Tu penses que notre siège est fait, comme disait un ébéniste. Elle s’ancre de plus en plus dans nos esprits, la belle certitude. Clair comme de l’auroch ! J’ai beau la redire, l’écouter répéter par Mathias, je la trouve seyante, d’une solidité à toute épreuve, comme disait un photographe. Les certitudes, ça se construit comme les maisons. Elles débutent par un plan, continuent par un gabarit, s’édifient brique à brique, tout ça. On en est aux finitions, l’Etendard-sanglant et ma pomme. A la peinture, aux rideaux, à la robinetterie de luxe, à la climatisation.
Une fois pour toutes, je te répète notre version sur l’embrouillamini Kennedy : complot (personne n’en doute plus de nos jours), et Della Branla en faisait partie. Il s’est confié à sa maîtresse, et celle-ci en a fait part à son ex-amant (de cœur), le docteur Garden. Elle a dû lui écrire tout ça dans le carton de ses puddings afin que ça puisse franchir les barrages du pénitencier. Dans l'esprit de la comédienne, un tel secret allait permettre au Doc de négocier son élargissement. Parvenu à ce point, je dis chaque fois au Rouquemoute :
— Pourquoi a-t-il tenté de s’évader de Kalamity Beach par la violence s’il disposait d’une telle monnaie d’échange ?
Et l’Amarillo de répondre imperturbablement, car c’est le bon sens même :
— Parce qu’il était trop tôt pour l’utiliser.
— Il lui aurait suffit d’attendre ! objecté-je, obstiné.
Et le coriace de plaider :
— Tu oublies que Garden se camait. Il aura agi par impulsion, croyant à une occasion propice.
N’empêche que là est, à mon avis (et c’est un avis de premier choix), le point faible de notre beau roman. Passons outre, comme disait un caravanier. Garden échoue dans sa tentative de jouer la belle. Classé forte tête dangereuse, il est alors muté à Alcatraz. Il y emporte son secret avec lui, preuve que celui-là peut résister à n’importe quelles fouilles poussées. S’étant lié d’amitié avec Alfred Constaman, il lui confie que la chose se trouve bien planquée dans sa cellule.
Alors nous, on se dit quoi ? Que nous devons trouver la nature matérielle du secret. S’il s’agissait d’un texte oral, il se serait contenté de l’apprendre par cœur : la mémoire résistant à presque toutes les investigations. S’il s’agissait d’un texte écrit, c’est une autre paire de manches ! Qui vient de crier « A couilles ? » Oh ! c’est fin ! Tu peux être fier de ton humour ! Je disais donc que s’il est question d’un texte écrit, il faut que sa placarde soit bigrement astucieuse. DANS SA CELLULE ! C’est cela qui nous motive. Garden ayant été planté par Bolanski, il n’a pas eu le temps de récupérer « la chose ». D’où il est facile de conclure qu’elle s’y trouve peut-être encore ! Pas con, notre raisonnement, hein ?
Le ciel est bleu, la mer est grise, avec des reflets jaspés comme si un pétrolier venait d’y lâcher un pet foireux. Le barlu sent l’huile chaude, la ferraille et le pop-corn frit. Accoudés au bastingage, côté proue, on regarde l’île, droit devant nous, plate comme une grosse belon et sur laquelle s’élèvent une série de bâtiments rébarbatifs aux toits en terrasses. La masse du pénitencier domine les autres. Vue depuis San Francisco, l’île semble toute proche. Au premier abord, on comprend mal qu’il eût été presque impossible de s’en évader. La brochure, achetée en même temps que nos billets de passage, nous en fournit les raisons : les eaux de la baie sont froides (10 °C au maximum) ; elles sont parcourues de courants très violents ; les barreaux des cellules résistaient à tous les outils ; des barrières barbelées et des détecteurs de métal renforçaient l’efficacité des six tours de garde ; les gardiens étaient plus nombreux que dans les autres établissements du genre (un garde pour trois détenus) ; le comptage des prisonniers s’effectuait plusieurs fois par jour ; les gardes circulant parmi les « pensionnaires » n’étaient pas armés, mais des collègues qui l’étaient circulaient dans des « gun galeries » suspendues, auxquelles il était impossible aux prisonniers d’accéder ; enfin les plafonds se trouvaient pourvus d’ouvertures circulaires par lesquelles on pouvait lâcher des gaz, en cas d’urgence. Le même opuscule nous apprend que durant l’existence du fameux pénitencier, trente-six hommes seulement tentèrent de s’évader ; deux y parvinrent mais furent repris au bout d’une heure, et cinq disparurent à jamais. On ne retrouva aucune trace de leurs corps ; la version qui prévaut est qu’ils périrent noyés ou dévorés par les requins infestant la baie.
