5 LES LÉSIONS DANGEREUSES[12]

Dans ma grande sagesse climatisée, je me dis que si la grande Norma Gain vit dans une vraie maison, c’est qu’elle n’est pas réduite à l’état de géranium, sinon elle serait dans un hospice pour riches gâteux. Premier point.

Et puis je me dis aussi, mais ça avec l’aimable participation de Xavier Mathias, que la version selon laquelle c’est une rivale jalouse qui l’aurait fait abattre par un tueur n’est guère satisfaisante.

Je veux bien que nous soyons aux States, pays de toutes les dingueries, mais je vois mal une pétasse jalmince se mettre à la recherche d’un équarrisseur pour lui faire zinguer une autre radasse. Qu’elle l’eût fait vitrioler, d’accord, c’est monnaie courante chez les frangines exacerbées. Mais buter froidement, c’est une autre paire de quenouilles, comme disait ta grand-mère qui en avait vu de dures.

— Sais-tu à quoi je pense ? me demande l'homme aux cheveux couleur de désastre-écologique-d’été-dans-l’Estérel.

— Toujours, réponds-je, car je le pense également.

— Le sénateur Della Branla est mort « accidentellement » à la fin de l’année 63.

— Et Kennedy a été assassiné le 22 novembre de la même année. Alors toi, graine de Sherlock, tu échafaudes l’hypothèse suivante : « Et si le sénateur Duchnock avait trempé dans un complot contre le Président J.F.K. ? Et si, cavaleur et mec à femmes comme il est, il en avait touché un ou deux mots à sa belle Norma ? Et si cette dernière avait confié le secret au docteur Garden ? Et si, en haut lieu, on avait eu vent de ces fuites et, pour assainir la situation, décidé de liquider les trois personnes compromises ?

Mathias hoche la tête.

— D’accord, je pense dans ce sens-là, mais on bute sur une impossibilité.

— Laquelle ?

— Comment Norma Gain aurait-elle pu affranchir Garden puisque quand elle est devenue la maîtresse du sénateur, il se trouvait dans un pénitencier ?


On retrouve la rue, la longue limousine noire avec Béru pionçant à l’intérieur. Nancy écoute de la zizique que lui transmettent des écouteurs. Le léger casque écrase sa chevelure calamistrée. Elle me sourit, adossée à l’aile avant droite de son véhicule. Il fait beau. Au sommet de la colline, le mot « Hollywood » se détache sur le ciel en immenses caractères blancs.

— Où allons-nous ? s’informe la chérie noire.

— Sunset Boulevard, chez Miss Norma Gain. Vous pouvez demander son adresse précise aux renseignements, par votre téléphone de bord ?

Elle a ôté ses écouteurs et remonte dans le grand fourbi à la con. Le luxe vu par l’Amérique, je te jure, c’est quelque chose ! Bérurier a glissé de sa banquette. Il est agenouillé sur le plancher de la tire, le buste sur le siège, les bras en oreiller et il ronfle comme un meeting d’aviation.

On le repousse un peu afin de se loger dans le véhicule.

— Il n’y a qu’une personne qui pourrait nous affranchir, déclare Mathias.

— Je sais, dis-je : le lieutenant Quinn. Seulement pour le faire parler, celui-là !

Il tapote sa poche.

— Tu oublies mon petit nécessaire. Tu as vu comme après une injection le truand était docile et coopératif ?

— Pas commode de bricoler une injection à un homme de son importance. Il a dû monter en grade, depuis 63.

— Ou plus vraisemblablement prendre sa retraite, ce qui le rendrait davantage accessible.

Je feuillette mon petit calepin minable (qui me vient de papa). Couverture de moleskine noire, papier jauni, ligné, avec une marge rouge. L’avant-guerre, quoi ! Il nous en reste plusieurs paquets de cinquante au grenier ; je te l’ai déjà dit, c’était sa marotte à mon dabe, les calepins. Il va falloir des générations pour écouler son putain de stock !

— Avant de partir, j’ai pris le numéro du service de renseignements de notre ambassade de Washington.

