Je la regarde avec attendrissement descendre le vieil escalier de pierre. Comme elle est menue dans son petit manteau de drap gris à col de fourrure synthétique (m’man est pour la protection de la nature et ne met pratiquement jamais le vison que je lui ai offert un jour, à Noël).
Ses jambes maigres tricotent les marches avec vélocité. Elle porte des gants de laine du même gris que le manteau et un petit chapeau pas croyable comme on n’en trouve plus qu’au nord de l’Écosse ou dans l’Appenzell. Tout autre qu’elle serait ridicule avec ce bibi, mais ma vieille tire parfaitement son épingle du jeu et il lui donne même un côté « cascadeur » qui m’amuse.
Elle s’avance vers ma tire à pas pressés. J’en jaillis pour l’aider à se glisser dans le véhicule sport, un peu trop surbaissé pour ses rhumatismes. Son souffle bref fait des petites boules de vapeur devant sa bouche, comme sur les dessins animés.
J’attends que nous soyons installés côte à côte avant de laisser tomber le « Alors ? » qui me démange.
— C’est pas un méchant homme, commence Félicie.
— Non, conviens-je : il n’a tué officiellement que trois personnes au cours de sa petite vie tranquille.
M’man ne fait pas un sort à ma remarque sardonique et enchaîne presto :
— En tout cas, il a adoré ma pâte de coings. Quand je lui ai dit que je la confectionnais moi-même, il a eu les larmes aux yeux et m’a parlé de celle de sa grand-mère.
— C’est réconfortant de penser que les pires bandits ont eu une grand-mère, fais-je. Il t’a confié son fameux secret ?
— Entièrement. Attends, j’ai pris des notes !
Elle déponne son sac à plis et ventru comme un accordéon et en extrait une enveloppe usagée qu’elle a éventrée pour prendre des notes sur sa face interne.
Armée de son pense-bête, elle monte au rapport :
— Pendant sa détention au pénitencier d’Alcazar…
— D’Alcatraz, m’man.
— Pardon, j’ai écrit trop vite et ne peux me relire correctement. Oui, d’Alcatraz. Pendant son incarcération là-bas, te dis-je, M. Constaman s’est lié d’amitié avec un de ses compagnons du nom de…
Elle rapproche le papier de son nez et articule difficilement :
— Tom Garden, surnommé Doc, un ancien médecin qui assassinait ses riches patientes pour les détrousser. Cet homme a été un des derniers condamnés hébergés à Alcatraz puisqu’il y est arrivé dix mois avant sa fermeture. M. Constaman prétend qu’il se droguait et qu’il parvenait à obtenir de la cocaïne en prison. Un jour qu’il était particulièrement « chargé », c’est le mot qu’a employé M. Constaman, j’espère que tu sais ce qu’il signifie ?
— Je vois parfaitement, m’man.
— Donc, un jour qu’il était « chargé », il a fait des confidences à son ami pendant la promenade.
« Il lui a déclaré qu’il savait de source sûre qu’on allait assassiner le Président Kennedy au cours de l’année et qu’il détenait la preuve du complot. Il prétendait qu’il ne lèverait pas le petit doigt pour empêcher la chose parce que, dès qu’elle serait commise, avec ce qu’il détenait, il pourrait se faire libérer en cinq sec.
« M. Constaman lui a objecté qu’il n’aurait peut-être pas la possibilité de récupérer cette preuve, le moment venu, étant incarcéré, alors le docteur Garden a éclaté de rire en assurant qu’elle était constamment à sa disposition, vu qu’il lui avait trouvé une planque idéale dans sa cellule. »
Chère mère ! Elle parle avec le ton qu’elle emploie pour commander des escalopes chez notre boucher, sans perdre de vue son papier en forme d’étoile, couvert de son écriture penchée.
— Dis voir, c’est passionnant, exulté-je-t-il.
Elle opine gravement. Tout ce qu’elle fait est empreint du plus grand sérieux, Féloche, qu’il s’agisse de crêpes ou de questionnaires de la Sécu.
— Le docteur Garden est mort peu après, poursuit-elle, tué dans une rixe. L’un de ses codétenus l’a poignardé avec un coutelas dérobé aux cuisines où il travaillait.
— Constaman sait les raisons de ce meurtre ?
— Selon lui, il s’agirait d’une dispute « organisée ». Quelqu’un en voulait à la vie de Tom Garden, ou bien était chargé de le tuer.
— De plus en plus exaltant, ma chérie. Quoi d’autre encore ?
— A la suite d’une action menée par l’attorney général Robert Kennedy, frère du Président, la fermeture du pénitencier a été décidée, et le 21 mars 1963, le dernier détenu a quitté l’île. M. Constaman, gracié, a été hospitalisé à San Francisco. Pendant cette période, il se demandait ce qu’il pourrait bien faire pour se procurer de l’argent. Il commençait à en avoir assez de sa vie de truand. Alcatraz l’avait brisé, de même que sa maladie. Il rêvait d’un bon coup sans danger qui lui permettrait de se refaire et de rentrer en France pour y terminer calmement sa vie.
« C’est alors que lui revinrent en mémoire les confidences du défunt docteur Garden. Il se dit que si son ex-compagnon détenait réellement la preuve d’un complot contre le Président et que si cette preuve se trouvait encore cachée dans sa cellule, il lui fallait coûte que coûte la récupérer. S’il y parvenait, il se disait qu’avec beaucoup d’astuce et de prudence il pourrait grassement monnayer le document. Voilà pourquoi il mit au point sa pauvre petite expédition pour retourner dans la prison qu’il venait de quitter. Elle échoua. M. Constaman faillit être condamné de nouveau et n’insista pas. Il était cette fois complètement vaincu et n’aspirait plus qu’à la tranquillité.
« Alors il se fit cireur de chaussures, puis, au bout de quelques mornes années, put rentrer en France où il vivote depuis lors. Il sait qu’il va mourir et assure qu’il s’en fout. Vois-tu, Antoine, je le crois. Cet homme a fait un long, un très long voyage harassant et a du mal à traîner sa pauvre vie. »
Elle chuchote peureusement :
— Ça t’ennuierait que je passe lui rapporter de la pâte de coings, de temps en temps ?
— Penses-tu, ma poule. Cela dit, je ne crois pas que tu aies encore beaucoup de voyages à faire, dans l’état où je le vois. Il t’a parlé de sa réaction au moment du meurtre de Kennedy ?
— Oui. Il prétend qu’au fil des mois, il avait oublié cette menace ou la jugeait comme étant une invention de camé. L’année 63 s’écoulait et rien de tel ne se produisait. Et puis, le 22 novembre, ce fut le coup de tonnerre qui secoua le monde. M. Constaman affirme que l’accomplissement de la prédiction du docteur l’épouvanta et que, rétrospectivement, il fut soulagé de n’avoir pu trouver le prétendu document de Tom Garden. Il te conseille de ne pas t’intéresser à cette question. Il déclare que le passé c’est le passé et qu’on n’a rien à gagner à rouvrir des cercueils. Je pense qu’il n’a pas tort, Antoine. Il ne subsiste de cette terrible affaire que des lambeaux, de sales lambeaux !
— Comme dirait Flaubert, marmonné-je, parce que je suis espiègle, même avec maman.