Par-delà l’île redoutable, on voit le fameux Golden Gate qui enjambe la baie d’un élan magistral. Il brille dans le soleil neuf et les voitures qui le sillonnent ressemblent à des jouets, comme ne manqueraient pas de le préciser les écrivaines du Prix Fémina-Tante Laure qui ont, pour la plupart, un beau brin de plume au croupion.
Le barlu se rapproche. Je lis, de loin, un immense écriteau placé au bord de la mer, sous le phare, et qui subsiste depuis la fermeture du pénitencier :
Illico tu es dans l’ambiance.
Un chemin tortueux, raviné, hérissé de pavés inégaux et de ferrailles enfouies dans le sol, coupé d’escaliers aux marches gagnées par la mauvaise herbe, nous conduit au pénitencier. Des rangers en uniforme assurent la visite de l’île pour le compte des Parcs nationaux. Mais étant de nature indépendante, nous préférons voler de nos propres ailes, aussi, parvenus aux quartiers cellulaires, nous louons une cassette explicative et des écouteurs pour prendre contact avec l’univers carcéral le plus redoutable que connurent les Etats-Unis d’Amérique.
Bien que désaffectée, la prison d’Alcatraz est angoissante. Il y flottera à jamais une atmosphère tragique, faite de peurs, de haines et de désespoirs rassemblés dans l’immense local.
Coiffés de nos écouteurs qui diffusent un texte captivant, nous déambulons le long des couloirs. Nous entendons tour à tour des gardes et des prévenus évoquer cette « prison des prisons », la discipline de fer qui y régnait, les « clients » les plus sérieux qu’elle hébergea : Al Capone, Robert Stroud, George « Machine Gun » Kelly, Thomas Limmerick, Sam Shockley, Rufus Mc Gain, Marvin F. Hubbard et bien d’autres « seigneurs » du Who’s who criminel.
Tout de suite, je grimace.
— On l’a dans le sacotin, Xavier, ils ont vidé les cellules, à l’exception de deux qui servent « d’appartements témoins » !
Les visiteurs peuvent pénétrer dans ces dernières et se faire une opinion sur les pensées susceptibles d’occuper la vie d’un détenu. L’équipement se compose d’un lit étroit, d’une table et d'un strapontin rabattants qui pouvaient se plaquer contre la cloison, d’un chiotte de faïence, d’un lavabo, d’un portemanteau et de deux étagères destinées à recevoir des livres et des objets.
On attend que le flot des visiteurs soit passé pour pénétrer chacun dans l’une des deux cellottes en se posant l’un et l’autre la même colle : si l’avais un papier secret à planquer dans cette cage a homme, où le mettrais-je ?
Le lit ? C’est l’élément le plus exploré en cas de touille. Le glisser entre deux pages d’un livre que l’on collerait ensuite l’une contre l’autre ? On peut à tout moment, te confisquer le bouquin. Le fixer sous le strapontin ou sous la table ? Ça ne résisterait pas à un « épluchage » en règle des lieux. Alors ? Il reste la solution de le fixer au dos d'une photographie personnelle ; mais là encore la cache reste incertaine, fragile.
Comme un nouveau groupe se présente, je vais rejoindre Mathias dans le couloir.
— Tu as eu une illumination ? lui demandé-je.
Il opine.
— Oui, mais pas en ce qui concerne la planque. Je ne trouve aucune cachette valable, là-dedans.
— Ton éblouissement a trait à quoi ?
— Je crois avoir compris pourquoi Garden ne s’est pas servi du document pour s’évader.
— … ? fais-je.
— Il a eu peur, mon grand.
Voilà que l’Amérique rend le Rouquemoute familier.
— Peur de quoi, mon petit ?
— Qu’on le zigouille s’il faisait état de la chose, qu’on le zigouille comme on a buté le sénateur Della Branla. Comme on a essayé de tuer la belle Norma Gain. Il a compris que son fameux document, il lui serait impossible d’en faire état avant l’attentat contre Kennedy !
Comme je ne réponds rien il murmure :
— Tu crois que je me trompe ?
— Je te parie un trou de mémoire répertorié par Alzheimer, contre un trou du cul sublimé par Roger Peyrefitte, que tu as trouvé la solution de ce problème laissé en attente, Mathias.
