Palace, pas palace, les chasses d’eau ont partout un point commun : elles sont bruyantes. Ils peuvent marcher sur la Lune, inventer des miniaturisations forcenées, tout ça, mais nettoyer la merde silencieusement, c’est encore à l’étude. Ils ont beau piocher le problo, ils n’y arrivent pas. Voilà pourquoi, au plus profond, au plus intense de mon grand sommeil, la décharge cataracteuse d’une trombe vient nettoyer mes rêves sous les chutes du Niagara. Te dire le cauchemar que ce vacarme déclenche en moi est inutile. Je ne le ferai pas, et ce pour deux raisons : la première est que tu t’en tapes, la seconde que je l’ai déjà oublié.
Je m’arrache la tronche de l’oreiller. Cinq secondes d’hagardise, je m’offre, suivies de l’angoissante et brutale question ; où suis-je ? Ces draps de soie, ce ciel de lit style plume-dans-le-cul-armorié-bidon me laissent perplexe.
Et puis la réalité revient : le Silver Palace, l’appartement super-luxe de la belle Chinoise qui, par jeu sans doute, m’a sauvé la mise au cours de la nuit.
Ça doit être quelqu’un de huppé pour s’offrir une crèche de ce niveau. Avec le prix d’une nuitée, j’envoie tes cousins Dupont-Martin en vacances aux Bahamas, espère ! En tout cas, elle a bon cœur, cette darlinge. Se comporter ainsi avec un inconnu : chapeau ! Trois mots et un regard salace dans un ascenseur et la voilà mon alliée ! Décidément, et sans vouloir rouler mes rembourrages de veste, le charme du mec ne se dément pas et agit sur les femmes des cinq continents.
Je retrouve une position relaxe dans l’immense plumard. Le genre de couche dans laquelle tu peux aussi bien baiser en travers qu’en long. Quand je pieute seul, j’aime me placer en chien de fusil, sur le côté droit, la tête sur mon coude. C’est la posture idéale pour évoquer quelque beau cul fougueux en s’endormant. Tu peux bandocher à l’aise, ton gros lézard folâtrant sur le drap dans l’attente de conquêtes prochaines.
Mais la dorme ne revient pas, malgré ma fatigue classée monument hystérique. Faut dire que le tireur de chasse de la suite voisine, réveillé par sa miction (ou sa défécation), chope des idées perverses et entend tringler sa camarade de pieu. La dame doit repousser ses honnêtes propositions car le voisin se fâche. Il a une voix épaisse qui, brusquement, me galvanise ! Ne dirait-on pas celle de… ?
Fissa, je saute de ma couche royale pour prendre dans ma poche mon inestimable couteau suisse. C’est le poinçon, une fois encore, qui m’intéresse. J’appuie la pointe d’acier contre le galandage et j’exerce une pression vrillante. Du plâtre fin, puis de la poussière de brique pleuvent sur l’abat-jour de velours de ma lampe de chevet.
A force d’escrimer, je finis par vaincre la cloison. Palace, pas palace, les constructions actuelles sont conçues pour durer une décennie. Passé ce délai, elles sont périmées et il faut les démolir pour en bâtir d’autres encore plus pacotilles que les précédentes. Si on continuait de fabriquer du solide, comme jadis, y aurait dix fois plus de chômeurs sur la planète. Note qu’ils travaillent en revanche sur la longévité de l’homme. Mais ils commencent déjà à s’en mordre les doigts et la bite. S’il est un domaine où il faut au contraire faire éphémère, c’est bien dans celui de l'homo sapiens. Déjà qu’on bouchonne de partout ! T’as vu ces files d’attente ? Même devant les crématoires ça engorge. Partout, je te dis : les écoles, les hôpitaux, les pissotières. Chicanes, tickets d’appel ! Tous à la queue, comme Leuleu ! Au suivant ! Il chantait déjà ça, le grand Brel ! Ben quand je le rejoindrai, je lui dirai que ça ne s’est pas arrangé de ce côté-là.
En appuyant, voilà que je me meurtris soudain les phalanges, tout bêtement parce que mon poinçon a traversé la cloison. Je mets ma meilleure oreille contre le nouvel orifice qui nous est né cette nuit au Silver Palace.
Mon palpitant chavire, se paie un galop d’essai. Bien sûr que c’est le somptueux organe de Bérurier que je capte avec délices, avec amour (pas avec orgues parce qu’elles couvriraient sa chère voix). Et y a des tordus qui prétendent ne pas croire en Dieu ? Dis, je rêve ! Envoie-me-les que je philosophe avec eux ! Je chercherais mon Gros-lard à travers les Amériques et il serait à trois mètres Fahrenheit de cet endroit où un invraisemblable concours de hasards circonstanciés m’a amené ? Tu penses qu’un tel prodige serait réalisable sans intervention divine, toi ? Tiens : fume !
J’essaie de regarder par le petit trou. Il suffit de si peu pour pouvoir « découvrir ». Tu peux contempler le pont de Brooklyn à travers le chas d’une aiguille ! Tu le sais au moins, Ducon ? Et tu peux admirer une chatte à travers un trou de serrure ! Simple question d’adaptation optique.
Oh ! je ne vois pas grand-chose, si ce n’est un fessier de dame à la crinière rousse avec, en amorce, une dextre large comme une tortue de mer.
Je préfère écouter.
Qu’ouïs-je ?
Le Gros : Voilions, ma Lady, tu veuilles pas que j’terminasse la noye av’c un chibraque d’c’mo-dule, bordel ! Tu croives qu’un saint homme comme ma pomme peut roupiller en s’traînant une chopine pareille, poupée ? Let me te la fourrer en camarade ; l’est tant tell’ment à point qu’en trois-quat’ aller-retour elle balance sa casquette.
Lady Keckett : J’ai déjà dit vous : no sans french capote, my dear.
Sa majesté implose : Mais bordel à cul, j’t’aye déjà démontré, la blonde, qu’des capotes, y n’en eguesiste aucun’ qui peuve m’aller. J’sus membré d’trop ; c’est d’allieurs c’ qui fait mon charme. V’là bientôt trois jours qu’on s’fréquente, et surtout trois nuits. J’ai dévalisé toutes les pharmaceries, tous les druguestors, tous les distributeurs automatiques sans pouvoir dégauchir un préservatif à mon pied ! Tu n’vas pas passer à côté d’Ia bite du siècle sous prétesque qu’t’as peur du Sida ! Putain d’elle ! Mais r’garde-moive, ma Lady, est-ce qu’ j’ai une tronche à Sida ?
— Il n’est pas d’insister, darling gros, s’obstine la dame. S’il faut, je ferai fabriquer vous french capote at your mesures ; mais never copulation before !
— Et tu n’veux pas me turluter le nestor pour m’dégager les centres nerveux, Lady de mes two ?
— With te mouth it’s pareil, refuse Lady Keckett. Only avec french capote !
