12 L’AMARRE AU DIABLE[31]

Il reprend lentement pied, Mathias, mais continue de rester axé sur ses bonheurs conjugaux. A l’entendre, sa mégère lui a donné des chiées d’émotions fortes. Belle leçon : ils baisent chrétien et c’est délectable. Depuis la chemise fendue de la nuit de noces, en passant par le chevalet conçu pour les coïts d’avant accouchement, il révèle des instants de folle intensité où l’invention palliait les rigueurs de la foi. Ils ont eu un problème de société à résoudre, les malheureux, quand la prolifération de leur descendance les contraignit à héberger dans leur chambre matrimoniale quelques-uns de leurs rejetons. Leur quatre-pièces ne suffisant plus à loger la horde de rouquins, le Génial a inventé une bulle de plastique opaque pour en coiffer leur couche, à l’instar (expression tombée en désuétude) des courts de tennis qu’on veut utiliser en hiver. