13 LE MYTHE DÉCISIF[35]

Le lardon finit par la boucler et la petite friponne réintègre le lit.

— Votre recette est bonne, exulte-t-elle, je m’en resservirai !

— Comment, vous avez réellement fait prendre du bourbon au gosse ? m’effaré-je.

— Non, me rassure-t-elle. Pas du bourbon, c’est trop raide, mais du Drambuy. La crème de whisky, c’est doux, il a beaucoup aimé, aussi lui en ai-je administré deux rations.

Je fais machine arrière et lui explique qu’il s’agissait d’une boutade de ma part, j’espère que Rembrandt junior ne sera pas trop perturbé par cette ingestion prématurée d’alcool.

Je reprends donc les choses là où nous les avions (d’Air France) laissées. Sans parcimonie, je lui pratique : le chinois vert, Madame Vigée-Lebrun, la salade aux truffes, l’aimant de Lady Chatte-à-lait, le courtier de Lyon, la dégustation du paysage audiovisuel français, la quenouille en bâton, le porc frais de Dorian Gray, l’hélice dans l’avalé, le jacteur tonne toujours deux fois, l’acculé de frais, remouille-moi la compresse, au bon beur, les pâleurs de Sophie, fulmine c’est du Belge, les accords déviants, le trou occulte, t’habites à Hungoux, prends plus haut je sens que ça vient, l’appeau de Charlgrin, l’arène des pommes, les violents du bal, ma lapine dans le train, le droit au culte, les dents de l’amer, l’apprenti saucier, les dindes galantes, tu me la sors bonne, le trou normand, Perrette et le poteau laid, les cinq sous pour l’avoir raide, viole de nuit, et pars pas toute seule j’arrive, une figure libre mais que mon sens de l’harmonie m’imposait et qu’il m’a fallu un certain temps pour mettre au point.

Après cette longue étude de mon catalogue, je remets mon présentoir en place.

La môme est anéantie.

— Dites, balbutie-t-elle, vous n’avez pas le Sida, j’espère ?

— Aux dernières informations je ne l’avais pas, assuré-je, mais suis mon conseil, chérie : à ta prochaine rencontre, pose la question avant plutôt qu’après, tu t’en trouveras mieux.

Une bise miauleuse, et je l’abandonne pour, prétends-je, « remonter » chez moi.

Regard sur le berceau. Le bébé dort comme un bienheureux. Curieux : je lui trouve un air de ressemblance avec Apollon-Jules, le fils des Bérurier.

* * *

Du genre coriace, la porte d’à côté. Du blindage, des serrures de sécurité, inventions puériles qui ne font que retarder l’inéluctable car, lorsqu’un vrai pro décide de pénétrer dans un apparte ou une casa, tu peux édifier la ligne Maginot tout autour, tu ne l’empêcheras pas d’entrer.

Je me rappelle Ferdinand, un vague cousin, casseur dans son âge fou, puis rangé des voitures, mais arsouillé à jamais, un jour qu’on rendait une visite de nouvel an à la tante Isabelle… La lourde de sa villa constituait un chef-d’œuvre de défense contre les cambrioleurs : elle comportait davantage de serrures qu’une soutane de curé de boutons. Encore que les soutanes, de nos jours, faut aller à Rome (et pour mardi gras) si tu veux en voir ! Ferdinand écoutait la tantine déboutonner sa porte avec un sourire narquois. « La pauvre vieille, a-t-il murmuré, tout ça ne représente que dix minutes de plus ».

Cher Ferdinoche ! Il me racontait toujours des anecdotes savoureuses sur sa vie truande d’autrefois. Le jour, entre autres où, avec deux potes à la redresse, ils avaient engourdi le coffiot d’un vieux notaire, l’avait chargé sur une camionnette et emmené promener au fond d’un bois. Des heures pour forcer la bête, leur matériel n’étant pas sophistiqué le moindre.

A la fin, quand ils avaient pu enfoncer la main dans les entrailles du vieux Fichet, ils n’avaient dégauchi qu’une paire de boutons de manchettes en plaqué or et les gendarmes étaient là, goguenards, alertés par les nabus du voisinage.

Il s’est fait la malle, Ferdinand, zingué par un méchant cancercrabe aux soufflets. Il y a déjà lurette : dix douze piges au moins ; le temps passe… Il est mort en vrai bonhomme, le sourire aux lèvres. Dans le fond, c’était resté un bandit. Un gentil bandit. Y en a.

Son histoire du coffre, Ferdinand, je l’ai déjà racontée. La raconterai encore. Nous autres, les tartineurs, on est un peu comme les peintres, y a des sujets qui nous tiennent à cœur. Alors on les reprend en espérant toujours les raconter mieux que la fois précédente. Faut pas nous en tenir rigueur : on fait un métier bizarre, bizarre, mon cousin !