— Bon, se soumet le meurtri, j’vas essayer d’en chausser un autre de plus, mais j’comprende pas qu’y peuvent contiende deux litres de flotte ou encore qu’on peuve le gonfler avec la bouche jusqu’à tant qu’y ressemb’ à des dirigeabes et que ma pine les fisse claquer. Non, ça, je pige pas. Tu veux essayer d’m’en affubler un, la rouquine ? P’t’ête’ qu’tes doigts d’fée auront grain de courge là qu’j’échousse pitoyab’ment ?
La dame assure que c’est une very good idée. Elle explique qu’elle va préalablement vaseliner la grosse bébête à emprisonner, puis talquer l’intérieur du capuchon, toutes précautions qui semblent judicieuses.
Les minutes qui succèdent sont dominées par un silence crispé que troublent à peine de brèves appréciations, voire des conseils émis d’une voix tendue :
— Gaffe à la manœuv’, Ninette ! Fais rouler ! Fais rouler, qu’j’te dis ! Doucement ! Quand t’est-ce t’auras coiffé la tronche, l’boulot s’ra su’ la bonne voie.
Tension insoutenable. Je ne perçois plus que la respiration haletante des deux protagonistes.
Puis, chuchoteuse, la voix de Lady Keckett qui n’ose encore triompher trop vite :
— Good ! It’s right ! No remuer, my love. Very delicately !
— T’es marrante, ma gosse. Ça me compresse les tempes du gland ! J’ peuve plus respirer de la biroute ! J’ai la collerette qu’étrangle ! En plus ça me fait d’I’effet qu’tu m’tripatouilles le havane à mains nues.
— Slowly, my big boy ! qu’exhorte la riche Anglaise. Je bientôt arrive to our ends. Voilà, le tête est dans la sac ! Hip hip, hurrah !
Juste à ce moment, une courte et sèche détonation rappelant l’expulsion d’un bouchon de champagne retentit. Cris de consternation.
— Tu voyes bien, bourrique, que c’est macache pour ce qu’est d’ m’embiberonner l’paf ! L’jour qu’on f’ra des capotes pour les bourrins, alors là, oui, j’aurai p’t’êt’ ma chance ! fulmine le Mammouth. J’vis dans une société dont ell’ est pas à ma m’sure. Qu’y s’agissasse d’ma queue ou d’mon intelligence, j’ai pas ma place dans le concierge des nations !
— Sorry, sorry ! psalmodie la noble Anglaise. Je étais pourtant près de la butte !
— En attendant, j’reste av’c mon calibre sous le bras, se lamente mon malheureux ami.
Je me dis qu’il serait opportun d’apporter une diversion dans sa détresse physique, c’est pourquoi je vais récupérer mon slip, puis mon pantalon afin d’être présentable à une dame de la noblesse britannique.
Une porte permet d’accéder au couloir directement depuis la chambre, mais elle est fermée à clé et cette dernière a dû rester accrochée dans le dos du concierge. Force m’est donc de sortir par le living. La vaste pièce est obscure comme le derrière d’un Blanc trempé dans du goudron[41] et c’est pourquoi je trébuche contre un obstacle invu de moi. En tentant de rétablir mon équilibre, je pose la main sur quelque chose de mou dont le contact me fait frissonner. C’est froid comme le bras d’un serpent. Je tiens à identifier la « chose », aussi me dirigé-je vers la silhouette d’un lampadaire. Après quelques tâtonnements qui le décoiffent, je trouve son commutateur. Lumière !
Alors là, c’est une engouffrance dans la quatrième dimension.
Figure-toi, ma petite chérie, qu’un homme en smoking est étendu entre les bras tutélaires d’un fauteuil club. Sa nuque repose sur le dossier et ses longues jambes sont allongées sur le tapis, ce qui a manqué me faire chuter.
Le gonzier en question est âgé d’une soixantaine d’années. Il a une belle gueule d’homme grisonnant, des traits aristocratiques. Deux détails importants le concernant : un étui à violon est posé sur la table basse qui jouxte son siège et il est extrêmement mort. Salement mort, ajouterai-je-t-il : comme un goret puisqu’on l’a égorgé en lui enfonçant un objet métallique pointu dans la carotide. Beaucoup de sang s’est échappé par la blessure, a détrempé son plastron amidonné, puis a dégouliné jusqu’au sol en utilisant sa jambe gauche comme chéneau. Le malheureux a dû mettre un sacré bout de temps à mourir. Comment se fait-il que je n’aie rien entendu ? Probable qu’on l’aura estourbi auparavant avec un goumi capitonné pour ne pas laisser de traces.
Ma montre prétend qu’il est 5 heures 40 et je n’ai aucune raison de douter de sa parole. Je bombe à l’appartement de la Chinetoque et toque à sa lourde. Une fois, deux fois, trois fois. Adjugé : j’ouvre ! La chambre est vide, le plumard indéfait. Par acquit de conscience je jette un regard aux gogues ainsi qu’à la salle de bains. Nobody ! A propos, tu sais que la compagnie Air Algérie va changer de nom ? Elle va s’appeler Aéro Bic.
Qu’est-ce que je te disais ? Oui ; plus de Chinoise ! Ne reste que ses « chinoiseries » parce que tu te doutes bien que je viens de piger les motivations profondes de son altruisme. Cette salope a sauté sur l’occase que je représentais pour buter son vieux. Je suis, elle l’a constaté, un homme en fuite. Bonne affaire ! Un velours pour me faire endosser l’assassinat de son bonhomme. Faut que je te le dise du temps que j’y pense : ce mec, je crois le reconnaître, à cause de son crincrin. C'est Tumor Mémich, le virtuose d’origine hongroise, l’un des quatre ou cinq grands violonistes actuels.
Je retourne auprès du corps pour en être certain. Et alors, tu sais ce que je constate, qui m’avait échappé dans l’effarement de la découverte ? L’objet pointu avec lequel on l’a égorgé n’est autre que mon sésame. Pressée contre moi, dans le taxi, la gueuse n’a eu aucun mal à me le subtiliser. La vache ! Cet esprit de décision ! Ce sang-froid, comme disait Sancho !
J’imagine que la gourgandine asiate a un amant de basse moralité et qu’ils ont décidé d’effacer le maestro pour engourdir son immense fortune. La môme aux yeux bridés croise mon destin à un moment délicat. Elle saute sur l’occase, m’amène après m’avoir chouravé ce qui peut servir d’arme (la preuve). Elle m’envoie à la dorme, alerte son julot. Le gars se pointe, s’embusque tandis qu’elle quitte ostensiblement l’hôtel pour aller se montrer dans un nigth-club. Alibi.
L’époux rentre d’une soirée prolongée au cours de laquelle il s’est produit. L’amant le zigouille et se casse en me laissant le bébé ; à moi de me dépatouiller au réveil ! Charmant ! Simple et d’un fonctionnement irréprochable. Oui donc peut s’arracher d’une telle béchamel ?
A propos d’arracher…
Dominant ma répugnance, j’extrais mon précieux appareil de la gorge du maître et cours le laver à grande eau (bouillante) dans le lavabo de l’Asiatique. Puis je récupère entièrement mes fringues et me trisse dans le couloir. Personne encore, mais la complainte des chasses d’eau se propage. Videz-vous, vessies et boyasses ! C’est l’aube aux doigts d’or qui vient vous essorer, mes drôles ! Faites le vide pour vous mieux remplir au cours du jour qui point.