J’ouvre la vitre et demande à Miss Bronzette de me composer le numéro. En moins de jouge j’ai en ligne un mec qui a l’accent du Midi. Parler le yankee dans ces conditions, ça devient un numéro de music-hall, l’aïoli corrige la nasillerie américaine.

Je me fais connaître et annonce mon chiffre de code secret. Après quoi j’exprime mon problème qui est d’obtenir l’adresse d’un certain lieutenant Quinn qui devait marner pour la C.I.A. au début des années 60. Mon terlocuteur me demande de le rappeler dans une heure.


En général, les crèches alignées sur le Sunset Boulevard sont plutôt opulentes, parfois même somptueuses, mais avec souvent la faute nouveau-riche-ricain : soldats peints, en tenue de grenadier sur les terrasses, personnages de la mythologie Disney disséminés à travers les pelouses, ponts chinois sur des cours d’eau en circuit fermé ! Tout ce pauvre folklore de gens qui, n’ayant pas de passé, tentent désespérément de se fabriquer un présent de pacotille. Tu as des maisons de style andalou, d’autres néogothiques, beaucoup de normandes à colombages, des crèches Arts déco et même, même quelques maisons californiennes !

La demeure de Norma Gain est des plus simples : huit cents mètres de gazon avec, posée dessus, une construction cubique, blanche, qui ressemblerait à un dispensaire dentaire si elle était un peu plus grande.

Un chien danois à l’expression aussi avenante que celle qu’avait le regretté Adolf Hitler lorsqu’il souffrait de ses hémorroïdes, se jette contre le portail blanc quand nous sonnons. Pas le genre aboyeur : le genre déchireur de culs.

Au bout d’un temps, une donzelle noire se pointe. Elle n’est pas vêtue en soubrette puisqu’elle porte un pantalon de lin rouge et un gros pull, de cinq tailles trop vaste, bleu marine (d’ailleurs il est décoré d’une grosse ancre). Elle saisit le vilain toutou par son collier, s’arc-boute pour nous laisser entrer.

— Vous êtes les nouveaux ? demande-t-elle.

Nous répondons par l’affirmative et sans avoir l’impression de mentir. Effectivement, nous sommes nouveaux, n’ayant encore jamais mis les pieds céans.

Elle nous introduit dans un livinge-roome comme je n’en ai jamais revu depuis que Mme Ripaton a fermé son bordel plus ou moins clandestin, à Courcelles.

Deux personnes l’occupent pour l’heure : une monstrueuse obèse d’au moins trois cents livres, vêtue d’une blouse blanche défaite sur le devant, because l’ampleur du ventre, et qui gît dans un fauteuil club environné de bouteilles de bière vides. Elle en a une, à demi pleine, posée en équilibre sur l’accoudoir de son siège et elle se gave de pommes chips puisées dans un grand sac en papier transparent. Je la situe comme étant l'infirmière annoncée à l’extérieur. C’est une Blanche, et même une blonde, aux joues écarlates. Ces dernières sont si grosses que t’as l’impression qu’elle est en train de gonfler l’enveloppe d’un ballon d’observation.

Je ne vois que de dos le deuxième personnage, car il se tient devant un poste de téloche et nous tourne le dos. Tout ce que nous en savons, c’est qu’il s’agit d’une femme et qu’elle est en robe du soir avec un boléro de vison blanc sur les épaules.

La bonniche en civil nous montre un tapis roulé, le long d’un mur.

— Cette fois, vous allez avoir du boulot, nous dit-elle. C’est du vin rouge et du vernis à ongles qu’elle a répandus.

Je réalise dès lors qu’elle nous prend pour des nettoyeurs de tapis, gens auxquels on doit beaucoup faire appel dans cette maison, la propriétaire devant probablement les souiller à tout propos.

Je lui explique qu’il y a maldonne et que nous sommes des journalistes français venus faire un reportage sur les anciennes gloires d’Hollywood, dont Miss Norma Cain, l’inoubliable interprète de La Princesse Indigo.

