Il pénètre dans mon bureau, précédé de son ventre qui, selon moi, prend des proportions inquiétantes, depuis quelque temps. Il a l’air très enceint de lui, si j’ose m’exprimer ainsi. Il tient son infâme feutre à la main, comme s’il suivait un enterrement à l’intérieur de l’église, et ses cheveux clairsemés sont collés sur son crâne par une sueur ayant la consistance du saindoux en fusion.
Il rote en guise de salut et vient se déposer sur le siège me faisant face ; il emplit tout le fauteuil.
— Tu continues de grossir, l’avertis-je.
— Non, assure-t-il. D’puis qu’c’te salope d’Berthe a donné ma veste au nettoyage, elle a rétréci.
Il avance son poing fermé dans ma direction, fait éclore ses doigts et j’avise une petite clé chromée au creux de sa paume.
— Ça consiste en quoi ? demandé-je.
— Ça consiste qu' c’te fois, j’ai pris mes précautions, mon pote. Je viens d’louer un coffiot à la banque, dont seul j’ai l’droit d’déponner, si bien que ma Grosse est niquée à mort !
— Tu y planques ton magot ?
— Mieux : mes caillettes d’l’Ardèche, qu’cette pute-vache m’bouffait intranséquement. La dernière fois : vingt-quatre elle a clapées, toutes fraîches, en ord’ d’marche. L’en a dégueulé plutôt qu’d’m’en laisser une seule. D’puis, j’me les fais espédier poste restante par mon charcutier d’ Privas et j’les dépose dans mon coff, mec ! L’sous-sol de la B.N.P. est climaté, et puis j’ai fait la mise sous vide d’mes caillettes en respirant un grand coup devant la porte entr’bâillée avant d’Ia fermer ; j’croive sincèr’ment qu’é n’ craindent rien. Berthy doit accompagner le pommadin à Abano où c’con va curer pour ses rhumatisses : j’m’ferai mes caillettes durant son absence.
Avec satisfaction, il rempoche sa clé, bouclier des fameuses caillettes soustraites à la voracité de sa femelle.
Le timbre de ma porte vrombit ; j’appuie sur le déclencheur[4] et Mathias paraît, un papier pelure à la main.
— Tu vas aux gogues ? lui demande Béru en montrant le document. Moi, du si fin, mes doigts passeraient à travers et y aurait des virgules sur la lourde des cagoinsses. Comme torche-cul, depuis ma primaire enfance, j’ préfère des feuilles de plantes, c’est plus v’louté. Des feuilles, sinon rien ! Ma Baleine rouscaille biscotte ell’ arrive pas à s’garder un philodendron à la maison.
— Tu as les renseignements ? fais-je au Rouquemoute[5].
Il agite son papelard.
— Bien, marqué-je-t-il ma satisfaction.
Puis, au Gros :
— C’est tout ce que tu avais à me dire, mon Bichon ?
Il la prend mauvaise, l’Obèse.
— Gênerais-je-t-il, maint’nant que môssieur est direqueteur ? maugrée l’Enflure.
— Quelle idée !
— Ah ! bon, pace qu’autr’ment sinon, j’saurais m’effacer, déclare le Poussah en adoptant une posture languissante afin de bien marquer sa détermination à rester.
Mathias, sur un signe de moi, s’assied sur mon bureau, le dos tourné au Mastard. Il survole son document du regard.
— Ton vieux type de l’hospice a dit juste : Thomas Garden a effectivement exercé la médecine à Los Angeles dans les années 40 et 50. Il était spécialiste de la chirurgie faciale et a « bricolé » la gueule de pas mal d’actrices d’Universal Studios. Il a eu comme clientes quelques vieilles milliardaires qui ne juraient que par lui après qu’il les eut ravaudées. Deux d’entre elles l’ont couché sur leur testament, après l’avoir couché dans leur lit, et sont mortes peu de temps après. Les familles ont porté plainte et les enquêtes qui s’en sont suivies ont conclu à la culpabilité de Tom Garden. S’il a échappé à la peine de mort, c’est uniquement parce qu’il a nié avec opiniâtreté et que le jury a eu quelques ultimes réticences. Il a été envoyé au pénitencier de Kalamity Beach sur la côte Ouest où, vu sa profession, on l’a affecté à l’infirmerie.