Nous reprenons notre marche. La cellule d’Al Capone se trouvait au premier étage du quartier B.
Mais ce haut lieu ne semble pas intéresser Mathias qui, le nez au vent, se met à circuler dans les couloirs au pas des chasseurs alpins en parade. Le connaissant bien, je me doute que cette précipitation n’est pas fortuite et qu’elle correspond à un mouvement réfléchi. Je le suis jusqu’au quartier cellulaire « D », celui réservé à la haute surveillance.
Il étudie les numéros des cellules, s’arrête vers la fin du couloir, juste avant la porte donnant sur la bibliothèque et lève les yeux après avoir pris un maximum de recul.
J’attends ses explications.
Elles viennent.
Il me désigne une cellotte du premier étage où les visiteurs ne peuvent accéder.
— Tu as entendu parler d’un pensionnaire célèbre d’Alcatraz appelé « the Birdman » : l’homme aux oiseaux ?
— Tu parles !
— Il occupait la cellule 594, là-haut. C’était un homme redoutable au pedigree chargé. Avant d’être transféré ici, il élevait des canaris au pénitencier de Leavenworth, mais n’en a jamais eu à Alcatraz. La cellule contiguë, c’est-à-dire la 593, fut celle du docteur Garden.
J’en reste comme deux flans de rond.
— Comment as-tu appris cela ?
— Avant de partir, je suis allé interviewer le vieux Constaman en compagnie de ta maman.
— Vous ne m’en avez rien dit, ni toi, ni elle ! bougonné-je ; je déteste les cachotteries.
— Tu étais mobilisé par tes préparatifs, s’excuse Soleil-couchant.
Je considère le premier étage de cellules dont une lumière rasante éclaire faiblement le bas des barreaux.
— On n’est pas aidés, fais-je ; ça va être coton d’explorer l’appartement du Doc.
— Tu as un plan ?
— Tous les grands chefs en ont un, rengorgé-je.
Il sourit.
— On peut savoir ?
— Toutes les serrures sont du même modèle à clé plate. Tu vas prendre l’empreinte de quelques-unes d’entre elles et nous reconstituerons les clés.
Cet après-midi, nous reviendrons ici pour la dernière visite de la journée. Je serai muni du matériel adéquat et je me laisserai enfermer dans la prison. Pendant la nuit, à l’aide des différentes clés et des outils qualifiés que j’aurai en poche, je tenterai d’entrer dans la cellule 593. Il est pratiquement certain que je n’y découvrirai rien, mais je dois en avoir le cœur net. Le lendemain matin, je me mêlerai aux premiers visiteurs et repartirai avec eux.
Il m’a écouté sans piper, le regard perdu.
— C’est bien ainsi que j’imagine les choses depuis le début de cette équipée, fait le Tournesol. Et moi, dans tout ça ?
— Tu viendras ce soir, repartiras avec les touristes et rappliqueras à nouveau demain matin.
— Pourquoi ne veux-tu pas que je participe à l'opération nocturne ?
— Parce que quelque chose me dit que tu peux m’être plus utile dehors que dedans.
Il amorce une moue incrédule, mais c’est un mec qui sait s’incliner devant la volonté de ses supérieurs, tout supérieur qu’il soit lui-même.
— Maintenant, prends les empreintes dont je t’ai parlé, fils.
— C’est fait, assure-t-il en tapotant sa poche droite. Je savais ce que tu allais me demander : ça tombait sous le sens !
— Unique, marmonné-je ; ce mec est unique ! Et quel doigté de gynécologue ! Je ne me suis aperçu de rien.
M’étant haussé sur la pointe des pinceaux, je regarde par l’une des hautes fenêtres le Golden Gate et ses lilliputiens affairés. Tu parles d’un supplice de Tantale pour les prisonniers de jadis !
Sans Francisco est faite de gigantesques taupinières rassemblées, que les fameux tramways (emblèmes de la ville) escaladent et dévalent à une allure vertigineuse avec des grappes humaines agglutinées sur leurs marchepieds. Les automobiles sillonnant ces montagnes russes paraissent toutes appartenir à quelque remake de Bullit, et l’on se demande, en les voyant perpétuellement sauter les bosses, si les amortisseurs sont bien d’un modèle standard ou s’ils sortent d’une chaîne spéciale de Detroit qui leur est exclusivement réservée.
Nous grimpons en direction de notre hôtel, lestés d’emplettes surprenantes de la part d’honnêtes touristes venus visiter l’une des villes les plus « attractives » des Etats-Unis.