Là, c’est l’infirmière obèse qui nous prend en charge :

— Écoutez, les gars, vous vous êtes déplacés pour rien : Miss Cain n’est pas en état de vous répondre.

— On ne sait jamais, insisté-je en passant devant ses abominables cuisses écartées pour gagner le poste de télé.

Madoué ! Cette vision d’enfer ! Totalement défigurée, la vedette ! Elle a un grand trou sombre à la place de l’œil droit. La pommette a été pulvérisée par une balle, le lampion arraché, la bastos a traversé la tête et elle est ressortie par la joue gauche que laboure une profonde cicatrice à bourrelets.

De son œil valide, Norma Cain suit les roucoulades d’un couple. Dans les feuilletons made in U.S.A., ils se cassent pas le chou : tout en gros plans ! Chaque fois tu as des couples jeunes, vieux ou entre deux âges face à face, champ contre champ ! Tantôt ils s’invectivent, tantôt ils se font des déclarations. Dynastie, Santa Barbara, Mon cul sur la commode : même circuit. Ça ressemble aux petits ruisseaux des luxueuses propriétés : c’est toujours la même flotte qui sert, qui fait des cascades, des pièces d’eau, des jets irisés. Histoires pré-mâchées, prédigérées. Elles te font simplement chier, point c’est tout !

— Hello, Miss Cain ! lui lancé-je.

La blessée tourne vers moi un regard gris et sans expression.

— Hello ! me répond-elle.

— C’est beau ce que vous regardez ?

La grosse infirmière boulimique essaie de s’arracher du fauteuil mais son prose apocalyptique est coincé dedans. De plus, son énorme anus fait ventouse sur le cuir, tu comprends ? Elle est là, à jambonner des cuissots en tirant sur les accoudoirs, mais elle reste soudée. Elle glapit :

— Laissez Mlle Cain tranquille, sinon j’appelle la police ! C’est de la violation de domicile !

— Calmos, ma blanche colombe ! lance Bérurier qui vient d’entrer.

Il s’est réveillé et veut être de la fiesta, le Gros, faire de la figuration inintelligente, mais participer, quoi, bordel ! Coubertin, merde !

— Le danois ne t’a pas inquiété ? demande Mathias.

Sa Majesté sourit finement.

— J’sais pas si tu l’sais et si tu l’sais pas, je te le dis : j’ai pratiqué les arts marsupiaux au service militaire ! Le car raté, le jus d’os, le j’iu chie d’ssus a pas d’s’cret pour moive. Le cador, qu’à peine il me tirait des crocs gros comme des portemanteaux, il s’a r’trouvé su’ le gazon, avec sa menteuse violette en guise de bavoir.

Il s’approche de l’obèse en blanc et mate entre ses formidables cuisses.

— Là, ma Berthy est battue ! reconnaît ce grand dissident de la Culture, tu parles d’un n’hangar à zobs, la mistress ! Y a tant tell’ment d’graisse su’ l’parcours qu’on lui voye pas l’entrée des artiss’ ! Non plus qu’l’tablier d’sapeur ! Moi, j’viendrais pas d’donner, ça m’amus’rait d’entr’prend’ c’te dame, juste pour essayer d’me flécher un itinéraire dans c’te masse ! Notez qu’avant d’arriver z’au bute, on risque d’se gourer et d’emplâtrer un d’ses bourrelets !

L’infirmière lui tend sa menotte afin qu’il l’aide à se dégager de son carcan. Le Mahousse, galant, même avec les cétacés de haute mer, la saisit au poignet et tire de toutes ses forces qui sont grandes. Au point de la faire jaillir du siège et de se la prendre sur la coloquinte. Dans les meilleurs Laurel et Hardy t’as jamais vu ça : le monstre des profondeurs renverse le Gravos et s’abat sur lui, l’ensevelissant sous un éboulement de viande rance. La vision est féerique. Le prose de l’infirmière sans culotte fait songer au ballon d’Alsace sous la neige car elle est de peau blême.

