La France, on dira ce qu’on voudra, par exemple qu’elle n’a plus de positif que ses fromages, ses vins et ses parfums, bon, je veux bien. Mais tu peux ajouter aussi ses diplomates. Partout, à l’étranger, quand j’ai eu besoin d’aide, j’ai pu compter sur les mecs du Quai, n’importe leur coloration politique. Ils se sont toujours mis en quatre pour m’aider. Le consul général de France à Nouille York ne faillit pas à la tradition. Ma qualité de directeur de la P.J. me vaut d’être reçu immédiatement. Un homme bien : jeune, élégant, chaleureux. Sans entrer dans le vif du sujet, je lui explique que j’ai des démêlés avec une branche occulte de la C.I.A. La situation est explosive : ces vilains tiennent deux de mes collaborateurs en otages, et moi, en revanche, je dispose de deux de leurs agentes, lesquelles se trouvent présentement saucissonnées dans le coffre d’une voiture « empruntée ». Il me faut trouver une planque plus confortable et de toute sécurité pour ces belles et pour moi en attendant qu’il soit procédé à un « échange ».
— Il est évident, monsieur le consul, conclus-je, que vous ne pouvez pas séquestrer deux fonctionnaires américaines que j’ai kidnappées, sans douceur je le reconnais, mais auriez-vous un « conseil » à me donner ?
Il a un visage agréable, au regard pétillant.
Il pince le bout de son nez entre le pouce et l’index, puis, saisi d’une idée subite, décroche son interphone et appuie sur une touche.
— Enzio ?
— Oui, monsieur le consul.
— Venez !
Et Enzio est venu.
C’était un gus qui ressemblait à Travolta à l’époque des griottes. Basané, velu, coiffé en arrière à la gomina. Il devait s’en déflaquer des kilos sur la tronche car sa chevelure lui composait une espèce de casque noir qui brillait comme la lignite à la lumière des lampes.
Il regardait certainement la télé au moment de l’appel car son regard sombre semblait avoir été malaxé par les images de la foutue lucarne.
— Vous dormiez ? lui a demandé mon interlocuteur.
— Non, monsieur le consul : je regardais la boxe à la télé…
On lui avait cassé son coup avec cet appel, mais il ne paraissait pas nous en vouloir.
— Comment va la Petite Italie ?[48] a demandé le consul.
Enzio a fait une triste moue :
— Elle rétrécit de plus en plus, monsieur le consul : Chinatown la grignote.
— Il vous reste tout de même des amis, là-bas ? J’entends des amis… sûrs.
— Naturellement, monsieur le consul.
— En ce cas, je vous confie ce monsieur qui a un problème à résoudre et qu’il m’est impossible d’aider, malgré les hautes fonctions qu’il exerce à Paris… Assistez-le de votre mieux, Enzio.
— Certainement, monsieur le consul.
Ça s’est passé comme je te le dis.
Enzio, je ne sais pas trop ce qu’il maquillait au consulat de France, ce flambant Rital ; quelque chose me chuchote (mon lutin ou mon petit doigt) qu’il savait se rendre indispensable. Ça se voyait grand comme une enseigne de cinéma qu’il était terriblement démerdard, ce mec. A preuve, quand je lui ai eu dit qu’il me fallait un endroit sûr pour faire passer la nuit à deux tigresses, il m’a demandé :
— Elles ont des bandeaux sur les yeux, monsieur ?
— Non, mon cher.
Il est allé chercher du sparadrap large comme la main dans son apparte. Quand il est revenu, il était content parce que King Joyce venait de se faire allonger de première par Vittorio Bardone, le champion d’Italie.
— Avant qu’on fasse quoi que ce soit, aveuglez-les ! m’a-t-il ordonné. Il ne faut pas qu’ensuite elles puissent se repérer.
Après quoi, j’ai connu la famille Vardinetti. T’as vu jouer Rocco et ses frères, un classique ? Eh bien, c’était ça l’ambiance. Ils étaient cinq : papa, maman et les trois fils. Les garçons étaient fabriqués dans du bronze et arboraient des tignasses rousses peu méditerranéennes, à croire qu’un Polak était venu secouer leur arbre généalogique une ou deux générations plus tôt.
Enzio avait dû leur arranger des bidons car ils semblaient le vénérer.