« Durant quelques mois, tout s’est bien passé pour lui. Mais il s’est mis dans l’idée de s’échapper et, pour cela, il a chloroformé un garde. Trop forte dose : le type a failli crever. Son évasion a échoué, et alors, étant catalogué comme un détenu dangereux, il a été expédié à Alcatraz, la prison des durs. Toujours comme l’a dit Constaman, il a effectivement été poignardé par un de ses compagnons de détention, mais c’était au cours d’une mutinerie au réfectoire provoquée par la qualité de la nourriture qui avait baissé, alors qu’on bouffait plutôt bien à Alcatraz. Le type qui l’a planté était un certain Robin Bolanski dit « Long Museau », fils d’émigrés polonais et pilleur de banques notoire. Il a plaidé la légitime défense et n’a écopé que de quelques jours de Q.H.S.[6], ce qui est assez stupéfiant. Rien que le fait de s’approprier le coutelas aux cuisines aurait dû lui valoir bien davantage.
« A la fermeture d’Alcatraz, il a été envoyé dans une autre prison. Mais six mois plus tard, il a bénéficié d’une remise de peine pour « bonne conduite » (sic) alors qu’il lui restait encore huit ans à tirer. Je n’ai aucun tuyau concernant la façon dont il s’est comporté depuis sa vie carcérale. Tout ce que j’ai appris, c’est qu’il vit toujours, ce qui n’a rien de surprenant puisqu’il n’est âgé que de 64 ans. Robin Bolanski partage la vie et la maisonnette d’une vieille maîtresse d’origine portoricaine du nom de Bella Rodriguez-Bueno à Venice, dans la banlieue de Los Angeles. Il a été frappé de paraplégie à la suite d’une attaque cérébrale. »
Ayant dit, l’Informé plie son texte en deux et le place devant moi, en forme de toit. Je souffle dessus et le document sur pelure prend un bout de vol pour s’abattre dans une corbeille à paperasse grillagée.
— Excellent travail ! complimenté-je.
Évidemment, le Sagouin, d’une jalousie sans cesse en éveil, grommelle :
— On peut en faire des choses avec le téléphone et un titre ronflant !
Mais Xavier ne se donne même pas la peine de réagir.
Je me lève pour gagner le petit bar planqué dans un casier d’apparence solennelle.
— Ça s’arrose ! dis-je.
Je sors deux verres, puis trois.
— Bloody-Mary pour tout le monde ? interrogé-je.
— Je préférerais du vin rouge, déclare Béru.
— Je n’ai à proposer que du Bloody-Mary !
— Alors un bloudi-Marie sans tomate pour moi.
Manière plaisante de commander une vodka.
Je joue au barman. Béru est le premier sur les lieux ; le premier également à vider son godet.
Il clape de la menteuse, examine l’étiquette.
— Quarante-deux degrés ! s’exclame-t-il. J’ai senti, au goût, qu’j’venais d’toucher d’Ia boisson pour mauviettes.
Je lui virgule un regard flétrisseur.
— Il y a des moments où tu ne m’amuses plus, lui dis-je, et ils sont de plus en plus nombreux.
Il me fixe d’un œil stupéfait, sa lèvre en gouttière se met à trembler. Puis il bafouille :
— Tu voudras qu’j’t’dise, Sana ?
Il émet en un synchronisme complet un pet et un rot qui réveilleraient un gisant de marbre.
— Message reçu, fais-je. T’as rien d’autre à me dire ?
Il sort de mon bureau sans un mot. Comme sur un dessin de Dubout, ses bretelles traînent dans son dos, pareilles à un appendice bicaudal.
— Tu es cruel avec lui, me reproche Mathias.
Il a raison : je regrette déjà.
Le Rouquemoute rêve à haute voix :
— Ce serait amusant, dit-il.
— Qu’est-ce qui serait amusant ?
— Que ce soit la Police française qui perce à jour le mystère Kennedy.
— Parce que tu crois que nous soulevons une piste avec l’affaire Tom Garden ?
— Ce n’est pas impossible.
— Conclusion, il faut partir là-bas renifler tout ça de près ?
— Ça pourrait devenir bien, répond-il.
— O.K. ! Je vais arrêter des dispositions me permettant de prendre quatre jours de congés.
— C’est peu.
— Mais mieux que rien, comme disait ma mère-grand.
Il a un petit acquiescement nostalgique.
— Ça risque d’être passionnant ; tu as de la chance.
— Toi aussi, puisque tu viens avec moi !
Illumination de sa frime déjà surexposée.
— Vraiment ?
— Va préparer ta valdingue.
— J’entends déjà gueuler ma femme !
