1 LE VIEIL HOMME HAIT LA MÈRE[1]

Une jeune Martiniquaise, avec un cul comme un bénitier, m’entraîne à travers un dédale de couloirs moroses jusqu’à un dortoir puant le vieux et le médicament en vente libre.

Dix lits : cinq à bâbord, cinq à tribord.

Deux fenêtres garnies de rideaux blancs tachetés de rouille. Des tables de nuit en fer. Dix placards bancaux. Comment ? Tu es sûr ? Excuse-moi : dix placards bancals, donc ; un sol en bull-gum brunâtre en pleine tumescence et deux ampoules aux ridicules abat-jour de raphia pour éclairer le tout dès potron-minette, tel est le lieu où le bonhomme que je viens visiter gère ses derniers jours, voire ses derniers instants.

La petite Martiniquaise me le désigne d’un mouvement qui occasionne une décharge d’odeurs ménageresques.

Elle annonce :

— C’est M. Alfred Constaman.

Puis me laisse en tête à queue avec lui.

Je dis en tête à queue parce que le vieillard, assis au bord de son lit, est en train de pisser dans un urinal de verre. Je voudrais, par décence, ne regarder que son visage, mais le panais introduit dans le récipient est d’une telle dimension que, franchement, il est difficile d’accorder son attention à autre chose. A vrai dire, une faible partie du membre se trouve à l’intérieur de l’urinal : son extrémité seulement. Le reste serpente et dodeline sur sa pauvre cuisse maigrichonne. A sa grande époque, il devait déballer devant les dames une bite olympique, le père Alfred ; classée monument hystérique ! Son ombre chinoise, au gazier, était celle d’une pompe à essence. Le gazouillis de sa miction est le seul bruit perceptible. Sinon, tout est silence. Un sale silence sépulcral. Ayant vidé sa vessie, il dépose l’urinal dans le casier inférieur de sa table de chevet, puis, avec un ahanement misérable, se remet en position d’agonie.

C’est alors que je m’approche de son lit. Jusque-là, il n’a pas pris garde à ma présence. Déjà « ailleurs », le vieux ; il a raccroché sa clé au tableau et les choses d’ici-bas ne le concernent presque plus.

Je me penche sur son plumard malodorant.

— Comment ça va, monsieur Constaman ?

Ce qu’on peut poser comme questions connes au cours d’une vie ! Je le vois bien « comment il va », ce pauvre crapoteux en partance ! Un pied dans le néant et l’autre sur une plaque de verglas ! Il doit rôder autour des quatre-vingt-quinze balais, l’ancêtre ! D’une maigreur gerbante. T’as déjà vu une tête de mort mal rasée, toi ? Avec deux glaves dans les orbites en guise d’yeux ?

Ce qui lui sert de regard erre un instant sur ma personne.

Et, ô ironie, il articule, presque distinctement :

— Ça va, ça va !

J’avise une chaise en maraude qui passait dans la travée et l’affrète. Viens m’asseoir à califourchon au bord du fossile. Je me mets en biais pour ne pas risquer de voir l'urinal à demi plein de vilaine pisse. Moi, l’urine me dégoûte davantage que la merde ; j’sais pas pourquoi.

J’attaque :

— Vous savez qu’on a parlé de vous dans le journal, monsieur Constaman ?

Il a l’expression évasive. On devine que les mots ont du mal à forcer son entendement.

— Le journal ? il soupire.

V.S.D., un grand hebdomadaire. Tenez, j’ai ici l’article qui vous concerne.

Et d’extraire de ma fouille une double page illustrée que je défroisse avant de la lui présenter.

Il ne s’en saisit pas.

— Je n’y vois presque plus de mes yeux, allègue le vieillard qui n’est plus à un pléonasme près.

— Vous vous souvenez avoir reçu la visite d’un journaliste, il y a quelque temps ?

Ça ne lui dit pas chouchouille, au père Alfred. Je touille de la brume dans sa tronche, mais ça ne produit aucune étincelle, pas même de la crème fouettée.