Ils disposaient d’une maison étroite, bâtie dans une cour, avec un hangar où ils bricolaient des bagnoles de toutes sortes. Ça avait l’air d’être ça, leur job : le camouflage de tires volées. Ils en modifiaient la couleur, grattaient les numéros de moteur et leur posaient de nouvelles plaques minéralogiques, tout ça en vidant des fiasques de chianti et en bouffant de la mozzarella in carrozza ! Trois ogres sur lesquels la mamma régnait sans partage ; des mecs d’apparence douce mais qui devaient être capables de te balancer un mec importun dans l’Hudson avec des godasses de ciment aux pinceaux.
Je leur ai bien expliqué que mes deux fumelles c’était de la dynamite, et que rien que la Japonaisepouvait les mettre groggy tous les trois en gardant une main liée dans son dos. Ils ne m’ont pas trop cru, néanmoins ils ont enchaîné mes greluses avec quatre paires de menottes dans leur pièce du fond. Par acquit de conscience, j’ai dormi avec mes prisonnières, et si je me suis retenu de calcer Lola, c’est parce que je suis un gentleman qui n’a jamais abusé d’une femme hors d’état de se défendre.
Quand elles ont gémi pour signifier qu’elles avaient besoin d’aller aux chiches, c’est la vieille Vardinetti qui leur a apporté un vieux pot de chambre ramené de Castella Nuove, jadis, et qui les a aidées à s’en servir pendant que j’allais écluser quelques godets de vino rosso avec ces messieurs.
Chose curieuse, cette courte nuit passée en compagnie de ces gens simples et rudes m’a ragaillardi. Je me disais que maintenant, je tenais le couteau par le manche et que d’ici peu de temps, j’emmènerais Félicie en week-end dans notre région originelle. Ça nous arrive, tous les trois ou quatre ans, de retourner aux sources pour un pèlerinage sentimental ; on a des tombes là-bas, et même de la « parenté éloignée » à laquelle on va dire bonjour pour s’assurer qu’elle vieillit plus vite que nous.
Le consul m’a accordé la disposition du hall, qui est un territoire pratiquement neutre, en somme. Nous étions jour férié et personne ne viendrait nous déranger. D’ordinaire, il y a un factionnaire dans l’entrée, derrière un petit bureau, mais, today, il doit faire la masse gratinée aux côtés de sa bobonne.
Je suis installé à sa place, sur sa chaise de travail, les jambes allongées loin, les paupières en code. Un Times de dix kilos est posé devant moi, que je n’ai pas le courage de parcourir. Ces baveux new-yorkais sont extravagants par leur nombre de pages, de cahiers. Ils contiennent tant de publicité qu’il faut partir à la recherche du texte à travers cet amas. Je me demande si la pube est bien rentable dans cet annuaire quotidien ? Sans doute, car les Ricains ne balancent pas leurs budgets inconsidérément.
A demi assoupi, j’attends la venue de Harry et de mes hommes. C’est chiant d’attendre lorsque l’heure du rancard n’a pas été précisée. Chaque fois qu’une tire stoppe aux abords du consulat, j’ouvre un œil d’hippopotame somnolant dans son marigot. Avant de me relétharger, je sors de ma fouille la terrible plaquette qui a tué déjà pas mal de monde. Elle est grossière, bêtasse. Composée d’un couvercle de boîte de conserve, je te l’ai dit beaucoup plus avant, mais avec ta mémoire plus courte encore que ta bite tu as déjà oublié. A l’aide d’un objet contondant, Garden a aplati ce couvercle, puis il l’a découpé de manière à constituer une enveloppe développée. Ensuite, il a plié sa feuille de métal, a glissé dedans son message et a martelé les parties repliées pour écraser les rabats et les plis afin de constituer une plaquette extrêmement mince. J’ai dit, tout au long de ce plaisant ouvrage, que la plaquette était d’aluminium ; ce faisant, j’ai commis une erreur. L’aluminium ne s’oxyde pas, n’est-ce pas ? Or, celle-ci est piquetée de rouille. Alors ? Vulgaire fer-blanc ?[49]
C’est au cours d’un de ces examens que la silhouette massive du Crotale se dessine sur le verre dépoli de la double porte en fer forgé. Vitos, je planque ma plaquette dans le tiroir du factionnaire absent, lequel doit être occupé à brouter la moulasse de sa légitime si j’en crois les onze heures dix figurant au tableau d’affichage de ma tocante[50].
Je cours délourder et le père Harry est là, massif, dans son costar bleu et un imperméable blanc en harmonie avec sa crinière.