— Laisse-la gueuler, c’est bon pour les nerfs et les cordes vocales. Cette gonzesse, il faut absolument que tu la mettes au pas, camarade. Un de ces jours, je me poivrerai la gueule et j’irai te la baiser ; tu surviendras en plein adultère, ce qui te fournira l’occasion de lui filer une monstre rouste et de raccourcir les rênes ensuite !
Il rit :
— Tu n’y vas pas par quatre chemins, directeur !
— La ligne droite, mon petit Xavier ; la ligne droite !
Comme j’achève de formuler ces pauvres lieux communs, indignes d’un esprit de mon niveau, quelqu’un réclame le péage. Je vais débloquer la goupille. C’est le brigadier Musardin Alphonse qui bondit dans mon antre comme un para dans l’espace.
— Venez vite, monsieur le directeur ! L’inspecteur principal Bérurier veut mettre fin à ses jours. Il pleure comme un veau en criant que vous ne l’aimez plus ! Si le cran de sûreté de son pistolet n’était pas bloqué, il aurait déjà commis l’irréparable !
— Pourquoi commençons-nous-t-il par « L’Os-cn-gelée » ? demande Bérurier occupé à guigner son bagage devant le tourniquet.
— Parce que c’est là que le docteur Garden a commencé sa vie et là que son meurtrier achève la sienne, expliqué-je brièvement.
Ça ne l’éclaire pas beaucoup, néanmoins il fait « Ah bon ! » d’un air entendu.
Car, comme tu le vois, il fait partie de la virée ricaine, le Gros. Je lui devais cette réparation après le traumatisme que je lui avais infligé. Une authentique crise de nerfs, il s’est payée, l’apôtre ! Y a fallu trois inspecteurs pour le maîtriser et moi, son dalaï-lama, pour l’apaiser. Ses énormes lotos globuleux lui pendaient littéralement sur les joues. Il avait le devant de sa chemise déchiqueté, le crâne fendu pour avoir tenté de défoncer un mur de son bureau avec ! Il écumait comme s’il était en proie au delirium. Au bout d’un quart d’heure de tendresse forcenée et de quatre verres de beaujolais quéris en hâte à la brasserie du coin, il s’est calmé. Pour tout planifier, je lui ai dit de rentrer chez lui préparer une valise pour quelques jours et de ne pas oublier son passeport car nous partions pour les States avec Mathias.
« — C’est vraiment nécessaire qu’on l’emmenasse ? » a-t-il simplement répondu.
Dans l’avion, au lieu de regarder le film, on l’a affranchi de ce qui se passait. Il a suivi le récit attentivement, posant de bonnes questions judicieuses. Ensuite, comme il avait, tout en devisant, éclusé une bouteille de champagne (je nous suis offert des first) et deux de bordeaux, plus quatre Cointreau dégustation, il s’est endormi. Et nous voilà, deux heures (heure locale) après notre départ, mais onze heures (en temps réel) plus tard dans le vaste aéroport de « L’Os-en-gelée », comme dit le Fameux.
Nos bagages surviennent en dodelinant : une valdingue Vuitton pour ton serviteur, une valise Durand, en peau de porc véritable, pour Xavier Mathias, et un sac de mataf éventré et mal recousu pour l’Enflure.
Une Lincoln verte et grise nous emporte bientôt à travers cette immense ville invisible. Les maisons sont tapies dans la grande forêt couvrant Los Angeles et seuls les buildings de quelques centres commerciaux se dressent çà et là dans le paysage feutré. A Los Angeles, les distances sont si considérables qu’on ne peut s’y déplacer qu’en bagnole, si bien que tout piéton est suspect. Un gonzier qui arpente le fameux Sunset Boulevard incite les voitures de police à stopper et il lui est demandé où il se rend et pourquoi il s’y rend pedibus.
Pour te donner une idée de l’envergure de cette étonnante cité : le Sunset Boulevard en question mesure cent kilomètres de long ! Une gagneuse qui aurait à cœur de tout l’arpenter, se farcirait la distance Lyon-Grenoble, ce qui serait mauvais pour ses talons aiguilles !
J’ai retenu des chambres au Beverly Hills Hotel et nous avons droit à trois pièces donnant sur un grand jardin exubérant. On jette chacun sa valoche sur son lit et on se réunit autour d’une bouteille de vin californien pour tenir conseil. C’est Béru qui verse et qui boit. Mathias et moi le regardons en admirant sa santé. Les heures de vol, le décalage horaire, lui, connaît pas. Le picrate constitue sa génératrice, son carburant miracle, son élixir d’énergie. Il est là, rassemblé dans un fauteuil pullman, un verre en main, son autre paluche enserrant le goulot de la boutanche pour une imminente versée, le regard maquignonnesque, les lèvres saignant le jus de la treille, à la fois débonnaire et rusé.