J’actionne le timbre avec le désespoir de l’énergie, mais après leurs tribulations nocturnes, le couple dort à pierre fendre… Force m’est d’en venir aux poings. Je tremble d’être retapissé par un membre matinal du personnel. Enfin, l’huis s’entrouvre et une vache rousse cligne de son œil énorme par l’écartement.
— Qu’est-ce qui vous prend ? mugit le bovidé.
— Je suis un ami de l’homme à la grosse queue, assuré-je, je dois lui parler d’urgence, milady. Permettez-moi de vous présenter mes devoirs les plus acharnés. Mon ami a très bon goût et j’ai hâte de le complimenter d’avoir su réaliser une aussi merveilleuse conquête.
Cédant au discours que je tiens, la dame me fait entrer. Leur superbe chambre sent la ménagerie, les abattoirs en été et la grève des éboueurs dans un quartier populeux.
Mon Béru repose, nu comme un monstrueux Jésus. Il a une façon très particulière de dormir, Alexandre-Benoît. Il se tient à genoux, son énorme cul offert à toutes les convoitises de passage, la joue dans le pli du coude, le ventre et ses génitoires pendant bas, velu à l’extrême, comme chez tous les primates, ronflant et pétant pour bien montrer que sa machine infernale ne s’arrête jamais.
— Hello ! Baby darling ! le hèle la bonne Anglaise !
Cette personne, je m’aperçois que je ne t’en ai pas assez bonni sur son compte, est très grande, plutôt maigre du haut (ses nichebars trempent dans sa soupe quand elle se met à table nue), par contre elle souffre d’éléphantiasis de la partie sud et son cul pourrait dissimuler une plaque d’égout. Elle a une peau tellement blanche qu’il faut être Bérurier ou un rat aveugle pour ne pas aller au refile en l’apercevant, et elle est d’un roux bizarre, pas lumineux du tout : un roux-roux de vache, c’est ce qui d’emblée m’a amené la comparaison. Des yeux d’un vert tirant sur le dollar fripé, des grains de café à profusion par tout le corps, une chatte quasi sans poils et une bouche qui, par contre, en est garnie. Bref : une belle sujette de Sa Majesté qui était si mignonne jadis quand elle montait le prince d’Edimbourg en amazone.
Décente, elle porte un baby-doll qui commence sous ses seins et s’arrête à dix centimètres de son pubis…
Après quelques nouveaux bêlements enjôleurs, Sa Majesté sort du coma. Elle se met à mâcher à vide, puis lâche un long pet pareil à la sirène d’un navire pénétrant dans un port.
Le Gravos abandonne sa pieuse posture, propre à l’imploration ou à l’enculage, et examine les lieux jonchés de préservatifs éclatés. Comme son regard est parti pour exécuter ce que les cadreurs de cinéma nomment un cent quatre-vingt-dix degrés (Celsius), il m’accroche en fin de comte (comme disait Rodrigue).
C’est un individu inclassable, le Gros. En un tel moment, n’importe qui bondirait, exclamerait, glapirait, bref manifesterait sa surprise de me trouver là. Lui pas. Animal, quoi ! Tu peux montrer la photo de Le Pen ou de Tapie à un clébard, il ne bronchera pas, eh bien c’est du kif pour Bérurier.
— Il est quelle heure ? me demande-t-il seulement.
— Bientôt six plombes, l’informé-je.
— Ah bon. Tu veux voir s’il restererait pas un peu de blanc dans la boutanche de sauvignon qu’est sur la table ?
Par miracle il en reste. Le Mastard tute le précieux breuvage.
— Alors, Grand, me fait-il en claquant une nouvelle louise façon corne de brume sur le Bosphore.
Je le prends sur son propre terrain d’indifférence.
— Alors j’ai pénsé à votre problème de préservatifs, dis-je, et je suis en mesure de le résoudre.
Là, il s’éclaire pleins feux, le Gorille !
— T’entends c’qu’y dit, la Blonde ? lance le don Juan à sa partenaire inconsommée. Y l’a un moilien pour m’procurancer une capote anglaise à ma taille ! Ça n’m’étonne pas d’lu. Il est démerde, mon Sana ! Comment t’est-ce tu vas-t-il t’y prend’, Grand ? Tu sais qu’j’la pile d’puis qu’j’ai dégauchi c’te’ grivoise. Y a pas mèche de la monter à cru, tell’ment elle a la trouille du Sida ! Mais j’finis par m’d’mander si ell’ est sincère.
« Quand j’m’ai bien manigancé le braquechi et qu’la v’là excitée comme une puce, la jolie médème s’calme les zémois au gode. L’en a toute une collection dans sa valdingue : en porcelaine, en cayoutchou, en bois, en cuir d’Russie ! Tous les diamèt’ ! Des p’tits comme l’annuaire pour s’entr’prend’ l’œil d’bronze, et d’aut’, plus conséquents qu’des aubergines, histoir’ d’s’payer le grand gala d’La Couine à Pas-Le-Moral[42] ou à Butine-Game. C’est une panoplie d’famille paraît, y en a même un, çui en or, qu’aurait servi à la couine Victoria !
« Milady, quand elle s’entr’prend l’intime, toute sa batterie y passe ! Et ma pomme de contempler le film X de médème en bavant d’I’escarguinche. Vitos qu’j’ peuve la calcer en grande pompe, c’te Lady à la mords-moi-pas-le-zob ! Tu croives qu’elle m’consentirait n’serait-ce qu’une p’tite pogne vite fait, façon auto-stoppeuse reconnaissante ? Que tchi ! Ces Rosbifs, c’est l’égoïsse personnifié. J’ai même pas l’droit d’Ia brouter, elle craint aussi par la salive. Quand t’est-ce j’vais pouvoir gainer Follette ? »
— Dans un instant, mon Gros.
Il sourcille, déjà inquiet.
— C’est toi qui vas m’la confectionner, ma capote ?
— Yes, Sir, et sur mesure encore ! Pas au bodygraphe, je souligne : à tes vraies mesures.
— Et comment t’y prendreras-tu-t-il ?
— L’œuf de Christophe Colomb, mec ! J’utilise deux capotes, et même trois s’il le faut. Je les découpe chacune en quatre dans le sens de la longueur, après quoi je colle les morceaux bord à bord en rassemblant autant d’éléments qu’il en faudra pour faire le tour de ton membre, mon cher ami. Tu connais la qualité de cette colle inventée par Mathias. Avec une seule goutte, c’est un éléphant que tu peux fixer au plafond. T’en mets une autre entre les fesses d’un mec et il est contraint de se faire confectionner un nouveau trou du cul. Allez, Gros : aboule tes chambres à air !
