire que vous cherchez deux femmes dont il ignore l’existence. Agit-on avec cette désinvolture, à Paris ?
— Cela arrive, mais il est vrai que, comparé à Grosse Pomme[30], Paris n’est qu’une sous-préfecture. Je me permets de vous faire observer que cette excentricité inqualifiable repose sur le fait que l’une de ces femmes porte votre nom.
Il sort une boîte de pastilles de sa poche et s’en octroie une. Un truc pour la gorge, je suppose, car je crois voir un larynx dessiné sur le couvercle.
— Aux U.S.A., me dit-il, il existe davantage de Williams que de Diourande ou de Martine en France. Navré de ne vous être d’aucun secours.
Il m’indique cavalièrement de la main que l’entretien est terminé.
— Puis-je savoir de quoi s’occupe votre agence, monsieur Williams ?
— Demandez de la documentation à la réception.
Là-dessus, il se penche sur un dossier. Et ma pomme de se retirer tout penaud, tout foireux. Que pourrais-je faire d’autre ? Je ne lui dis même pas au revoir, ce serait de la salive perdue, et je préfère la garder pour l’exquis clitoris de l’épouse du pilote.
A ma surprise, je trouve Mathias en bavardage avec ladite. Comme, à la suite du traitement qu’on lui a infligé, il fait une fixation érotico-matrimo-niale, il raconte à ma « presque conquête » la façon dont il s’y prenait pour honorer son épouse huit jours avant qu’elle accouche de leur premier enfant.
Il dit :
— Imaginez-vous, chère mademoiselle, qu’Angélique avait un tour de taille bien supérieur à celui qu’elle présentait lorsqu’elle attendait nos jumeaux Jean-Marie et Marie-Jeanne. Son ventre extrêmement bas excluait tous rapports traditionnels, mais le Seigneur, dans Son infinie bonté, m’ayant doté d’un esprit inventif, je parvins à résoudre ce difficile problème en confectionnant un double chevalet de bois dont je capitonnai les fourches supérieures, si bien que la chère âme en gésine avait l’opportunité de se mettre à la renverse sans que son ventre fût comprimé, me livrant ainsi l’objet de ma convoitise en toute plénitude, sans léser le moins du monde le chérubin qu’elle attendait et qui, présentement, est en deuxième année de droit à la faculté de Paris.
« Une totale franchise m’amène à vous avouer que je pris un très vif plaisir à cette combinaison, au point qu’après la naissance du bébé je voulus continuer à pratiquer mon épouse de la sorte. Hélas ! Angélique est une femme rigoriste qui ne conçoit l’acte sexuel que selon les préceptes de notre sainte mère l’Eglise. Je remisai donc mon invention au grenier. Pourtant, j’en avais une telle nostalgie que je n’eus de cesse de remettre ma femme enceinte. Voilà pourquoi nous sommes à l’heure où je vous parle à la tête de dix-huit enfants qui vont nous valoir le Prix Cognacq incessamment. »
La môme écoute en branlant non pas Mathias, mais le chef (ce qui est plus profitable). L’ennui c’est qu’il s’exprime en français et que la blonde ignore notre dialecte.
— Que me dit-il ? m’interroge-t-elle.
— Il vous parle de la France, mens-je ; de Paris, de la vue que l’on a du Pont-Neuf, le soir, avec les bateaux-mouches illuminés sur la Seine, chargés de cons japonais pleins de Nikon enchevêtrés.
Se fiant à ma voix mouillée elle soupire :
— Ce doit être très beau.
— Plus que ça ; féerique. Vous y viendrez un jour et je vous attendrai à la gare Saint-Lazare, à la descente du train de New York ; je vous emmènerai à l’hôtel où la princesse Di descend quand elle vient à Paris sans son grand glandeur. Il y a des glaces au plafond et des jets rotatifs au bidet de la salle de bains. Sur les murs, vous pourrez admirer des gravures autrichiennes très intéressantes. L’une d’elles représente un homme nu, faisant l’arbre fourchu tandis qu’une délicieuse infirmière de la guerre 14–18 se livre à une fellation sur sa personne. Elle vous laissera perplexe. Détail qui a son importance ; je sais faire l’arbre fourchu !