Surpris par cet écroulage vivant, Bérurier suffoque ! Va falloir envoyer des chiens d’avalanche pour le repérer ! Mander des trucks, des pelleteuses, mobiliser la troupe ! Xavier profite du tumulte pour venir faire une petite piqûre amitieuse à Norma, sans que son dragon de garde s’en aperçoive.

La bonniche noire, héroïque, se lance courageusement dans la mêlée pour tenter de sauver ce qui est encore sauvable. Elle se penche sur l’amas et saisit un gigot antérieur de la garde-malade. Ce faisant, elle est troussée par sa position. Alors une main sort du tas d’immondices et s’engage résolument entre les cannes de la gentille Noiraude. Béru qui a, malgré son inconfort et la précarité de sa respiration, aperçu l’ouverture et compris le parti à en tirer, joue son grand air de « Je viens à toi, culotte chaste et pure ».

La bonniche couine, lâche l’infirmière pour tomber à genoux et mordre au sang cette main généreuse qui ne lui voulait pourtant que du bien !

Alexandre-Benoît crie de souffrance. Puis, d’une voix étouffée (et pour cause) tonne :

— Mais qu’est-ce é ont donc, ces mâchurées de merde à rebuffer les Blancs ! Aut’fois jadis, on lynchait les Noirs qui r’gardaient les Blanches, et maint’nant les Noires mordent les Blancs qui s’intéressent z’à elles ! Y a d’quoi s’lestraire et s’la passer au brou d’noix !

Et puis vaille que vaille, ça se remet en place. Je me penche sur la malheureuse actrice défigurée. Elle est tragique, dans sa robe du soir en lamé vert qui la fait ressembler à une sirène qui se serait pris la frime dans l’hélice d’un barlu, et vieille, aussi ! On ne la teint qu’à la Saint-Trouduc, ce qui laisse le temps aux racines blanches de faire leur boulot.

— Miss Norma, lui fais-je, je suis l’un de vos fervents admirateurs. Seriez-vous d’accord pour que nous évoquions un peu le passé, vous et moi ?

Elle semble écouter des voix qui tombent du ciel, réfléchit un instant et acquiesce.

L’infirmière qui s’est remise droite (mais peut-on dire d’une boule qu’elle se tient droite ?) accourt :

— Pas de ceci, Betty[13] ! proteste-t-elle.

Et la voilà qui m’écarte d’un coup d’épaule dont la porte principale de Notre-Dame de Paris ne se remettrait pas, moyenâgeuse comme je la sais.

Agacé, je crie à Béru, dans notre langue maternelle que Miss Triplevache n’est pas censée comprendre :

— Emballe-nous ce tas de merde pendant un quart de plombe qu’on puisse jacter tranquillos avec la vioque, Gros !

— J’t’interdille d’m’app’ler Gros en présence de médème ! rigole l’Enflure. J’m’sens tout mignard au bord d’elle !

Mais déjà conditionné pour sa mission, voilà qu’il se prend les siamoises à deux mains en geignant à pierre fendre.

— Naïce litele madame ! fait-il, avec des sanglots, ayame véri île ! You have écrased and broquène my baloches ! Look, plize ! Oh là ! Oh ! la la !

Il se lâche la couille gauche pour prendre la main gauche de Miss Robinson (je viens juste de retrouver son nom sur mon calepin) et la porter à sa braguette soi-disant sinistrée. L’infirmière palpe, pense instantanément à une orchite triple et — le professionnalisme avant tout — l’entraîne jusqu’à la cuisine américaine contiguë au livinge auquel elle est reliée par une ouverture équipée d’un bar-repas (ouf ! une vingtaine de mots sans virgule, faut être Proust !).

On peut ainsi continuer d’apercevoir la partie supérieure du couple, de même que celle de la soubrette en pull. Aux gestes, on devine que le Terrific baisse son pantalon. La supposition nous est confirmée par le « Oh ! my god ! » incrédulard que lance le tombereau en blouse blanche.

Vite, j’entreprends Norma Caïn :

— Vous vous rappelez, Miss, le sénateur Della Branla qui eut des bontés pour vous ?

Elle réfléchit sitôt qu’on lui pose une question, car il lui faut un certain temps pour l’assimiler.