Et me voilà, moi, directeur de la P.J., traqué aux U.S.A., en train de fabriquer une capote pour mammouth à la coiffeuse de Lady Keckett. Le couple me regarde avec une attention crispée. Tout en œuvrant avec des gestes menus de joaillier, je mets Sa Majesté au courant de ce qui s’est passé depuis que nous l’avons abandonné en pleine ivresse sur son lit du Bervely Hills Hôtel. Lorsque j’ai fini, il tire la conclusion du récit :
— En somme, tu vas avoir les draupers de Nouille York au fion, plus la brigade sauvage qui veut fout’ la main su’ ton putain d’document ?
— Textuel !
— Tu voyes un moilien d’t’en tirer ?
— Je l’entrevois. Si ta milady veut m’accorder son aide, je risque de me mettre au sec.
— Bien sûr qu’elle t’aidera, surtout quand j’y aurai fait l’grand jeu av’c ma capote su’ mesure. Ell' s’ra fanatiquée à mort, espère !
— En ce cas voilà mon plan. Tu iras m’acheter de quoi modifier mon aspect. Ensuite nous louerons une bagnole et nous gagnerons le Canada. Une fois là-bas, avec l’aide de l’ambassade de France, je n’aurai aucune difficulté pour rentrer à Paris.
— C’est jouab’, admet Bibendum. Dès qu’t’au-ras finis mon imper, j’interprète à mâme sa féerie d’Noël, bien l’avoir à ma botte, c’est l’cas d’y dire, et on s’organise.
— Au fait, tu l’as connue comment, ta rouquine ?
— C’est elle qui m’a connu, mec. J’étais écroulaga à loilpé sur mon pageot, dormant à point nommé, quand c’te connasse se goure d’piaule. J’étais au bungalove 79 et elle au 89. Elle ent’ et qu’est-ce qu’elle voye-t-elle ? Mon zob en pleine irruption ! J’croive qu’je fais des rêves ézotériques en pionçant car la plupart du temps j’ai un chibre gros comme un magnum d’Dom Pérignon qui monte la garde. La milady, tu parles d’un émoi quand elle découvre ce monument classé ! Ell’ me s’approche, me touche le paf, voir si c’est du vrai véritab’. Constate. Décide z’alors qu’le beau joujou est pour sa moniche. Entr’prend d’m’réveiller, ce dont je. Me chouchoute, me louloute, me promet les monts d’Ia mère Veil. M’dit qu’elle est richissiste, qu’elle va m’faire une existence d’rêve. Son Lord est clamsé y a quinze mois au Ténia dans un accident d’chasse. Son porte-flingue qui l’a rectifié en sautant une fourmilière. L’a été décoiffé d’une bastos en plein cigare, ce con ! N’avait pas mis l’écran d’sûreté à sa carabine, l’jobastre. Toujours sûrs d’eux, les Britiches, à vouloir conquir l’Afrique et l’reste du monde ! En pleine poire, paoff ! Balle blindée de 9 millimètres cubes, merci, docteur !
— Et donc tu as suivi la dame ?
— A la condition qu’on vinsse à Nouille York où qu’t’avais prévu qu’nous passassions. D’main, donc aujourd’hui, j’allais tubophoner à tous les grands hôtels pour y laisser un message à ton attention.
Je lui souris.
— Voilà, Gros, c’est presque terminé, on devrait procéder à un essayage.
Lady Keckett glousse d’admiration, de reconnaissance, de pré-bonheur. Enfin, elle va pouvoir recevoir l’énorme offrande béruréenne. Le jour de gloire est arrivé ! Sans la moindre gêne, Alexandre-Benoît dégage son panoche, le flatte dans sa main pour lui faire réintégrer sa consistance habituelle. Docile, la bête obéit à la sollicitation et prend une apparence qui ridiculiserait les fameuses quenelles au brochet de la mère Brazier à Lyon.
— Tu veux vérifier si c’est correct, Gros ?
Il empare mon chef-d’œuvre, en affuble Coquette, hoche la tête :
— J’s’rais plus à mon aise av’c une tranche d’mieux, Grand. Ces machins-là, c’est comme les pardingues : s’y t’gênent aux entournures, tu perds ta capacité d’mouv’ments.
Je rajoute donc un quartier de caoutchouc à ma création et j’obtiens une espèce de coupole plus ou moins régulière, mais baste, quelle importance ? Comme l’assure spontanément l’intéressé ; « c’est pas pour aller dans le monde ! ».
Je ne veux pas faire de triomphalisme, mais il a belle allure, Mister Chibraque avec MA capote ! La Lady doutant de l’étanchéité, on a rempli de flotte ma montgolfière renversée et cette femme timorée a pu constater qu’aucune humidité ne sourdait de l’enveloppe. Alors Attila a chaussé cette gaine protectrice avec une réelle fierté, comme les saint-cyriens enfilaient leurs gants blancs à Verdun, avant l’attaque. Pudiquement, je me retire dans la salle de bains afin de m’y doucher car je me sens dévasté par cette nuit insensée, si riche en péripéties.
Tout en faisant pleuvoir l’eau fraîche salvatrice, je décide de prendre quelque distance avec la réalité. Quand on est trop accaparé par ses préoccupations professionnelles, il convient de s’aérer un peu les méninges. Moi, dans ces cas-là, je choisis un sujet très éloigné de mes problèmes et le « traite » en profondeur. Là, je lance sur le tapis de ma réflexion Jean de La Fontaine… Un perruqué sympa, de prime abord, à la littérature plaisante. Mais pourquoi la faire étudier aux enfants ? Tout ça est si noir, en réalité, si amoral, si incohérent ! Les innocents, qu’ils soient ânes ou agneaux, se font dévorer, donc primauté de l’injustice ! Le héron baise le renard, donc notion de vengeance ! Perrette, cette connasse, perd toute chance d’acquérir une vache en renversant son lait ; mais il venait d’où, ce lait, sinon d’une vache qu’elle possède déjà ! Donc, incohérence ! La tortue nique le lièvre malgré sa lenteur, donc négation de la rapidité et, partant, du progrès !…
Des cris superbes m’arrachent à mes réflexions (partisanes, j’en conviens). Clameurs de la chair en liesse. C’est la fête des sens ! L’apothéose du fion ! Fabuleux duo : la Callas et Chaliapine réunis ! Le grand air de « Je jouis » interprété conjointement en anglais et en bas normand. L’orchestre fait donner ses cuivres. La petite flûte ? Le premier violon ? Le hautbois ? Chez Plumeau ! La harpe ? On n’en cause même pas. Cela est géant, cela est dantesque ! Cela fait penser aux cris d’un porc saigné qui se viderait sur une musique de Wagner. Le tout entremêlé de râles, de rots, de pets. Un tohu n’ayant d’égal que son bohu ! Et le sommier, dis ? Tu l’entends, ce malheureux, gémir dans la tempête qui tant pète ? Les chants désespérés sont les chants les plus beaux. La Lady est à bout de tout. Elle bieurle des god, des good, des Florence Gould ! Le vieux Lord est trucidé une deuxième fois et pour toujours, banni du Gotha, ses mânes sont conspués, la pauvre bitoune qu’il a pu tremper avec sa Lady jetée en pâture aux noirs corbeaux charognards de l’oubli.