Il dit :
— Si qu’on est aux Zétats-Zunis pour s’l’ment quat’ jours, y s’rait bon qu’on s’bougeasse le fion sans trop tarder, mes mecs !
Exhortation pleine de sagesse.
— Que décides-tu ? questionne Mathias.
Je joins mes mains de pianiste devant mon nez délicat, comme le fait un père chartreux auquel l’un de ses frères convers vient confesser qu’il a foutu la fille du jardinier enceinte. Ce geste marquant une réflexion élevée intimide mes deux compagnons. Ils attendent, avec l’heureuse certitude qu’en fin de méditation quelque chose de noble et de grand tombera de ma bouche.
Enfin, le grand San-Antonio parle :
— Pour commencer, nous allons affréter une limousine avec chauffeur, dit-il, ce sera un gain de temps car nous ne connaissons pas cette ville tentaculaire. Dans un premier temps, nous nous mettrons en quête du dénommé Robin Bolanski, le meurtrier du détenu Garden. Si nous avons la chance de trouver cet homme, nous essaierons d’obtenir ses confidences, en admettant qu’il en ait à faire. Après quoi, nous tenterons d’enquêter sur le docteur Garden pour savoir ce qu’étaient ses fréquentations à l’époque où il exerçait. Ces deux objectifs traités, poursuit l’admirable San-Antonio, duquel je ne dirai jamais assez tout le bien que j’en pense, nous filerons à San Francisco afin de visiter Alcatraz. Qu’en sortira-t-il ? Je l’ignore, mais quelque chose d’instinctif (donc de sacré) m’intime de le faire.
— Pas mal, opine Mathias, ce qui me fournit déjà la majorité des voix.
Le bulletin du Gros tombe à son tour dans l’urne : c’est oui. Majorité absolue !
— T’es sûr qu’ c’est pour nous, c’corbillard ? bée Béru en arrêt devant une interminable limousine noire aux vitres teintées.
— Du coffre arrière, au bouchon de radiateur, confirmé-je.
J’ai déjà eu l’occasion de rouler dans ce genre de véhicule lors de mes nombreux séjours aux States. Aussi maniables qu’un rouleau compresseur, mais d’un confort américain poussé au délire. Une vitre sépare les passagers du conducteur. L’habitacle est tout en acajou et en cuir. Les sièges se font face, séparés par une table-bar bien pourvue en bourbon, jus de fruits, biscuits secs et bonbons à la menthe.
La compagnie nous a dépêché, non un chauffeur, mais une « chauffeuse » noire, ravissante, bien sanglée dans un uniforme gris. On fait « tilt ! » tous les trois en l’apercevant. Le vrai prix de beauté ! Miss Black U.S. A. ! Elle est d’un noir assez pâle, porte un maquillage cyclamen (cycle amen). Dents et yeux éclatants, cheveux décrêpés, loloches dont on réalise illico la fermeté (à vingt-huit ans, tu penses !), ongles vernis du même violet pâle que la bouche et les joues !
— T’es sûr que y a pas gourance et qu’elle est pas en train de tourner un film ? murmure Alexandre-Benoît.
On grimpe dans le carrosse et je donne à la ravissantissime l’adresse de Mr. Bolanski.
— Tu croives qu’é nous bricol’rait un p’tit turlute à tous les trois ? s’inquiète le Mahousse qui se tient assis de guingois pour ne pas perdre du regard la déesse sombre.
— Très improbable, le découragé-je ; une pute ne fait pas le taxi !
— Ell' doit bien quand même s’laisser fourrager la perruque du bas !
— Je l’espère pour elle, mais c’est un homme de sa race qui doit avoir ce privilège.
Le Gros rechigne :
— Merde ! J’sais des Blancs qui sont encore mieux chopinés qu’ des Noirpiots !
— Je crois savoir de qui tu veux parler, souris-je. Libre à toi de jouer ta chance, Gradu !
Fort de cette tacite autorisation, Bérurier fait coulisser la vitre.
— Hello, baby ! lance-t-il joyeusement.
La conductrice lui file l’éclat de ses trente-deux chailles dans la couperose et, gentiment, répond :
— Hello !
— Dou you spique inegliche ? demande (un peu inconsidérément) le seigneur de Saint-Locdu-le-Vieux.
— Oh ! y es ! assure en riant la très belle.
— Mi z’aussi, assure le Gravos, voui canne pouvoir discutailler the morcif of the gras, my tchiquen. And, if you are sage, j’you frai louquer the muste considerabele zifolo from l’Europe and his banlieue.