A Frisco, les Asiatiques dominent, néanmoins la ville est un creuset où viennent se fondre toutes les races de la planète. Les gens y ont l’air à peu près heureux et les regards que l’on recueille au passage sont, pour la plupart, empreints de bienveillance.
Chaque fois que je croise une jolie fille noire, mon cœur se serre car je pense à la jolie Nancy qui savait si bien piloter des limousines et faire l’amour.
Une fois dans notre suite, nous déballons les petits paquets achetés chez Macy’s, le super-big-magasin du centre-ville, et l’ami Mathias se met en devoir de me préparer mon paquetage, comme un moniteur de sauts aide son élève à plier son parachute. Il fait particulièrement porter sa science sur les clés.
— Vois-tu comme elles sont pratiquement toutes semblables, me dit-il. Le gars de la serrurerie m’a regardé drôlement et a murmuré : « Alcatraz ? » Comme la taule est fermée depuis 30 ans, il n’en a pas dit davantage.
— Peut-être pourrais-je ouvrir à l’aide de mon seul sésame ?
— M’étonnerait. Ces serrures au pêne étroit ne lui conviennent pas. J’ai acheté des limes en irridium de flocage parce qu’elles peuvent mordre dans les métaux les plus récalcitrants. Avant d’essayer les clés, prends l’empreinte de la 593, ce qui te permettra de voir le boulot à pratiquer sans inutiles tâtonnements.
Il poursuit son enseignement, et ma pomme, bon élève, mémorise toutes ses indications prodigieuses car, comme disent les dames de mon entourage : « San-Antonio a aussi une mémoire d’éléphant ! »
On se repose un peu ensuite en regardant un merveilleux dessin animé à la télé, que ça raconte l’histoire d’une girafe qui a introduit son cou dans le conduit d’une cheminée d’usine, tout ça. Bien. Très intéressant.
Rien de plus harassant que l’attente d’un jour « J », voire d’une heure « H ». Le sablier coule trop menu.
Après le film, on décide de descendre vers l’embarcadère et de boire quelques verres sur Fisherman en attendant la dernière rotation du barlu. Les éventaires de marchands de frigousse se succèdent. Tu trouves tous les produits de la mer : poissons, crustacés dans des bacs de friture qui te font redouter l’enfer. Ça pue le rance (le rance d’Arabie), la merde surconsommée et surchiée. Des nuages épais imprègnent tes fringues ! Presque gênants sont les appels des marchands ! Quelques-uns t’ordonnent pratiquement de leur acheter de la bectance, d’autres t’en supplient. Struggle for life !
— Je vais envoyer une carte postale à la maison ! décide Mathias.
Il choisit un coucher de soleil sur la baie qui ressemble à un portrait de lui surexposé, griffonne quelque formule de voyage et me demande de cosigner. J’écris en post-scriptum : « Voyage de rêve ! Les filles sont subîmes et peu farouches » et je me hâte de confier ce coup de pied de mon camarade Jarnac à une boîte des postes californiennes sans le faire lire à Xavier. Ça fera de la conversation assurée pour le couple lorsque Mathias rentrera.
Je fais l’acquisition d’un gros ceinturon de cuir pour Toinet, dont la boucle représente une tête d’Indien toutes plumes dehors. Il n’est jamais trop tôt pour enseigner le bon goût aux enfants.
Et on retrouve le gros barlu avec son pavillon ricain, sa rouille et sa cargaison d’obèses en train de se gaver de pop-corn, de beignets, de chips et de club-sandwiches pour s’occuper les maxillaires pendant les quelques minutes de traversée. L'Amérique est le pays qui fournit la plus grosse quantité de monstres au mile carré.
N’en plus d’être énormes, ils s’accoutrent ridiculement, ces nœuds, avec des hardes insensées aux couleurs grinçantes. Les caméléons explosent à leur approche et on a trouvé des gens malvoyants qui devenaient franchement aveugles en les examinant. C’est un bled very dangerous, les States, sans parler de leurs conneries atomiques qui commencent à lézarder kif celles des Popoffs ! Écolos, pas écolos, on va l’avoir dans cul avant lurette, je pressens. Entre le trou de l’ozone et la pollution terre-mer, c’est du peu avant de jouer dans « La Planète des Allongés ». On y passera tous, mes frères. Ne restera plus, çà et là, qu’un alpiniste et un spéléologue qui se trouvaient en » situation » au moment du grand vilain clash et qui seront obligés de s’enculer pour tenter de perpétuer l’espèce.