Soudain, je pense qu’une arrivée pareille, faut pas la rater. Sans avoir un tempérament de voyeur, on se doit d’être là au moment de la consécration finale ! C’est liturgique, un truc pareil ! T’es impliqué ! T’as pas le droit de l’ignorer, ce serait un crime contre l’humain, un blasphème, une irréparable profanation. Alors je me ceins d’une serviette et gagne la chambre.
J’arrive pour le bouquet final. L’instant où milady étant arc-boutée des deux mains contre la commode avec le Gravos derrière elle, celui-ci la termine à dix coups seconde. Sa limerie est à ce point rapide que la rétine humaine a peine à suivre. Faudrait tourner ça au ralenti, comme on pratique pour suivre la trajectoire d’une balle de fusil. Tout tremble ! Ça pue le caoutchouc brûlé ! La dame n’est plus qu’une torpille hurlante et la commode qu’un fagot de bois (hévéas et palissandre).
Le Mastard touche à sa fin. Il a une recrudescence de va-et-vient inchiffrable sans le concours d’un matériel sophistiqué. Puis, ponctué d’un cri grégaire, un cri surgi du fond des temps, il flanque à sa partenaire un ultime et violent coup de bas-ventre qui fait s’écrouler la coiffeuse.
Lady Kackett choit dans des décombres de bois et de flacons parmi lesquels elle reste inanimée.
Quant à Béru, il demeure debout, haletant, les bras pendants, abasourdi par la folle intensité de son coït.
— Sublime ! murmuré-je dans son dos, animé d’une authentique sincérité. L’un des plus fabuleux coups de bite qu’il m’aura été accordé de voir. Et je pense même LE plus beau. Une telle intensité, une telle fougue, une telle furia sensuelles, je ne savais pas que cela pouvait se produire.
Tu prends ta place définitivement parmi les géants de la queue, Alexandre-Benoît. Si j’ai des enfants un jour, je leur narrerai cette troussée à laquelle il m’aura été donné d’assister.
Il se tourne face à moi.
Je l’espérais radieux : il est sombre.
— Mouais, fait-il, en attendant on n’est pas sortis de l’auberge !
— Pourquoi ?
— Merci pour ta capote sur mesure, mec ! Vaut mieux qu’tu fusses flic qu’tailleur !
Et il me désigne sa biroute tuméfiée par la séance. Joufflue, pataude, dodelinante, violacée, donc NUE !
— Y avait une taille en trop, mon pote : ton préservateur est resté chez Maâme Milady !
Eh ben tu vois, les Anglais, je dirai ce que je voudrai, mais dans les cas graves ils savent se montrer à la hauteur de la situation.
Quand on l’a eue arrachée aux bris de bois et de verre, et portée jusqu’au lit, Bérurier lui a expliqué l’avarie de machine dont ils ont été victimes. L’irréparable était donc perpétré et la glorieuse semence du Gros s’égaillait à sa guise ; de plus elle allait devoir récupérer « la chose ». La veuve de Lord Keckett a fermé les yeux un instant, puis elle a soupiré :
— Soit ! que la volonté du Seigneur s’accomplisse ; mais je tiens à déclarer ici que, si par malheur l’affreuse maladie s’abattait sur moi, je la subirais courageusement, sans regretter une seconde les sensations uniques qu’il m’aura été accordé de connaître entre vos bras, Alexander-Binoite.
Nous la félicitons pour son attitude courageuse et je lui certifie sur l’honneur que mon camarade est plus sain que le pain de campagne sortant du four, ou que la graine du haricot dans sa coque. Il ne s’est jamais drogué autrement qu’avec du beaujolais village, n’a sodomisé aucune petite frappe de rencontre et ne baise aucune putain pour la simple raison que les honnêtes femmes les suppléent avec fougue et en trop grand nombre pour qu’on ait besoin d’aller payer des professionnelles moins performantes.
Réconfortée — mais avait-elle encore besoin de l’être ? — Lady Keckett déclare qu’elle n’a plus qu’une idée en tête, qui est de recommencer.
A quoi le Gravos rétorque que très volontiers, mais qu’il souhaiterait s’alimenter auparavant, demande légitime à la suite d’un exploit sexuel aussi impressionnant.
Un copieux petit déje est donc commandé au room-service et, en attendant qu’on nous le livre, je vais m’enfermer dans la salle de bains.
Breakfastbouffant, nous ourdissons un plan relatif à mon départ des U.S.A. La chère Lady Keckett nous propose de nous rendre chez son beau-frère, qui fait de l’élevage de visons dans le Massachusetts. Il possède une vaste propriété à cinquante miles de Boston où nous pourrions passer quelques jours en toute tranquillité. La frontière canadienne étant toute proche, ce serait un jeu d’enfant que de la franchir sans encombre. Cette suggestion déclenche notre enthousiasme. La nouvelle conquête du Mastard ajoute que, pour nous rendre dans le Massachusetts il sera mieux d’affréter une limousine que de louer une bagnole. Elle a encore une autre idée géniale : elle ira acheter une immense malle-cantine qu’elle se fera livrer au Silver Palace. Nous « l’aménagerons » pour que je puisse m’y lover et c’est dans cette malle que je pourrai quitter l’hôtel.
Comme toutes les richissimes désœuvrées, Lady Keckett est ravie de participer à une aventure qui la change des luxueuses torpeurs quotidiennes. Décidément, sa vie vient d’être télescopée par ces Frenchies incroyables, aux bites monstrueuses et aux existences périlleuses.
Et c’est ainsi que nous décarrons du Silver Palace, vers le milieu de l’après-midi, à l’heure tranquille où, au Kenya, les lions vont boire.
Je dois dire que son histoire de malle-cabine, mémère, j’y croyais pas trop. Ça me paraissait un peu Bibi Fricotin comme principe. Ça m’évoquait les films d’avant-guerre : les premiers Fernandel qu’on nous passe parfois à la téloche avec un avant-propos circonstancié comme quoi on va assister à un chef-d’œuvre, et puis bon, hein ? D’accord ! La malle-cabine (c’est ma cabine à moi), y a qu’aux States qu’on peut trouver un pareil monument. Cent soixante de long, sur quatre-vingts de large et cent de haut ! On pourrait y loger Béru ! Naturellement, je perce des trous discrets à l’endroit de la tête. On fauche un oreiller sur le rayon du haut du dressinge et mémère a acheté une couvrante. J’essaie cette espèce de cercueil et ça boume au poil. Je demande à mes amis, quand je suis à l’intérieur de « malmener » la malle, ce qui me permet de mettre au point la position de blocage indispensable pour que je ne ballotte pas.
Paré ! En avant toute !
Deux bagagistes m’embarquent par le monte-charge réservé à cet usage. En cours de descente, ils disent — entre eux — qu’il faut être une vieille timbrée d’Anglaise pour voyager avec ce catafalque qui pèse une vache (merci, les gars !)…
On m’arrime dans un coffre de limousine où la malle ne tient pas complètement. Faut laisser le couvercle du coffre entrouvert et le maintenir dans cette position à l’aide de sandows. Et, fouette cocher, nous voilà partis.