Il referme la vitre.
— Et c’est parti pour la gagne ! déclare cet optimiste.
Venice, malgré son nom, n’a rien de commun avec l’autre, la grande, la noble, la vraie : celle qui s’écrit chez nous avec un « s ». Imagine une grande banlieue à la fois colorée et triste où errent des hommes-épaves de toutes couleurs. C’est à la fois grouillant et désert. D’humbles commerces alignent leurs vitrines sales. Des marchands de choses frites, plus ou moins malodorantes, font fumer des chaudrons d’huile bouillante au coin des trottoirs. La puissante odeur du Pacifique se mêle à tous ces remugles d’épices, de goudron, de fritaille et de crasse.
L’immense tire va l’amble à travers cette vaste banlieue. Notre conductrice a déplié un plan et s’arrête à tout bout de champ pour l’examiner. Elle murmure des noms : Santa Clara, Washington Way, Venice Boulevard. Puis repart, son nez au vent. Tiens ; elle n’a pas un tarbouif de boxeur.
En fin de compte, sa guinde monumentale enquille une voie sans trottoir qui descend en direction de la plage. Ruelle boueuse au centre de laquelle s’écoule un égout à ciel ouvert. De la marmaille noire s’écarte à peine pour nous laisser le passage, donnant des coups de poing contre la carrosserie en riant. Les mômes bouffent du pop-corn ou des beignets froids. Une cacophonie de musiques retentit, aux mille sources. Le reggae, le jazz, des succès de Sinatra et d’autres de Prince vous saisissent, plus puissants encore que les odeurs. La rue est bordée de petites maisons aux teintes vives.
La limousine chasse de l’arrière sur le sol limoneux et finit par stopper devant ce qui doit être la plus jolie maison de la rue : une petite construction d’un étage, entièrement peinte en bleu drapeau, avec la porte et les encadrements de fenêtres jaune vif.
— Je suppose que c’est ici ? demande la petite Noirpiote.
Comme je sors de la monstrueuse bagnole, une grosse femme brune, avec un air tellement pute que c’en devient de la franchise, paraît sur le pas de sa lourde, intriguée par l’arrivée d’une pareille bagnole si peu en rapport avec le quartier.
— Vous êtes la señora Bella Rodriguez-Bueno ? lui demandé-je en espagnol (langue que je parle moins bien que Cervantès, mais avec davantage de pittoresque).
— Si ?
Le point d’interrogation dont elle ponctue son affirmation pourrait servir de crosse au merveilleux évêque qui m’honore de son amitié.
Mathias est descendu à son tour.
Béru nous crie, par sa vitre baissée :
— Il est inutile que j’m’pointasse aussi ; vous causez mieux l’étranger qu’ma pomme.
En réalité, il entend jouer son va-tout avec notre exquise conductrice, c’est couru.
— Que voulez-vous ? questionne la môme Bella.
— Parler avec Robin Bolanski.
— A quel sujet ?
— Nous nous proposons de le lui expliquer, coupé-je d’un ton rogue.
Notre calèche et nos mises impressionnent la gravosse. Elle fouette vilain ; le lard rance, la culotte en fin de carrière, la poudre de riz de supermarché.
La voici qui rentre dans sa maisonnette. Elle a un monstrueux cul géométrique qui ressemble à la charge d’un sherpa himalayen en marche pour le camp de base. Ses jambes sont énormes, nouées par des varices en forme de troncs de lierre ancien. Elle se dandine plantigrade en se déplaçant.
— Robin ! (prononcer Robine, comme robinet) appelle-t-elle. Des messieurs pour toi !
Elle franchit un rideau de perles vertes et roses qui tintinnabulent. Cela compose une pluie de couleurs sur son cou en cours de gibbosité accélérée. On passe le frêle obstacle à notre tour.
Le livinge de la señora Rodriguez-Bueno est cucul, mais confortable : une desserte Arts déco qui fit la gloire, autrefois, des établissements Dufayel, une table assortie, une pendule murale, des saint-sulpiceries espagnolisantes plein partout, et surtout, le trône mobile du roi Bolanski, monarque podagre, privé de l’usage de ses jambes, qui n’a plus d’humain que ses contours. L’infirmité l’a rendu obèse ; mais c’est de l’obésité « accidentelle », pire que l’autre, plus gerbante et presque intimidante.