— Vous êtes virginal ! lui dis-je.
— Ne commencez pas, grogne cet ours mal léché (qui accepterait de le lécher d’ailleurs ?) en pénétrant dans le consulat.
Il n’est pas seul, un petit homme blond fade, à peau blême, affligé d’une myopie extravagante l’accompagne.
Il me le présente cérémonieusement, d’un coup de pouce par-dessus son épaule :
— Professeur Zigorsky.
Bien que ne comprenant pas l’utilité de cet homme de science dans le cas présent, je le salue pourtant.
— Voulez-vous vous défaire de votre imperméable ? proposé-je.
— Pas le temps.
Je désigne les banquettes et fauteuils de cuir proposés par la France aux culs américains (en majorité).
— Asseyez-vous !
— Pas le temps.
Je lui souris ;
— Attention, Harry : ce sont les gens pressés qui meurent les premiers, ce qui est logique. Dites, vous vous blindez tous les soirs ? J’ai l’impression que vous teniez une muflée de première classe, cette nuit.
— Arrêtez vos sarcasmes, San-Antonio ; ce que ces salauds de Français me cassent les couilles avec leurs foutues parlotes ! Où sont mes filles ?
— Où sont mes garçons ?
— Je vous les rendrai quand j’aurai récupéré mes deux collaboratrices.
— Mais non, fais-je, les voilà !
Il se retourne et paraît stupéfait en voyant entrer Bérurier et Mathias.
Les deux hommes viennent à moi. Béru hilare, Mathias penaud de s’être laissé alpaguer comme une fleur après avoir quitté le Méridien. On échange des accolades surchoix. Harry les interrompt sans ménagement.
— Stoppez vos effusions de pédés ! hurle l’homme au regard de reptile fâché. Je veux mes deux bonnes femmes et tout de suite !
— Hypocondriaque avec ça ! soupiré-je. J’ignore votre âge, mon gros, mais vous avez eu un sacré bol d’y parvenir. Vos deux pétasses vous sont déjà rendues et se trouvent dans votre voiture. J’avais prévu que vous finasseriez et viendriez sans mes deux bambins, alors des amis à moi guettaient votre arrivée et ont procédé à l’échange.
Il sort comme un fou mais son absence est brève. Bientôt il réapparaît, le visage neutre, donc calmé.
— Bien, dit-il. Maintenant que le premier point est réglé, passons au deuxième. Ne me faites pas le coup du « l’objet est à la banque, les banques sont fermées aujourd’hui, revenez demain », ça ne marcherait pas !
Il me décape les rognons, ce mec !
— Mais bougre de grosse gonfle, m’emporté-jè, ne commencez pas à gueuler avant d’avoir reçu ! Je l’ai, la plaquette, elle est là, regardez !
J’arrache le tiroir du petit burlingue dans ma précipitation et l’enveloppe de fer-blanc choit sur le marbre du hall.
— Prenez un siège et venez en face de moi, Harry, on va enfin la dépuceler !
— Minute, le professeur va vérifier qu’elle n’a pas été ouverte récemment !
Le blafard Zigorsky s’avance et s’empare du maudit objet. Il m’écarte sans tu sais quoi ? Oui : vergogne. Comme ça, d’une bourrade culière, s’assoit à la place que je me proposais d’occuper, sort une loupe de son imperméable et se met à examiner l’objet, millimètre après millimètre, avec une circonspection de philatéliste.
A la fin, il renfouille sa loupe.
— Alors ? demande Harry.
Le professeur éternue et sort son mouchoir. Pas en papier (cette dégueulasserie soi-disant plus hygiénique que les mouchoirs de toile, seulement quand il crève, merci bien, Damien !). Chose curieuse, mais que seul mon subconscient enregistre et dont il me rendra compte plus tard, le gros sac à merde d’Harry en fait autant. Et brusquement me voici pris de vertige, annihilé complet. Je n’ai que le temps de me déposer sur une banquette proximiteuse. Béru qui n’a pas cette présence d’esprit s’écroule dans un fracas de camion chargé de pommes de terre dont une ridelle a cédé, Mathias titube. Tout se brouille. Et c’est the black, le noir infini, profond.
Juste un angelot qui passait par là m’adresse un pied de nez entre les cordes de son luth. Il paraît gouailleur et semble me demander :
« Qui est-ce qui l’a dans le cul. Mister Director ? »