J’avais encore jamais eu l’occasion de réfléchir à bord d’une malle-cabine. C’est enrichissant. D’abord parce que tu te trouves dans le noir et donc pas distrait, ensuite parce qu’étant à peu près privé d’exercice, tu ne peux te livrer qu’à des « mouvements cérébraux ».
Dans cette posture d’économie, je gamberge en toute relaxation. Je me dis que l’assassinat de Tumor Mémich n’a pas été découvert, sinon on aurait entendu le ramdam des poulets new-yorkais et ceux-ci seraient venus questionner les voisins de chambre afin de leur demander s’ils avaient remarqué de l’insolite. Conclusion, la perfide Chinoise n’est pas rentrée à l’hôtel et comme, en partant, je n’ai pas retiré le Do not disturb fixé au pommeau de la lourde, les femmes de chambre ne sont pas allées faire le ménage de la suite royale du maestro. Ce répit est bon à prendre. Si les perdreaux avaient investi le Silver, ma fuite aurait pu mal se passer.
Et puis, merde, l’idée me vient qu’ils vont trouver suspect que la voisine du violoniste ait quitté son appartement le jour même du meurtre. Le coup de la malle ne va pas passer inaperçu. Ils en tireront les conclusions qui s’imposent, les Nîck Carter de « la Grosse Pomme ». Voudront retrouver dare-dare ces étranges clients si pressés de les mettre quand on zingue leur voisin ! Voilà que je biche les mouillettes dans mon sarcophage. Tu parles qu’elle est facile à repérer, la grosse limousine, avec sa malle qui lui déborde du rectum ! Je me livre à des calculs serrés. Au moment où nous sommes partis, tout était calme. Il se peut qu’on ne trouve le cadavre que tard dans la soirée, ou qui sait même demain ? Elle branle quoi, la Chinoise ? Admettons que le pot aux roses ait été découvert tout de suite après notre départ, il faut un bout de temps pour alerter les perdreaux, qu’ils se pointent, que le bigntz habituel se mette en place, que les investigations gagnent les appartements proches, qu’on s’intéresse au comportement de Lady Keckett et de son gros copain franchouillard, qu’on diffuse le signalement de la limousine… Tu chiffres ça à combien, toi ? Deux heures ? Moins ? Parce que quoi, dis-tu ? Ah ! parce que les flics ricains sont des as, EUX ! Pourquoi tu crois malin d’ajouter ce « Eux », tête de EUX ? O.K. ! admettons que ce soient des fortiches et qu’ils passent le turbo, on peut tout de même compter sur au moins une heure de grâce.
J’évoque la carte des États-Unis. Boston est à combien de N.Y. ?
Il faut en tout cas plus d’une plombe en bagnole ; ça roule mollo dans cet immense pays.
Alors prions et attendons.
Cette décision me branche sur Félicie, tu penses bien. Je me dis que je suis une belle ordure de pas l’avoir appelée depuis la chambre de Sa Grâce.
Ça lui aurait fait tellement plaisir, m’man, d’entendre la voix gaillarde de son grand. Bien sûr, je l’aurais chambrée en lui affirmant que tout baignait dans le beurre des Charentes (son préféré), mais n’est-ce pas ce qu’elle attend, après tout ? Chère vieille ! Qui vit pour moi chaque seconde de son existence et que je n’entoure pas suffisamment de tendresse ! Un jour, je paierai tout ça puisque, comme l’a dit saint Machin, on n’est pas riche de ce qu’on a fait, mais pauvre de ce que l’on n’a pas fait ! J’essaie toujours de placer cette devise devant moi : en point de mire. Mais je regarde ailleurs. C’est con, non ? A quoi sert que des types bien aient vécu pour nous si nous ne tenons pas compte de leur enseignement ?
Tu vois qu’on peut être recroquevillé dans une malle et faire un examen de conscience.
Le cadran lumineux de ma Pasha me rend compte de la durée du trajet. J’en suis à deux heures vingt lorsque enfin la limousine stoppe. Un moment supplémentaire s’écoule, puis des bras que je juge musculeux, vu la manière ailée dont je suis arraché de la bagnole, s’occupent de mon transfert. J’entends, à la sonorité des pas, qu’on traverse un hall, puis je perçois qu’on se fait un ascenseur. Nouveau cheminement, ma prison véhiculaire heurte le montant d’une porte. L’une des personnes qui me porte lâche un juron en italien : « Mortacci ! ce qui vaut mieux pour moi que de lâcher la malle.
Enfin on me dépose, les deux serrures parallèles jouent, le couvercle est ouvert et une intense lumière blonde m’éblouit.
Une large main, velue de brun, comme exprimerait un écrivain femelle dont j’ai oublié le nom (mais c’est pas grave : personne ne l’a jamais connue) s’offre obligeamment pour démaller le bel homme ankylosé que je suis devenu, avec des fourmis partout, y compris sous les roustons.
On me hisse d’une forte traction et ton bon petit diable jaillit de sa boîte à malices. La première chose que j’aperçois, est une grande photo couleur du Président George Herbert Walker Bush flanquée d’un drapeau américain fiché sur un socle à tube. Mon first sentiment c’est que l’éleveur de visons, beau-frère de Lady Keckett, est bougrement patriote. Je constate que je me trouve dans une vaste pièce revêtue de boiseries claires.
Devant une grande baie en arc de cercle se trouve un bureau d’acajou surchargé d’appareils informatiques : cadrans, claviers, écrans. Derrière ce fourmillement évoquant une exposition de la FNAC, se tient un homme très corpulent, aux cheveux de neige et au teint rougeaud. Il porte un complet bleu, une chemise blanche, une cravtouze à rayures noires et bleues. Il se coltine deux valises à soufflets sous chaque œil et son regard sombre me rappelle celui d’un crotale (de Chavignole) qui me chambrait, un jour, au reptilarium de Sào Paulo.
Il y a des antipathies qui s’expriment au détour de la vie, d’homme à homme, voire d’animal à homme. Le crotale de Sâo Paulo, appelé aussi serpent à sonnettes because les écailles terminant sa queue, se laissait regarder par des centaines de personnes quotidiennement sans marquer de sentiments hostiles, et puis je me suis arrêté devant lui et on aurait dit soudain que je l’intéressais et qu’il m’en voulait de provoquer cet intérêt. Son regard est devenu d’une insoutenable intensité. J’y lisais une fureur infinie prolongée par une formidable malédiction. J’ai essayé de soutenir ces deux yeux de l’enfer dardés sur moi. Mais quand j’ai compris qu’il pouvait demeurer ainsi jusqu’à la fin de son existence, j’ai rengracié et suis parti, emportant un cruel sentiment de malaise et d’échec.
Tout ça pour t’informer de ce que je ressens face à un bonhomme qui me fait songer audit crotale.