Rétive ou non, elle finit par s’agenouiller et me demander pardon, la porte bêcheuse de la mère Princeval. Mais j’ai dû m’expliquer au moins quarante minutes pour venir à bout de cette teigne !

Comme Mathias ne laisse rien au hasard, il a prévu un masque de gaze à gaz pour qu’on puisse se pointer dans une zone qu’on vient de polluer. Il est soigneusement plié dans une boîte ronde et plate contenant un liquide verdâtre et qui pue fort. Je m’en affuble pour pénétrer chez la maîtresse et brillante collaboratrice du sieur Hugh Williams.

Elle doit affurer un max, tant sa cage est luxueuse. Bon, elle aime l’art chinois et moi je le dégueule, n’empêche qu’elle a rassemblé des pièces rares qui intiment le respect. Un vrai musée. Dans cet immense volume, son bouddha de deux mètres, plus gros que Béru et beaucoup moins sympa en jette, franchement. Tout le reste, dirait justement le Gros, est à lavement : des gigantesques défenses d’éléphants (les pauvres choux) diaboliquement sculptées.

Si je te disais que l’une d’elles représente un pont avec toute une populace en exode dessus : des coolies postaux, des pousse-pousse, des bœufs, des voitures à chevaux, des guerriers, des femmes, des enfants, des vieillards. Y a que mon cher Dubout qu’aurait pu imaginer une fresque pareille. Déjà, dessiner ça, bravo ! Mais le sculpter dans une espèce d’énorme os, tu juges ?

Pas surprenant que les Jaunes aient des petites bites. Tu ne peux pas miniaturiser de la sorte avec une grosse queue entre les jambes, im-pos-sible ! Les gonziers qui ont bâti les pyramides, eux, oui, ils devaient être braqués féroce. Ceux qui ont édifié Notre-Dame de Paname avaient aussi des chopines de taureau, je te parie la mienne ! Quant à ce titan de Victor Hugo, il se coltinait un braque à la hauteur de son œuvre, tu t’en doutes ! Sinon la mère Drouet ne lui aurait pas envoyé des milliers de bafouilles dégoulinantes. Mais faire ces petites conneries ! Ces œufs d’ivoire à l’intérieur desquels il y a un autre œuf qui en contient un troisième, là je crie « pouce ! » Ces sphères enceintes d’autres sphères, faut pas avoir envie de tirer la servante quand tu boulonnes là-dessus ! Ils y consacraient toute leur existence, les mecs !

Et, excuse-me, baby, mais ça servait à quoi, très au juste, de telles mômeries ? Simplement pour qu’un Occidental, un jour, l’aperçoive et s’exclame : « Ben ! ma vache ! ». Tu crois que ça valait le coup de se faire disjoncter la rétine ? Ils connaissaient pas Parkinson, ces Jaunets ! Ne se poivraient jamais à l’alcool de riz pour ne pas risquer la trembillette.

Ayant consacré suffisamment d’attention aux chinoiseries de la belle Mary, je m’approche du couple. Le film est achevé et l’écran ressemble à la surface du chaudron où bout un pot-au-feu. La fille est allongée sur la moquette, un sein à l’air. Hugh est couché en travers de son fauteuil, le pantalon écossé (et non écossais), le guiseau à l’abandon. Malgré sa crinière blanche, son paf a fière allure. C’est pas Hugh Williams qui sculpterait la statue de la Liberté dans une ratiche de cachalot ! Une chopine de ce calibre, c’est la marque de l’homme d’action. Et encore, elle fait dodo, mais quand elle interprète « Typhon sur la Jamaïque », les pucelles ont intérêt à se barricader la moniche.

Ils sont totalement out, les deux aventuriers et amants ; sont sur la liste des abonnés absents pour une durée indéterminée. Il propose toujours du premier choix, Mathias. Avec lui c’est la maison de confiance ; en England, il serait fournisseur de sa grassouillette Majesté.

« Bon, me dis-je en aparté, tu es ici dans quel but, au fait, Bazu ? Si j’avais à dispose le sérum de loquacité du Blondinet, je pourrais attendre que monsieur et madame se réveillent pour tenter ma chance et les faire causer. Mais ces veaux ont engourdi ce qui restait. Alors ? »

Je prends place dans un fauteuil en face d’eux, comme si j’étais l’invité d’honneur de la semaine, jambes croisées, mains nouées sur mon kangourou comblé. Je pense dans la sérénité… Ma force psychique est telle que je parviens à échafauder des hypothèses généralement conformes à la réalité. Un don ! Appelle ça comme tu veux : sens divinatoire, flair, pressentiment ou autre, ce qui importe c’est le résultat.