Je répète :

— Un journaliste, vous savez ? Ces gens qui écrivent dans les journaux. Il faisait une enquête sur les derniers bagnards encore vivants.

Là, j’ai l’air de marquer un point car une mimique pouvant passer pour un acquiescement passe sur ses traits Emma sciée.

— Vous êtes un des derniers à vous être tapé le pénitencier de Saint-Laurent-du-Maroni. Vous y avez, paraît-il, tiré dix piges.

Voilà, il a reconnecté, Alfred. Sa boussole s’est remise plein nord. Il murmure avec un accent canaille retrouvé :

— Ça se fait pas sur une patte !

— Je m’en gaffe ! renchéris-je. Vous vous êtes évadé, tout comme Papillon que vous avez connu, semble-t-il ?

Il opine.

— Oui, un drôle !

— Vous avez passé un certain temps à Caracas, histoire de vous refaire.

— Un pays de merde !

— Vous l’avez assez vite quitté pour vous rendre aux States…

— Ah ! là-bas, ça a été la grande période.

— Une grande période qui s’est achevée à Alcatraz où vous avez pris pension jusqu’à la fermeture du pénitencier, en 63. Cette année-là, vous avez bénéficié d’une remise de peine.

— Exact.

— Vous aviez contracté la syphilis et vous traversiez une vilaine passe du point de vue santé.

Il grommelle :

— C’était ce petit salaud de Rocky qui me l’avait filée !

— Contrairement à la plupart de vos compagnons de captivité, quand on vous a élargi, vous êtes demeuré à San Francisco plusieurs années.

— L’hôpital.

— Il s’est passé, durant votre séjour à Frisco, un truc à peu près unique dans les annales : vous avez essayé de pénétrer dans Alcatraz !

Il a un vague hochement de tête encourageant. Alors, je poursuis :

— Vous avez loué un petit bateau de pêche et avez fait mine d’attraper du poisson dans la baie, à proximité de l’île. Vous vous y êtes rendu plusieurs jours de suite pour habituer les observateurs à votre présence.

« Un soir, vous avez installé un mannequin grossier à votre place et vous avez nagé jusqu’à Alcatraz. Vous vous étiez muni d’un matériel de serrurier afin de forcer les portes. Un veilleur de nuit vous a intercepté dans “ Broadway ”, l’allée centrale du pénitencier.

« Vous avez été traduit devant le juge pour effraction. Vous avez chiqué au déséquilibre mental. Votre tentative était si folle, en effet, qu’on a mis sur le compte de votre syphilis cette démarche saugrenue de l’ancien convict désireux de retourner dans sa geôle. Le juge n’a pas poursuivi. Il semblerait qu’à compter de cet incident, vous vous soyez rangé des voitures.

« Au sortir de l’hôpital, vous vous êtes fait cireur de chaussures dans le centre de San Francisco, derrière le grand magasin Macy’s. Après avoir vivoté de la sorte un certain temps, vous avez écrit à un fils naturel que vous aviez et qui est décédé accidentellement l’an passé. Ce type a payé votre voyage de retour en France et vous a trouvé un emploi de jardinier dans un hospice : celui-là même où vous séjournez actuellement. Ça cadre, comme curriculum ? »

Alfred Constaman demeure un long moment à regarder une mouche, au plafond, qui en sodomise une autre avec tact et sans précipitation.

Il finit par murmurer :

— Il a écrit tout ça, le journaliste ? Je lui en ai pas raconté le dixième !

— C’est moi qui ai complété le topo.

— Vous êtes journaliste aussi ?

— Non, flic.

— Je me disais…

— Ça se voit donc ?

— Non, ça se sent. Je vous intéresse encore ?

— Pas moi, maman.

— Je comprends pas.