Ma moulinette farceuse s’emballe. Je me dis que ce que je redoutais s’est hélas produit. Dans ma putain de malle je n’ai pas entendu l’arraisonnement de la limousine. J’ai dû prendre cette halte pour un stop de carrefour, ou un engorgement de la circulance. Toujours est-il qu’en fait d’élevage de visons je me retrouve dans le bureau d’un haut fonctionnaire d’où je sortirai inculpé d’assassinat. Ça me pend au nez comme un sifflet de deux sous, comme on dit puis dans mes terres natales du Bas-Dauphiné. L’homme aux cheveux blancs et au regard de vipéridé m’adresse un signe de tête qui peut passer pour un salut, puis me désigne un siège en face de lui.
Il chausse des lunettes cerclées d’or pour consulter le papier étalé devant lui.
— Monsieur San-Antonio, depuis plus de six mois vous êtes directeur de la Police judiciaire de Paris ?
— C’est exact.
— Carrière extrêmement brillante, ajoute-t-il.
— Merci.
Il ôte alors ses besicles, les dépose devant soi et murmure :
— Qu’est-ce qui vous a pris de vous engager dans cette croisade ?
La question me déconcerte ; je la trouve étrange, dans un sens.
— De quelle croisade parlez-vous ? éludé-je-t-il.
— Oh ! non, fait-il avec une grimace d’ennui, on ne va pas sottement finasser. Vous n’êtes pas un voleur à la tire, je ne suis pas un inspecteur de police. J’appelle croisade cette impulsion qui vous a amené à abandonner vos récentes fonctions pour venir aux U.S.A. enquêter sur l’assassinat de J.F.K.
Cette fois, j’en prends plein les moustaches, et même plein les badigoinces.
Il reprend :
— Vous seriez journaliste encore, assoiffé de sensationnel, à la limite je pourrais comprendre. Mais de la part du directeur de la P.J. en personne, voilà qui est inconcevable. Quand bien même, monsieur San-Antonio, il y aurait sur cette déplorable affaire une vérité différente de la vérité officielle, à quoi cela vous avancerait de la découvrir ?
Il croise ses mains et se confectionne une mentonnière provisoire.
— Question de vanité ? Gloriole française ? J’ai peine à le croire de la part d’un homme auquel tout sourit : vous accomplissez une magnifique carrière, vous écrivez des livres qui vous assurent une matérielle confortable, les femmes ne rechignent pas à vous accueillir dans leur lit, Mme votre mère, que vous vénérez, se porte comme un peuplier…
— Un charme, corrigé-je en souriant.
En fait je ris jaune parce que voilà un bonhomme qui sait déjà tout de moi et je ne serais pas surpris s’il citait la marque de mon slip ou mon plat préféré. Toujours est-il qu’une évidence me saute aux yeux : il ne me reste plus qu’à jouer cartes sur table. Je ne suis pas de force, comprends-tu ?
— Vous ne répondez pas à ma question, qu’attendez-vous de l’affaire Kennedy ?
Son regard s’intensifie, à ce stade, celui du crotale de Sâo Paulo est aussi féroce que celui du bon Tino Rossi quand il chantait Marinella.
— Monsieur…, fais-je, espérant qu’il va enfin se présenter, mais je peux toujours aller à la chasse au dahu en attendant !
Les civilités, cézigue, malgré son aspect de gouverneur de l’Alabama, il s’en fait un coussin !
— Monsieur, l’attentat de Dallas remonte à trente ans, ne pourrait-on admettre que cette pénible affaire appartient désormais à l’Histoire universelle et qu’elle concerne de ce fait tous ceux qui s’y intéressent ?
Il est agacé par mon objection. C’est le genre droit-au-but, cézigo. Il fait un bruit d’importuné avec la langue et se lève. Sa silhouette massive se détache devant la baie vitrée. Je m’aperçois qu’il a les épaules un tantisoit voûtées, ce qui le fait paraître encore plus gros, mais cela n’enlève rien à son aspect redoutable.
Il se tourne vers moi brusquement :
— J’aimerais, dit-il, que vous me racontiez toute votre enquête depuis le début jusqu’à ce que vous ayez mis la main sur le foutu message du docteur Garden.
— A quoi bon, soupiré-je, la formulation de votre question prouve que vous avez suivi mes faits et gestes à la loupe.
— Je les ai pris en marche seulement, mon cher. Me manque le début. Et… la fin, naturellement.
Autant lui donner satisfaction.
Avec mon sens de la narration bien connu je dévide une fois de plus l’historiette. Lui bonnis tout, ou presque…
— Quel dommage qu’on vous ait nommé directeur de la Police, déclare-t-il, vous êtes un homme d’action très rare, monsieur San-Antonio. D’ailleurs c’est si vrai que vous continuez d’agir non pas comme un chef, mais comme un exécutant. Cela dit, vous devez bien réaliser qu’il nous faut ce foutu morceau de ferraille. Si vous voulez mon sentiment profond, je suis archiconvaincu qu’il ne contient aucune révélation nouvelle concernant l’affaire, mais je ne puis néanmoins prendre le risque de renoncer à cette chose.
— Je crains pour vous que vous ne deviez vous faire une raison, réponds-je. Le « message » de Garden se trouve en France désormais. Je l’ai confié hier soir à l’un de mes collaborateurs qui est rentré à Paris via le Canada.
— Vous faites allusion à M. Xavier Mathias ?
— Exact.
Il branche un appareil et fait pivoter un écran vidéo mobile de manière à le placer face à moi.
Ils sont très au point (13 au poing) dans ce service, puisque chez eux la vidéo interne est en couleur. Sur l’écran, je découvre un local sans fenêtre, chichement meublé d’un lit, d’une table, et d’une chaise à une place. Je me crois de retour à Alcatraz ! Mathias est assis sur le lit, dos au mur, en train de lire le Financial Time.
Ainsi donc il s’est fait alpaguer en un temps record, ce grand glandu ?
J’adresse une courbette complimenteuse à mon vis-à-vis.
— Quand comprendrez-vous que vous n’avez plus les moyens de nous bluffer ? soupire ce dernier. Vous êtes dans une nasse, vous et vos zélés auxiliaires. M. Mathias ne possède pas la plaque métallique et ignore où elle se trouve. Il a subi un test de vérité et nous a appris que vous aviez dissimulé l’objet avant de le rejoindre au Méridien. Si vous ne nous remettez pas ce foutu message de plein gré, vous passerez par cette délicate épreuve, vous aussi. Ensuite nous vous relâcherons et les Fédéraux ne tarderont pas à vous appréhender pour le meurtre de Tumor Mémich.
Décidément, il sait tout, ce gros saligaud.
— Je ne l’ai pas tué, réponds-je, le plus sobrement possible.
— Je m’en doute, mais vous aurez du mal à en convaincre la police d’abord, la justice ensuite. De toute façon, nous veillerons à ce que la chose fasse scandale en France. Votre carrière sera interrompue net, monsieur le directeur. Déshonneur en fanfare ; la France sera trop petite pour que vous puissiez y cacher votre honte !
— Charmant programme ! admets-je en m’efforçant de sourire.