Il est en pyjama de pilou sans teinte définie, avec un plaid à carreaux brisés sur les genoux. Il a le teint jaunassou, le cheveu de jais coiffé à l’huile d’olive. D’écœurants grains de beauté presque tumoraux (to morrow) parsèment son visage, avec un vrai archipel au menton. Son regard est viceloque, charognard et cruel sous l’assoupissement inhérent au quotidien abrasif. L’une de ses paupières tombe plus que l’autre et la seconde moins que la première. Un mégot de cigare est accroché à la commissure de ses lèvres. Il ressemble à un vieil Al Capone décati.
Animal à sang froid, le Sancho de Bella. Il nous regarde survenir sans exprimer la moindre curiosité. Tout son être n’est que défiance. Je sens qu’avec un client de cette trempe, ça ne va pas être du point de croix. Il ne prononce pas un mot, juste son regard qui est fiché en nous, pareil à deux fléchettes.
— Bonjour, monsieur Bolanski, le salué-je gaiement. J’espère que nous ne vous importunons pas. Mon nom est San-Antonio, je suis reporter à L’Événement, un grand hebdomadaire français, et voici M. Xavier Mathias, mon coéquipier. Nous réalisons une enquête sur les survivants d’Alcatraz, lesquels se font de moins en moins nombreux, tout comme les anciens combattants de la guerre de 14, et il est normal que nous venions vous interviewer afin que vous apportiez votre précieux témoignage au récit de cette période de la vie carcérale américaine.
Ouf ! D’une traite !
Mon sourire est plus engageant que celui d’un gay du bois de Boulogne proposant une pipe à un avoué de province. Robin Bolanski me toise, impénétrable.
Cela dure.
Je risque :
— J’espère que vous n’y voyez pas d’inconvénient ? Nous remplacerons les noms véritables par des initiales, bien entendu.
On entend enfin sa voix.
Elle est douce comme celle de feu le cher Tino Rossi.
Elle dit :
— J’en ai rien à foutre de deux merdes comme vous. Taillez-vous !
C’est le genre d’accueil, tu vois, qui intimide toujours, qu’on le veuille ou non.
Moi, stoïque, je mets baïonnette au canon pour repartir à la charge.
— J’oubliais de vous préciser, cher monsieur Bolanski, que notre important journal nous a débloqué des crédits pour dédommager les personnes qui accepteront de nous consacrer un peu de temps.
— Combien ? demande spontanément la compagne de l’ancien convict.
Je crois apercevoir une ouverture bleue dans ce ciel de plomb.
— Je pense, chère madame Rodriguez-Bueno, qu’avec un homme de la trempe de votre mari on pourrait traiter sur la base de mille dollars.
T’as vu ce que j’en fais, ma pomme, des piastres du contribuable ?
Le Robin des bois arrache son reliquat de cigare et, d’une pichenette magistralement ajustée, le propulse dans un cendrier de terre cuite sur le fond duquel un artiste surréaliste a peint une femme nue ayant un œil à la place du sexe[7].
— Mec ! m’interpelle cet homme de bien, tu peux te bourrer tes mille dollars dans le cul ! Maintenant, si vous ne disparaissez pas illico, je vous fais craquer un genou à chacun !
Il rabat son plaid et nous montre un étui à revolver fixé à l’accoudoir gauche de son fauteuil d’infirme.
D’un geste expert, il dégaine l’arme pour nous braquer.
— Allons, monsieur Bolanski, fais-je, tout ça c’est des mots. Si vous agissiez de la sorte, vous ne pourriez alléguer la légitime défense : nous ne sommes pas armés. Votre seul argument : « M’ont menacé de me donner mille dollars ! »
— Ne vous occupez pas de ça : je suis le chouchou des flics.
— C’est rare pour un ancien condamné de droit commun.
— Peut-être qu’ils ont leurs têtes ! raille Robin (son Crusoé).
De la pointe du canon, il nous réenjoint de partir. Comme c’est le genre de mauvais coucheur qu’on sait capable de tout et principalement du pire, on décide de renoncer. Seulement voilà que le gros Béru se pointe rapidos. S’il est lent à comprendre des sciences tortueuses, telles que la gynécologie dans l’espace ou la culture du Coton-Tige en Haute-Volta, par contre, il assimile en un éclair ce genre de situation. Au lieu de s’arrêter pour dire « bonjour-comment-ça-va », il fonce jusqu’à l’infirme et, sans vergogne, balance un coup de saton dans son fauteuil, lequel se met à reculer en accomplissant un demi-tour. Le siège roulant percute la desserte de laquelle choit un superbe éléphant de plâtre à défenses dorées. Brwaouf ! En miettes ! Dame Bella se met à bieurler à la destruction des chefs-d’œuvre (qui n’avaient pas l’air en péril). Sur sa lancée, le Mammouth a recueilli le feu du ci-devant bandit.