— Bingo, finit-elle par articuler, avec la difficulté qu’éprouvent pour s’exprimer certains pauvres enfants attardés.

— Comment ça, Bingo ? répété-je, ahuri.

— Ce doit être un sobriquet intime, propose Xavier, beaucoup moins con qu’il n’est roux.

Je demande à Norma :

— Vous l’appeliez Bingo ?

Elle opine.

Cette malheureuse me navre. Rien n’est plus terrible qu’une gonzesse défigurée et, de surcroît, « à la masse ».

— Il était gentil, Bingo ?

Elle fait « yes »[14] de la tête.

— Il était fou de vous, n’est-ce pas ?

Une sorte de projet de sourire passe dans son regard « d’ailleurs ».

Y a remue-ménage dans la kitchenette américaine. Une assiette (voire un plat) est brisée. Glapissements de la grosse infirmière. Il n’est tout de même pas en train de la fourrer princesse, l’artiste ? Après sa séance avec l’autre gravosse de Venice, ce serait dur dur ! Mais en y regardant de plus près par l’ouverture du passe-plat, je crois que c’est la bonniche noiraude qu’il grimpe en danseuse, le Valeureux, l’inextinguible ! Alors la garde-malade ronchonne comme quoi c’est pas des façons et qu’elle va appeler la police ! Qu’est-ce que c’est que ce trio d’étrangers qui pénètrent en force, houspillant une malade, tirant la servante avec une bite antédiluvienne ? Pas de ceci, Betty ! elle obstine !

— Va calmer le jeu ! enjoins-je à Mathias. Manquerait plus qu’on se farcisse les draupers de « L’Os-en-gelée » et qu’on soit enchtibés pour viol !

Il vaque prompto, ce Précieux. Toujours à la tâche, plus rarement à l’honneur.

Je me penche sur Norma Gain, lui saisis la main pour la réchauffer dans les miennes. Il faut l’apprivoiser, bien qu’elle soit « conditionnée » à mort. La seule entrave à cet interrogatoire bizarre, c’est son esprit dérangé, et même plus que dérangé : saccagé.

— Il vous disait tout, n’est-ce pas, quand vous étiez au lit ? C’était le genre d’homme qui a besoin de faire, à la femme qui le comble, l’offrande de ses secrets.

Mutisme ! Phrase sans doute trop élaborée pour un cerveau qui fait du delta-plane.

Je continue.

— Il vous a parlé du Président Kennedy ?

Ce nom la laisse songeuse.

— Le Président Kennedy qui est mort assassiné à Dallas, vous vous rappelez ? insisté-je.

Elle a une étrange lueur dans la prunelle. Elle articule faiblement :

— John ?

— Oui, c’est cela : John Kennedy. Della Branla vous a raconté ce qui se préparait contre lui ?

Elle répète :

— Contre lui ?

— Vous savez bien qu’on l’a tué à coups de fusil ?

Incompréhension de sa part. Nette, sans fioritures. Norma ne pige pas, c’est clair. A croire qu’elle a occulté le meurtre de Dallas. Elle se souvient du Président, non de sa fin tragique.

Je n’en tirerai rien, c’est couru. Avec une gamberge qui roule sur la jante depuis trente balais, ça n’a rien d’étonnant.

Je lâche sa main. Soupir de détresse de l’illustre Sana. On est venu foutre la merde pour la peau ! Je décide d’ordonner à mes troupes le repli général et je m’avance vers la cuistance pour ce faire. Mais qu’y découvré-je ? Tu donnes ta langue au chat ? Comment dis-tu ? Y a pas de chat ? Bon, ben garde-la ! M’agine-toi que Béru s’est emparé du fignard de la bonne en civil. Voilà qu’il vire sodomite, ce gros Gomorrhe ! Il ne lui suffit plus de se coltiner un braque qui ferait éclater la craquette d’une génisse, faut qu’il le carre dans des petites voies à sens unique, le sale dégueulasse ! Il déprave vilain, je te le dis.