C’est pas faute d’avoir été prévenus, pourtant !
Moi qui rêvais de laisser derrière moi un humus fertilisant, j’ai le bonjour.
— Tu crois que Béru dort toujours ? me demande Mathias.
— Essaie de lui téléphoner en rentrant de l’île.
Le Gros, à cet instant de tension nerveuse, j’en ai rien à triturer. J’ai enfilé un thermolactyl sous ma limouille, car, malgré tout, je crains que la nuit soit humide et peu bandante.
Il fait frisquet dans ce gigantesque pénitencier désert. Je me demande s’il est surveillé nuitamment ? A quoi bon ? Y a personne à garder, rien à prendre ! Mais les yankees sont tellement chenilleux ! Tu veux parier que, juste pour le sport, ils ont foutu des signaux d’alarme ?
Je m’en confie à Xavier.
— Non, me rassure-t-il. J’ai observé les lieux et je n’ai rien vu d’inquiétant à ce propos. Mais je vais encore examiner les portes.
Il dit, et voilà qu’il se produit un petit turbin regrettable. Ma faute ! Sémaphore, sémaphore, c’est ma très grande faute !
J’avais allongé mes jambes et l’une d’elles débordait dans la travée ; une vieillarde dénuée de vision a buté sur mon tibia favori. Bien qu’elle fût agrippée au bras de sa petite-fille, elle choit, entraînant sa descendance dans sa chute !
La vioque cogne du cigare contre la banquette d’en face et se met à appeler sa mère ! Tu te rends compte ? Sa mère ! A elle qui est devenue trisaïeule par un ami de son défunt époux.
Elle a un bleu à l’âme, à l’arcane souricière, à la rotule, à la pommette, à la cuisse gauche ; sa dernière dent gît sur le sol et une touffe de poils pubiens, rêches et gris, tombe de ses jupes. Sa petite-fille, une exquise créature blonde, aux yeux presque verts et au tailleur tout à fait rouge, s’applique à relever ce century à terre, aidée du chevaleresque San-Antonio qui, après avoir fait gourder la mémé par inadvertance, s’active volontairement à la relever. On la fait asseoir, on la choie, on l’essuie, on la frotte, on l’oint, la console, l’emmitoufle de notre tendresse.
Ces attentions, puisqu’on se dit tout, me permettent de respirer à pleins poumons la belle fille blonde, de caresser ses doigts, de frôler ses cheveux de mes lèvres, bref, de lui interpréter cette danse incantatoire que je réserve aux personnes du sexe qui me procurent un émoi immédiat et impératif.
S’en aperçoit-elle ? Probablement puisqu’elle me vote des sourires éclatants qu’on a envie de bouffer sur l’arbre. Quand l’ancêtre est colmatée, étoupée, vulnérée (un bourbon sec), j’entreprends cette aimable créature sur laquelle, je le sens, mon charme et mon accent français agissent comme une application de pommade Eucéta sur une brûlure.
Elle me raconte qu’elles arrivent de Vaginston, la grand-mère et son petit chaperon rouge. Native de Frisco, mémé souhaitait revoir sa Normandie avant d’aller débiter des vers dans le sol du district de Columbia. D’où ce voyage. Le premier époux de la vioque a été secrétaire d’un des directeurs de la prison d’Alcatraz et ces dames viennent visiter la fameuse maison.
Elles sont descendues à l’hôtel Whitekouilh, lequel se trouve pile en face du nôtre qui s’appelle grand hôtel Blackburn. J’extasie devant la coïncidence et je lui demande à quelle heure on couche les vieillards en Californie. Elle me répond 9 heures p.m., ce qui va nous permettre de dîner en tête à tête demain, vu que ce soir j’ai un engagement antérieur. Le postérieur sera pour tomorrow, O.K. ? C’est par un yes franc et massif qu’elle accepte mon invitation. Rancard est pris à mon hôtel pour 9 h 30. Et moi, sa culotte, je la vois déjà grosse, non pas comme une maison, mais comme une main de bébé, et je décide que si elle est blanche, je lui demanderai de me l’offrir afin que j’en fasse une pochette pour mon smoking.