— Regarde c’que j’ viens de trouver ! fait-il en l’empochant.
L’infirme se met à vociférer. Il crie « Au secours », ce qui est inusité de la part d’un mec qui a buté et détroussé nombre de ses contemporains. Toujours imperméable à la compassion, le Mastard le fait taire d’une manchette normande sur la glotte. Et puis, comme la Bella continue de pleurer la désintégration de son pote Jumbo, il la calme à son tour d’une formidable baffe. Et poum ! voilà la situation complètement assainie.
— On continue les opérations ou on s’en va ? me demande l’imperturbable Mathias.
A question de subordonné réponse de chef :
— On continue !
Il déboutonne alors sa veste et ramène sur son ventre une trousse de skieur qu’il portait à sa ceinture, sur le côté.
— Embarque la femme ! ordonne-t-il au Gros.
Sa Majesté va mettre son bras tutélaire sur l’épaule grassouille de Bella.
— Pardonne ma vivacerie, ma jolie ; allons jusque dans ta chambrette refaire ton maquillage dont le rimmel est saccagé. T’sais qu’tu dois z’êt’ bioutifoule, à poil ?
Ils sortent.
Mathias use d’une minuscule seringue pour injecter dans les pernicieuses veines du truand retraité sa petite toxine maison (celle qui incite au bavardage dans un premier temps et à l’amnésie dans un second).
— C’est l’affaire de quelques minutes, me dit-il. Tu te souviens d’Istanbul[8] ?
Nous attendons que la drogue fasse son effet. Au bout d’un rien de temps, Robin Bolanski rouvre ses vasistas.
— Qu’est-ce qu'il y a ? demande-t-il.
— Rien, ça baigne, lui réponds-je.
Il me vote un sourire presque amène (amen).
Et le rideau de perlouses se met à bruire très fort car trois personnes surgissent.
Notre petite conductrice noire flanquée de deux flics en uniforme bleu, casquette plate, harnachement de combat. Il y a un jeune mince, tout blond, et un vieux gros, tout roux.
La chauffeuse nous demande où se trouve notre copain, le gros dégueulasse. Elle ajoute qu’il a voulu la violer dans son bahut avec une « énorme chose horrible ».
Cette pétasse s’est servie de son bigophone de bord pour prévenir les bourdilles. On avait bien besoin de ça en un pareil moment !
Moi, je commence à brandir mes fafs de chef de la police parisienne en arguant qu’il s’agit probablement d’un malentendu. Tu parles d’un malentendu : une biroute de quarante centimètres ! Le gros pandore californien m’écarte d’un geste quasi brutal, bien me montrer que, chefs ou pas chefs, les flics frenchies il en a strictement rien à masturber. Dans le mouvement, il aperçoit Robin Bolanski dans son fauteuil et marque un temps.
— Hello, Rob ! murmure-t-il.
— Hello ! rétorque Bolanski.
Mathias revient, suivi de Béru, suivi de Bella.
— Le voilà, c’est lui ! aboie la Noirpiote en désignant Queue-d’âne.
Le flic jeunot passe les menottes au Gros.
Le gros vieux poulaga demande à Robin Bolanski qui nous sommes.
— Des amis ! m’empressé-je de répondre.
— Exactement ! Des amis ! confirme cézigue, ensuqué jusqu’au trou de balle par la potion magique du Rouillé.
Indécis, mais radouci, le gros bédis demande alors la raison ayant poussé notre Obèse à vouloir obaiser la chauffeuse.
— Ce n’est pas de sa faute, chef ! plaidé-je. Notre copain est affligé d’un membre surdimensionné qui, lorsqu’il se dilate, lui comprime le plexus au point qu’il doit le sortir un instant de son pantalon pour rétablir les fonctions vasculaires, sinon il peut tomber en syncope. La Miss s’est méprise sur ses intentions et a pensé qu’il voulait la violer. Vous imaginez un inspecteur principal violant une jeune femme de la bonne société los-angélésienne en pleine rue ?
Il est perplexe, le poulardin. Se frotte le menton qu’il a rose comme un cul de porcelet.
— C’est possible de voir l’outil en question ? demande-t-il à Béru.
— Wat il say me ? me demande le Mastard, oubliant que je parle presque couramment le français.
— Il voudrait voir ta zézette, fais-je. Montre-la-lui sous ses meilleurs auspices.