Je considère ces gens jetés dans l’inconscience. J’évoque leur démarche à San Francisco. Je me remémore l’agence, avec cette petite garce de réceptionniste blonde qui m’a fait bouffer une sole dans un restau pourtant spécialisé dans la viande rouge.

Une énorme boîte, l’Agence Williams. Et prospère, ça se sent. C’est le genre d’établissement dûment épaulé de partout, « protégé » aussi, qui obtient « à coup sûr » des résultats. Pourtant, si l’Agence Williams frise parfois l’illégalité, je suis prêt à parier une nuit sur le Mont Chauve contre un chauve qui peut, qu’elle sait garder son nez au propre, consciente que, quand on marne dans l’interdit, il n’est pas de « hautes protections » qui tiennent : un jour ou l’autre, une bavure irréparable se produit et tu l’as dans le scrotum. Le père Hugh, il doit piloter à vue son barlu, friser les récifs sans jamais s’y embrocher.

Bien, m’objecteras-tu, ce beau discours pour en arriver à quoi ? A ceci, camarade : on l’a chargé de quelle mission, en fait, papa Williams ? De « s’occuper » de nous, c’est-à-dire de surveiller nos agissements et de s’emparer coûte que coûte de ce que nous serions sceptibles de trouver. L’Agence Williams s’est acquittée admirablement (toujours ma folie des adverbes) de la tâche qui lui était confiée. Depuis hier, elle a donc mis la main sur le « secret » de Doc Garden.

La question me vient à nouveau : « Qu’en a-t-elle fait ? »

Quelque chose me chuchote tout au fond des trompes, que Williams ne s’est pas grouillé de remettre « la chose » à ses clients. C’est un commerçant, avant tout, cet homme. Je te répète que son intérêt est de faire mousser le boulot. Moi, à sa place, je mettrais le morceau d’aluminium martelé dans un coffre pendant quelque temps, je chiquerais aux grosses difficultés auprès de mes « employeurs » et je « triompherais » quand ils commenceraient à avoir la langue traînante, en réclamant une rallonge épaisse comme un Epéda multispires (publicité gratuite). Ce serait de tellement bonne guerre que je suis convaincu qu’il a adopté ce principe, mon pote Hugh.

Et puis un autre truc encore. Je suis prêt à te parier une pipe de Madonna contre une nuit d’amour avec la reine Babiola qu’il n’a pas décapsulé la plaquette du docteur. Tu veux que je t’explique pourquoi, dans l’hypothèse où t’aurais pas déjà compris ? Parce que c’est le genre d’homme qui sait SUR QUOI NOUS TRAVAILLONS et qui a une envie folle de mourir dans son lit le plus tard possible. Il connaît sur le bout des doigts son histoire occulte des Zuhessas et sait qu’il est des secrets d’État qu’il faut ABSOLUMENT IGNQRER si on veut rester à la verticale.

Or, donc pour résumer cette somme de réflexions, un obscur sentiment m’avertit que ma découverte d’Alcatraz est encore récupérable. C’est peut-être fou d’avoir cette conviction chevillée au bulbe, mais je l’ai bel et bien et je n’y peux rien, pointe à la ligne.

Mais attends, Armand, c’est pas fini. Cette chose, si importante qu’elle fait trembler la nation américaine sur ses fondations, voire son fondement, crois-tu-t-il que papa Hugh est suffisamment pomme à l’huile pour la placer dans son coffre habituel ? Si tu penses une telle balourdise, j’avale une cuillerée d’huile de ricin et je te défèque tout cru avec ta montre et ton bandage herniaire.

Alors, parvenu à destination, du point de vue mental, il se dresse, l’Antonio. Rayonnant comme un moyeu de vélo ! Il s’arrête pour contempler le sein d’albâtre de Miss Mary. Tiens, elle a les cabochons très sombres, vieux rose, si tu vois ? Sur le blanc de sa peau, ça se détache très chouettos. Ayant déjà donné à profusion, sur l’heure, cette vision ne me perturbe pas trop les ganglions à crinière.

Les mains dans les fouilles, je fais le tour du loft, notant mentalement les points aptes à receler un objet qui doit absolument demeurer planqué.

D’abord, t’as le bouddha, mais il pèse une tonne, ce gros lard, et pour le remuer, faut s’y prendre à plusieurs. Tu as aussi un secrétaire de laque que je devine fourmillant de cachettes tarabiscotées, comme en raffolent les Asiatiques (le complexe de la petite bite, toujours). Je l’ouvre, l’explore. Trouve les tiroirs mystérieux.