— Je suis directeur de la Rousse, monsieur Constaman et j’habite chez ma mère. La digne femme est abonnée à V.S.D. et a lu votre histoire qui l’a beaucoup intéressée. Elle m’a demandé d’en prendre connaissance. Sur la photo illustrant le chapitre qui vous est consacré, vous avez un air franchement malheureux et je pense que c’est cela surtout qui a touché ma vieille. J’ai chargé un de mes collaborateurs d’établir votre biographie, ce qui vous explique que je sois documenté à votre sujet.

Il ronchonne :

— Vous avez rien de mieux à foutre, à la Police ?

— Si, et on le fait aussi, réponds-je.

A cet instant, une forte religieuse à barbe se pointe, cornette au vent.

Elle clame, d’une voix de marchande des quatre-saisons aphone :

— On m’a appris que tu as de la visite, Alfred ! Tu sais que tu ne dois pas te fatiguer !

— Va te chier, la grosse ! répond avec dévotion le vieillard.

La mère supérieure hausse ses robustes épaules.

— Je ne sais pas ce que Le Seigneur va pouvoir faire pour toi quand tu comparaîtras devant Lui, dit-elle, mais II aura du boulot !

Puis à moi :

— Vous êtes un parent de ce mal embouché ?

— Un ami, ma mère.

— Il en a donc ? En tout cas si vous êtes vraiment son ami, ne le surmenez pas trop, il ne respire plus que par habitude ! Encore cinq minutes et vous le laissez !

Elle se retire dans un froufrou de jupailles solennelles.

— Quel vieux tromblon ! grince le vieillard. Vingt ans et mèche que je supporte ce fagot ! Y a vingt piges, elle avait encore de beaux restes, maintenant, elle en a plus que des vieux ! Avec ça, un caractère de doberman, mon gars. Je la hais ! Reste ! Reste tant que tu veux. Si elle revient encore nous les briser, je lui ferai voir ma queue : ça la met en fuite !

Il rit méphisto, le bougre. Commence à trouver quelque agrément à ma présence : elle attise son brandon de vie.

— C’est marrant, avec ces putes de nonnes. Quand elles te font la toilette, elles te fourbissent le chibre sans sourciller, mais si tu le leur déballes dans le courant de la converse, elles prennent peur comme si on allait le leur carrer dans le train !

Ça y est, le voilà en forme, Pépère, redevenu mâle par la grâce de la gaudriole.

— Ainsi, ta mère m’a à la chouette ? il murmure.

— Complètement ! C’est une sainte femme.

— Parce qu’il faut être saint pour s’intéresser à moi ?

— J’ai pas dit ça. C’est une simple précision que j’apporte pour vous faire comprendre son personnage. Cela dit, il y a une chose que j’aimerais que vous me disiez, monsieur Constaman, c’est ce que vous alliez foutre à Alcatraz après avoir eu la chance d’en sortir. Très franchement, je n’y crois pas beaucoup au coup de folie. C’est pas votre style. Et puis un fou n’échafaude pas l’histoire du bateau de pêche et ne se prête pas à cette comédie plusieurs jours durant.

Je me tais. Il a fermé les yeux et son souffle est court.

Soudain, il chuchote :

— Je crois que la grosse a raison : tu me pompes l’air, fiston. Casse-toi, ça m’a fait plaisir de te connaître. Et puisque tu diriges la Rousse, suis mon conseil : sois pas vache avec les malfrats, essaie de les comprendre. Moi, je suis tombé, jadis, parce que j’ai zingué une gonzesse qui avait déjà pompé cent mecs avant moi et qui en aurait pompé mille après sans ce coup de chaleur qui m’a fait perdre les pédales.

Je vais chercher sa main cradingue sur le drap.

— Alors vraiment, vous ne voulez pas me dire, monsieur Constaman ? Vous savez, les secrets c’est comme le pognon, vaut mieux en faire cadeau avant de partir.

Il soulève ses paupières cloaqueuses.

— Dis à ta mère de m’apporter des pâtes de fruits, j’en raffole. Si elles sont vraiment bonnes, je lui raconterai peut-être, à elle.

Загрузка...