— T’es marrant, m’faut le temps d’penser à des excit’ries !
— Eh bien ! pense, bougre de gros salingue !
Il ferme les yeux, cherchant l’inspiration. Puis il se lance dans des évocations salaces :
— Voilions… Berthaga, à loilpé, av’c just’ sa culotte noire fendue, qui pose un pied su’ une chaise, manière qu’sa moniche fasse la moue ; et Alfred, le coiffeur, à quat’ pattes par de derrière qui y promène la gloutonne dans la raie ! La Gravosse se cisèle un doigt d’cour, style jeune fille de la haute pendant c’temps…
Il rouvre ses yeux splendides comme des sulfures.
— V’là, annonce-t-il, j’sus t’à point.
Alors il ouvre sa braguette, bien qu’ayant les poignets entravés et, avec mille peines, grognant et ahanant, extrait de la grotte miraculeuse un chibre qui attirerait cinq cent mille visiteurs au Grand Palais si on l’y exposait.
— By Jove ! s’écrie le gros flic.
Dans les romans de ma jeunesse, les Américains s’écriaient toujours « By Jove » quand ils étaient surpris.
Son jeune coéquipier a fait un pas en arrière.
La dame Bella Rodriguez-Bueno, au contraire, en fait deux en avant et se signe en trois exemplaires.
Y a que la conductrice qui s’offre une crise.
— Oui ! Oui ! Oui ! égosille-t-elle : c’était ÇA ! C’était bien ÇA !
Et de couiner ! De se tortiller comme un ver de terre sectionné, en se tordant les mains, hystéro en plein.
La mère Bella lui ajuste une formidable mandale qui la fait choir sur son prose telle une poire mûre.
— Ta gueule, connasse ! lui lance-t-elle. Faut vraiment être une enfoirée de négresse de merde pour ne pas se recueillir devant un tel monument ! J’ai fait le tapin pendant vingt ans et, selon mes calculs, j’ai dû prendre quelque huit mille queues dans les fesses. Eh bien ! jamais, tu entends, Couleur-de-merde, jamais je n’en ai vu une de ce gabarit ! Mais c’est de la pièce unique, ça ! Les joyaux de la vieille connasse de Windsor ne valent pas un pet de lapin en comparaison !
Elle chope le gros perdreau par son baudrier.
— Dites voir, Al, vous n’allez pas faire des misères à un mec qui se trimbale une bite pareille ? C’est l’honneur de votre espèce, un type comme ça. Il assure le règne de l’homme ! Et cette petite foireuse qui a le toupet de vous appeler parce que notre ami frenchy sort son magistral panais de son froc ! Mais elle est lesbienne, cette morue ! Un membre comme ça, on s’agenouille devant. On lui donne des baisers. On le réchauffe dans sa bouche s’il peut y entrer. On s’assied dessus ! Pas vrai, Robin ?
Le Robin semoulé, ça lui échappe un tantisoit tout ça. Il acquiesce à tout. Murmure des « Pour sûr » entérineurs.
Les poulets, un peu sonnés par la tournure de l’incident, décident de se prendre par la main et de s’emmener promener. Le Gros déclare à la conductrice que si elle s’amuse à mobiliser la police pour rien, ça va « chier pour son cul ». Cette expression ne constitue pas exactement un euphémisme, non plus qu’une métaphore, mais n’est pas sans intérêt pour autant.
Les représentants de la law nous adressent un salut général, en réservent un, tout spécial, à la pine de Béru, toujours au garde-à-vous, et se retirent.
La Noire-à-la-limousine sanglote.
Alors, compatissant, je la prends aux épaules.
— Ne pleurez pas, ma douce, murmuré-je (en anglais « my sweet »), je l’ai déjà dit : ce n’est là qu’un malentendu. Vous êtes très belle et je suis sûr que votre bouche a un léger goût de cannelle, faites voir !
Je lui roule une délicieuse pelloche sur pneus ballons. Ses coquets nichemards durcissent contre moi. Je vais te dire : cette gosse est une délicate qui rebuffe les soudards puants. Par contre quand un beau gosse distingué, aux manières exquises, l’entreprend, elle ne demande qu’à chanter avec lui le duo de l'Escarpolette.
— Allez nous attendre dans votre somptueuse limousine, ma jolie, ce ne sera pas long.
Quand elle sort, je constate que Béru et Bella en ont fait autant. Bientôt des clameurs d’allégresse émises par la dame Rodriguez-Bueno nous prouvent qu’elle est en train d’acquérir le fleuron de sa collection de pafs.
Grand bien lui en soit fait !