Mais la surprise ne vient pas que de ses performances. Y a aussi Mathias qui me pose des problos. L’obèse a jeté sur lui son énorme dévolu et lui pelote les bas morcifs à travers le bénoche. Le Rouquemoute en est coi, de stupeur, de timidité ou de plaisir inavouable ? La bonniche, naturellement, part dans la complainte des pots cassés. C’est dantesque ! Tout cela dans une cuisine de pitchpin de deux mètres sur trois avec quatre protagonistes dont une baleine blanche.

Ulcéré, je reviens à la « chancetiquée du bulbe ». La contemple avec reproche. Je lui en veux d’être inapte aux confidences. J’ai honte. Si elle est inapte, la pauvre, moi je suis inepte !

Et voilà que, tu sais quoi ? Norma Gain m’adresse la parole.

Si je te répète ce qu’elle me bonnit, tu vas en avoir des fourmis rouges dans les testicules, Ursule.

Elle me fait comme ça, bien doucement :

— Il est mort, John ?

Tu juges ? Elle se rappelle Kennedy, mais ignore son trépas !

Et brusquementalement, la lumière m’inonde : elle a été révolvérisée avant qu’on ne tue le Président. Se trouvant dans le coma au moment de Dallas, et y flottant toujours plus ou moins, elle n’a rien su de l’événement !

Dedieu ! comme s’exclame à tout bout de champ le maréchal-ferrant où je fais changer les pneus de ma bagnole ; Dedieu de Dieu ! Ça modifie le tracé de notre entretien !

Pour lors, j’amène une chaise près de son fauteuil et éteins la téloche qui me fait passablement tarter avec ces blondes platinées qui n’en finissent pas de chialer ou de traiter de salauds des mecs à gueules de hockeyeurs.

— Mais oui, ma chère grande vedette, Johnny est mort.

— Comment ?

Et tu vas voir la feinte à Julot ! Un nectar (de forêt).

— Comme l’avait prévu votre cher Della Branla, Miss Gain, lui réponds-je.

Je sonde son visage détruit. Voudrais aspirer avec une paille ce qui se passe peut-être dans sa tronche trouée malgré les mauvaises apparences.

C’est l’inexpression intégrale. Elle semble avoir interrompu toute forme de réflexion.

— Vous vous rappelez de Thomas Garden, naturellement ?

Toujours ce décalage qui donne l’impression d’une boule chromée lancée sur le pan incliné d’un billard électrique et qui dévale la pente en ratant ses objectifs possibles le plus souvent.

Répondra ? Répondra pas ? Pigé ? Non pigé ? Ma question produit des sortes d’ondes excentriques.

Puis, ce mot, pareil à une bulle éclatant à la surface d’un marais :

— Merveilleux !

— Thomas est merveilleux ? insisté-je, prenant soin d’utiliser le présent puisqu’elle est reportée trente ans en arrière.

Sourire béat.

— Oui.

Il devait la calcer comme un chef, le Doc !

— Il fait bien l’amour ?

— Merveilleux !

Qu’est-ce que je te disais ? Elle garde au toubib marron la reconnaissance de la chatte.

— Quand l’avez-vous vu pour la dernière fois ? risqué-je.

— Hier, je crois, ou avant-hier…

— Au pénitencier de Kalamity Beach ?

Elle rêvasse un peu, puis assentime.

— Vous lui avez parlé de l’affaire Kennedy ?

Elle se tâte la gamberge, et soudain, comme si une illumination s’opérait dans sa comprenette, elle a un sursaut :

— Dans le gâteau ! dit-elle.

— Quel gâteau, Norma ?

— Dans le gâteau.

— Vous lui avez fait parvenir un gâteau au pénitencier ?

— Dans le gâteau !

Et puis la voilà qui se met à piquer une crise de nerfs fracassante, la mère ! Au point de choir de son fauteuil et de se tordre sur le sol. Elle a les yeux révulsés et écume. Ses doigts se crispent. Elle émet des cris sauvages. La grosse garde-malade lâche le pinceau de Xavier pour radiner tel un muid pourvu de jambes. En voyant sa patiente au sol, elle se fâche :

— Qu’est-ce que vous lui avez dit, misérable ?