Pliée en deux elle est, la gosse.
— Et maintenant deux choses avant que nous ne nous retirions, ma suprême : je vais vous demander votre prénom et une documentation sur l’agence Williams. C’est Hugh lui-même qui m’a conseillé de le faire.
Elle se penche sur un casier niché sous sa banque et y prend un chouette dossier sur papier couché, avec des photos couleur. Ma lanterne sourde s’en trouve éclairée. Je lis : « H. William’s Agency » « L’équipe d’enquêteurs la plus performante de la côte Est. Réseaux de documentation dans le monde entier. Agréée par les plus hautes instances de la nation américaine. Dans de nombreux cas, travaille en collaboration étroite avec la police officielle. Aucun problème ne reste insoluble avec la “ H. William’s Agency ”. Vingt-cinq ans d’expérience, vingt-cinq ans de succès ! »
Les photos concernent des causes célèbres résolues par Williams et ses précieux collaborateurs. Comme le père Hugh a l’air de bien s’aimer et de se vouer une admiration sans limites, il figure à différentes reprises dans le dossier. En première page, d’abord, où sa photo en buste trône majestueusement, dans les pages intérieures, ensuite, où on le voit présider son conseil d’administration, aussi avec son brain-trust de limiers suraiguisés et d’autres encore sur lesquelles il serre la louche à des géants de la politique ricaine.
— Merci, mon chou.
Elle murmure :
— Je m’appelle Barbra.
— Pardon ? fais-je, car j’ai l’esprit ailleurs, ce qui est un peu mufle sur les bords, compte tenu du fait que c’est moi qui lui réclamais son prénom.
Elle répète :
— Je m’appelle Barbra.
Je ne réponds rien, ni que c’est « très joli », ni que c’est un nom bateau, ni que ça fait bidon, film « B » amerlock ou autre.
Je suis assis dans le fauteuil engraissé au cuir rembourré. J’ai sorti mon stylo et je me mets à gribouiller la photo de première page de Hugh Williams. J’ai toujours eu des dispositions pour le dessin ; par moments je nourris des regrets (rien qui soit moins coûteux à nourrir que des regrets : ça bouffe trois fois rien, ces petites bêtes, et ça devient énorme en un rien de temps) en me demandant si j’aurais pas dû faire les beaux-arts. Je serais peut-être devenu Botero, avec mon sens de l’hénorme, non ?
La photo de l’ami Hugh se modifie sous ma plume. Je l’ai affublé d’une perruque frisée, de lunettes, non plus d’écaille, mais d’acier. J’ai accentué les rides et les lèvres. Lui ai offert un collier de perles (rien de plus fastoche à dessiner qu’un collier de perles, une grappe de raisin ou une assiettée de petits pois). Je pousse le scrupule jusqu’à le doter d’une poitrine de moyenne importance, mais très « lisible ».
Je contemple le résultat obtenu avec satisfaction. Puis j’écris sous la photo : « San-Antonio présente ses respects à Mrs. Daphné Williams. » Ensuite je déchire la page du dossier.
— Vous n’auriez pas une enveloppe, ma chérie ?
Barbra fait droit à ma requête comme disent les ampouleurs de frais. Je glisse mon surprenant message dans l’enveloppe à en-tête de l’agence.
— Qu’on fasse tenir ceci de toute urgence à Mr. Williams ! enjoins-je.
Sans se formaliser (maintenant que le « boss » m’a reçu, je suis tabou), elle mande à nouveau le descendant de l’oncle Tom, neveu direct de l’oncle Tom pour lui confier ma missive.
On dirait un mouton noir, ce gentil Noirpiot. Il s’empare du pli avec onction.
Je regarde disparaître ma petite bombe.
Autant en emporte l’ovin !
— Cette fois, nous partons, dis-je à l’Exquise. Alors, quel est votre prénom, vous ne me l’avez toujours pas dit ?