Là-dessus, la porte s’ouvre et Lady Keckett entre dans le bureau, sans frapper, en familière des lieux. Elle ne m’accorde pas un regard et s’approche du Big aux crins blancs.
— La situation se débloque, Harry ? demande cette chère femme.
— Doucement, répond Harry qui ajoute : de toute manière, elle ne peut pas ne pas se débloquer !
Je défrime la rouquine avec une pointe d’admiration. La salope ! Comment elle nous a enveloppés dans du papier de soie, dis donc ! Pourtant je suis du genre suspicieux. Mais là, cette bouffeuse de pafs m’a eu avec sa folie sexuelle et sa hantise du Sida. Te nous a composé un personnage haut en relief que je ne suis pas près d’oublier et — je pense — Bérurier non plus…
— Je suppose que nous ne sommes pas à Boston ? fais-je au « regard de crotale mal réveillé ».
— Effectivement. Vous êtes à Washington.
— Alors, si vous voulez récupérer la plaque d’alu, il va me falloir retourner à New York.
— A quoi bon vous infliger ce nouveau transport, monsieur le directeur ? Où qu’elle se trouve, vos indications suffiront pour que nous remettions la main dessus.
— N’en croyez rien. Moi-même, je vais avoir quelque mal à la dénicher.
Il fronce le nez.
— Arrêtez vos conneries françaises, San-Antonio, je sens que je vais perdre mon sang-froid, et cela m’arrive rarement. Vos entreprises scoutes ont fait long feu et le temps presse. Je ne souhaite pas aller jusqu’à l’irréparable avec vous et vos deux types, mais si vous continuez vos putains de simagrées, je pressens que votre voyage aux States va s’achever par un terrible accident de bagnole. Nous possédons dans le Service un spécialiste qui réussit les meilleurs du continent américain. Son gag, c’est les piles des ponts autoroutiers. Il attache ses passagers avec des liens de chanvre avant de les arroser d’essence, ainsi que l’habitacle de la bagnole. Il connaît des autoroutes de dégagement où il ne passe que peu d’autos. Lorsque la voie est libre, il lance son véhicule contre une pile et saute avec brio, en grand cascadeur qu’il est. Tout crame, à commencer par les liens. On vous rapatriera dans des cercueils d’enfant qui seront encore trop grands pour vos restes.
Le salaud a lâché sa hargne. Il est rare que les gros soient bilieux comme ça !
La fausse Lady Keckett se tient tout contre lui et lui masse la nuque, ce qui est bon pour les atrabilaires. Je pige que (bon Dieu, mais c’est bien sûr !) il se l’embourbe, la rouquemoute, Harry. Une réchaudière de ce calibre, c’est une affaire à emballer !
— Compliments pour vos méthodes radicales, plaisanté-je. Laissez-moi parler au lieu de vous énerver comme un morbac qui vient de se fourvoyer dans la culotte d’une centenaire. Tenez, on va jouer au jeu des devinettes. Vous êtes un étranger traqué dans New York, vous avez une plaque métallique de la dimension d’une carte postale à cacher. Attention : il s’agit d’une cachette SÛRE. Que faites-vous ?
Un instant, je pense que son irritation va aller croissant, mais sont-ce les attouchements savants de la mère Lady qui le mettent en condition apaisante ? Voilà qu’il accepte le jeu.
— Il y a la possibilité de la confier à un ami ?
— Je n’ai pas d’amis ici.
— Alors je ne vois que deux possibilités : l’expédier par la poste ou la déposer dans une consigne.
— Une chose qui revêt un intérêt presque planétaire, vous la jetez dans une boîte aux lettres, Harry ?
Ça ne le trouble pas que je l’appelle par son prénom. Ici, c’est la coutume : sitôt que tu fais la connaissance de quelqulun, au bout de cinq minutes, vous vous appelez par vos préblazes.
— Quant à la consigne, mon pauvre ami, c’est une cache vieille comme le film policier ! Vous êtes tributaire du temps et d’une clé, si bien qu’en aucun cas je n’appellerais cela « une bonne cachette ».
— Vous avez trouvé une autre solution meilleure ?
— Plusieurs.
— Qui sont ?
— Eh bien ! je me suis rendu chez un habilleur de Times Square ouvert la nuit pour y acheter une veste. Dans la cabine, j’ai décousu la doublure du vêtement, j’ai logé la plaque dans une basque du veston, puis j’ai recollé la doublure, disposant continuellement d’une colle surefficace. J’ai dit à la vendeuse que je prenais la veste mais que, n’ayant pas ma carte de crédit sur moi et très peu d’argent, j’allais verser cinquante dollars pour qu’elle me la mette de côté. Elle a accepté et a même consenti à me délivrer un reçu où étaient mentionnées les références de ce vêtement.
— Ingénieux ! complimente la môme d’Al Capote.
— Une fois dehors, reprends-je, il m’est venu une meilleure idée. Seulement, cette idée-là, y a qu’à New York qu’il est possible de la réaliser. Alors je suis retourné prendre ma veste, en alléguant qu’un ami venait de m’avancer l’argent. J’ai affrété un taxi piloté par un Noir en lui demandant de me conduire à Harlem. Je ne sais pas s’il vous arrive d’arracher votre gros cul de votre grand fauteuil, Harry, et de vous rendre parfois à New York, mais je suis convaincu que, dans l’affirmative, vous ne levez pas votre petit doigt boudiné pour aller à Harlem.
« C’est un quartier qu’on dit dangereux. Il le fut, il l’est un peu moins si on sait faire la part du feu. Vous n’ignorez pas qu’un grand nombre d’immeubles sans locataires ont été désaffectés en attendant qu’on les restaure ou les démolisse. Les façades sont aveuglées par des briques ou des planches ; portes et fenêtres étant condamnées, les squatters ont été contraints de vider les lieux, à l’exception de quelques obstinés qui parviennent à creuser des brèches pour faire leur terrier dans ces masures. Je me suis fait déposer près de l'Apollo, parce qu’il constitue un point de repère facile, puis j’ai erré dans les alentours jusqu’à ce que je trouve ce que je cherchais, à savoir un vieil immeuble muré.
« Quand j’ai eu jeté mon dévolu sur l’un d’eux, je me suis débrouillé pour le forcer sans me faire remarquer. Déterminer une cachette à l’intérieur a été un jeu d’enfant car je n’avais que l’embarras du choix. Vous comprenez à présent pourquoi je vous dis qu’il me faut en personne me rendre là-bas ? J’aurais beau vous fournir un maximum de précisions, je ne parviendrais pas à vous téléguider convenablement car il me faut RETROUVER l’endroit. Les indications les plus serrées que je vous fournirais de mémoire vous contraindraient à remuer une partie du quartier avant de trouver l’aiguille dans cette meule de foin. »
Mon interlocuteur passe sa grosse main aux ongles carrés sur ses joues teintées de couperose.
— O.K., murmure-t-il. O.K., vous allez y retourner, mon vieux. Accompagné, naturellement ! Mais pas d’entourloupes surtout, sinon vos deux bonshommes risqueraient de mourir dans un accident de la circulation !