Le valdingue de la mère-grand la handicapant pour arquer, on la laisse dans la maison tenue par les rangers, près de l’embarcadère, et nous partons à l’assaut de la prison. Mathias fait la gueule, jugeant que j’ai mieux à faire en cet instant que de chambrer une nana. Mais tu connais le gars Ma Pomme, fils aîné, unique et préféré de Félicie ? Quand la digue le biche, il vendrait périmètre (comme dit Béru). Rien n’est plus primordial qu’un beau cul et je lui accorde priorité absolue.
Je te passe mes délicates et innocentes manœuvres d’approche (pour commencer), puis d’installation. D’abord je lui prends la main comme pour l’aider à grimper, puis le bras, puis la taille. Alouette, gentille alouette. On marque un premier temps d’arrêt comme à un chemin de croix et je lui fais face en riant éclatant, somptueuse image de santé rayonnante, d’assurance tranquille ; qu’on sente bien la vigueur déterminée de l’homme, ses inépuisables réserves physiques, son goût marqué pour la troussée cosaque. C’est plein d’ivresse retenue, de promesses échevelées. Elle sait déjà que le coup de rapière qui se prépare, ce ne sera pas du yaourt fitness et qu’elle aura la démarche du pingouin pour se rendre « ensuite » à la salle de bains.
A la seconde station de ce merveilleux rosaire, je me risque à une pelle mutine. Elle l’agrée, alors je lui vote une galoche à talon aiguille qui en raconte long commak sur mes capacités thoraciques.
C’est parti sur les bouchons de roue. Ils loueraient des piaules à Alcatraz, aussi sec je serais client. Que même (si tu ne me crois pas, va te faire mettre), que même, reprends-je, je caresse un instant le projet d’aller tirer Mary (elle se prénomme comme ça, et moi je raffole) sur le plumard d’une cellule témoin en demandant à la Rouillance de faire le gaffe ; ce serait bénaise, d’autant qu’il n’y a pas foule pour cette dernière visite de la journée. Malheureusement, un tordu de Japonouille, nikonné jusqu’aux roustons, n’en finit pas de se perpétrer un documentaire avec sa gerce aux cannes arquées et à la frime large comme un brie de Meaux qui se tient assise sur le bord du plumard.
Il la prend à travers les barreaux, le gars La launisse, ce qui lui est plus fastoche que de la prendre en levrette avec sa bistougne de sapajou. Donc, projet irréalisable, auquel je renonce à regret car j’adore calcer des sœurs dans des coins à hauts risques. Or, s’en faire une dans Alcatraz constituerait une prouesse amoureuse fort exquise, selon moi.
Xavier est de plus en plus en renaud.
Il me souffle :
— Tu as une façon de te préparer à un coup de main délicat, toi !
— Ne t’inquiète pas.
— Comment vas-tu faire ?
— Comme pour moi !
— Après le départ des visiteurs, il y a fatalement une ronde pour vérifier que personne ne traîne dans les locaux.
— C’est probable, oui.
— Tu sais où tu vas te planquer ?
— Je sais.
— Où ?
— Dans le local du coiffeur, où prend un escalier en colimaçon, Avant la fin de la visite, je le gravirai jusqu’à ce que je sois hors de vue ; l’inspection ne peut s’étendre au premier étage puisqu’il est fermé aux visiteurs.
— Et la môme ?
— Quoi ?
— Elle va trouver anormal que tu la largues à ce moment-là et que tu ne prennes pas le dernier bateau !
Il a raison, je sais. Furieusement raison. Il va me falloir trouver une feinte. Facile à dire. On se roffre un tour complet des lieux : réfectoire, bibliothèque, quartier de H.S., déambulation sur « Broadway »… Et d’elle-même, la gosse dit qu’elle doit aller rejoindre sa grande-vioque qui morfond. Elle s’attend à ce qu’on lui filoche le dur, mais j’allègue qu’avant de tracer je vais expédier des cartes postales (on en vend près de la salle aux écouteurs, ainsi que des brochures et des babioleries-souvenirs).
Un peu déçue, elle redescend donc seule.
Je commence à me rabattre côté barber shop. Nobody.
J’enquille l’escadrin qui vibre sous mes pas. Tout m’a l’air bonnard. Je rejoins Mathias pour un au revoir ému.
— Maintenant file retrouver la môme et sa grande-vioque, Xavier ! Raconte-lui que le gazier qui tient la boutique d’ici est un pote que j’avais perdu de vue et que je rentrerai avec la vedette automobile assurant le transport des rangers et du personnel.
Il opine.
— Je te dis merde, monsieur le directeur.
Paraît qu’il faut jamais remercier dans ces cas-là : ça porte la cerise.
Étourdiment, je lui dis merci.