Elle hèle la bonniche pour de l’aide. Sans réplique. La môme se pointe avec toujours le paf à Béru dans la chambre à gaz ! Ils ont une drôle de démarche chaloupée, les deux !

L’infirmière a saisi Norma par les épaules. La bonne veut se pencher un peu plus (elle est déjà à l’équerre, compte tenu de son occupation de l’instant) afin de prendre les jambes, mais le terrible mandrin qui lui compose une armature interne ne cède pas à ce projet. C’est moi qui la supplée bien que la garde me récuse comme un avocat d’assises récuse un juré qui a une sale gueule.

Elle finit pourtant par se soumettre à la nécessité.

— Portons-la dans sa chambre ! m’intimide-t-elle (comme dirait Béru).

On gagne la pièce voisine. Immense lit rose, moquette rose, tapisserie rose, meubles roses, pralines dans un compotier d’opaline rose. Le nid de vedette U.S., quoi !

On étend la pauvre dame sur son couvre-lit. Elle se calme, devient inerte.

— Elle est cardiaque ? demandé-je à l’obèse.

— A outrance ! Vous l’avez contrariée, hein ?

— Pas le moins du monde : j’essayais de lui parler de sa carrière.

La monumente hoche son potiron et tire de sa poche un stéthoscope. Elle le coiffe et appuie l’embout chromé sur la poitrine de Norma Gain.

Son regard bouffi s’élargit. Chez les hyper-mahousses comme elle, ce qu’on peut le moins apercevoir, après le frifri, c’est le regard. Trop de bouffissures, de replis, de graisse, quoi !

La voilà qui se met à chevroter :

— Seigneur tout-puissant ! Mais elle est morte !

Oh ! ce seau d’eau glacée qui m’arrive dans la poire.

— Vous l’avez tuée ! gronde la garde. C’est vous ! La police !

Elle va de son plus vite possible au téléphone (rose), décroche.

Je la rejoins juste à temps pour couper la communication.

— Laissez-moi téléphoner, assassin ! Ou j’appelle au secours !

Joignant la gueulanche à la promesse, la voilà qui entonne des « Help », heureusement d’asthmatique. Je vais au plus pressé : ma carte de police.

On ne dira jamais suffisamment l’efficacité de ce mot aux riches voyelles.

Elle s’énuclée sur ces six belles lettres barrées de tricolore.

— Allons, Miss, réagissez ! dis-je avec autorité. Loin d’être des assassins, nous sommes des policiers et nous travaillons en pool avec la C.I.A. Je n’ai fait que poser d’anodines questions à cette femme ; peut-être lui ont-elle provoqué une crise cardiaque, suis-je pour autant un meurtrier ? Songez à ce qui se passerait si la police de Los Angeles arrivait ? Vous qui caressiez le sexe de mon second ! La domestique qui se laissait sodomiser par mon troisième ! Mon tout serait dès lors une catastrophe pour vous ! Toute la presse ferait des gorges chaudes car il me serait impossible d’étouffer le scandale !

Ces mots pleins de sagesse la convainquent autant que ma carte.

— Dès que mon collaborateur aura déculé, nous partirons et vous appellerez le médecin de Miss Cain. Inutile, dans l’intérêt général, de mentionner notre visite.

Il nous faut attendre une dizaine de minutes avant que ce chien lubrique de Bérurier puisse recouvrer la liberté.

Pendant qu’il tente de prendre congé de sa partenaire, je dis à Mathias :

— Dis voir, la Fournaise, ta drogue qui rend bavard, tu es sûr qu’elle n’est pas contre-indiquée aux grands cardiaques ?

Il hausse les épaules.

— Je ne saurais te renseigner sur ce point, avoue le savant, ça vient pratiquement de sortir et je n’ai pas eu le temps de procéder à des tests poussés.

— Quelque chose m’assure que tu devrais le faire à tes moments perdus, mec.

Un bruit de bouchon de champagne nous apprend que Bérurier a rompu sa chaîne du bonheur.

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