Fastoche ! Un prestidigitateur de patronage en rigolerait ! Vides ! Je m’en gaffais.

L’immense volume du loft est découpé selon les nécessités de vie. Tu as une galerie donnant sur une loggia servant de chambre à coucher ; dessous, la partie sanitaire-salle de bains que jouxte une cuisine à l’américaine ouverte sur le living. Un grand comptoir de bois épais permet de prendre ses repas face au plan de cuisson. Pratique.

Ma braguette de sorcier m’entraîne jusqu’à la cuistance, hommage irréfléchi à ma maman sans doute ? C’est pas une souillon, la Mary. On peut être femme d’action et avoir un logement bien tenu. T’imagines qu’une aventurière de sa trempe vit dans un milieu bordélique, plein de fringues inrepassées et de vaisselle sale empilée ? Que nenni, mon ami ! Tout est tiré au cordeau, propre, clean, en ordre.

Je mate la cuisinière électrique avec sa jolie hotte de cuivre, l’évier en granit rose, le frigo peint dans les mêmes tons, le plan de travail en bois que ça forme damier : regarde comme c’est joli.

Y a une étagère avec, dessus, une alignée de pots anciens[36]. J’ai vu une collection commak au Relais à Mougins. Douze séries, ils ont là-bas. Very nice[37], va voir, et n’en plus tu boufferas de l’exquise tortore pas comme ailleurs.

Et donc, je te reprends ces six pots qui me font battre tu sais quoi ? Oui : le cœur, bravo, t’as gagné ! Ils ne m’émeuvent pas seulement à cause de la remémorance félicienne, mais parce que les mots de denrées écrits dessus le sont en français. Kif chez nous, je te dis. Et dans le même ordre croissant : sel, sucre, café, farine, pâtes.

Émouvant, non ? En plein Nouille York ! ces pots français qui ont traversé l’Atlantique !

« Souviens-toi d’une chose, Antoine, m’interpellé-je familièrement ; les gens n’ont pas d’imagination. Pas VRAIMENT ! Les plus marles, les plus retors, ceux qui sont capables de mettre sur pied des coups fumants, y a toujours un moment où ils plongent, les mains jointes, dans la facilité, toujours en se croyant plus malins que tout le reste des mortels réunis. » Alors moi, qu’est-ce que tu veux, je me saisis du pot marqué « farine » (l’avant-dernier par l’importance de taille), le pose sur le plan de travail, ôte son couvercle en forme de bouton de rose (tiens, c’est vrai : on dirait le bout du sein de Mary). Ayant légèrement retroussé ma manche, j’enfonce mes doigts en pince de homard dans la fine poudre blanche. Je suis sûr de moi. « AVERTI », tu vois ce que je veux dire, Casimir ? Averti ! secrètement par une force obscure.

La farine immaculée déborde du récipient et tombe sur le fameux motif à damiers. Je touche le fond. Ah ! voilà ! Voici, voilà ; voilà, voici ! Une surface rugueuse. Parviens à m’en saisir à deux doigts. Merci, saint Antoine de Padoue, c’est bien la plaquette qui est restée pendant trois décades derrière ce pauvre lavabo d’Alcatraz.

Intacte. Comme je l’avais scrupuleusement prévu, Hugh et Mary se sont abstenus de la décortiquer. Je la tapote sur le plan de travail, histoire de la désenfariner et, fou d’allégresse, la glisse dans ma poche intérieure.

C’est savoureux, le triomphe. Moins que l’amour, mais c’est un coït beaucoup plus « étiré ».

Je retourne auprès de mes deux « voleurs » endormis et verse sur eux le contenu du pot de farine pour me venger gentiment de leurs tracasseries.

C’est drôle et un peu pitoyable de les voir anéantis sous cette couche blanche. Je regrette déjà ce geste de cruelle moquerie. Je déteste la mesquinerie et voilà que j’agis en minable. Mais quoi, je ne vais pas faire leur toilette avant de partir.

M’approchant d’un bureau (chinois) j’écris sur une feuille de papier (Japon) le message ci-dessous :

Chère tante Daphné,


Lorsque vous vous réveillerez, « la chose » sera à tout jamais en sûreté. »

Ne pensez-vous pas qu’il est mieux d’en rester là ? Nous sommes des gens de bonne compagnie, alors laissons la guerre aux imbéciles.

Navré de vous avoir fait rater une affaire, mais cet échec ne compromettra pas l’existence (non plus que la renommée) de votre honorable agence.

San-Antonio. Directeur de la Police judiciaire de Paris.

On verra bien !

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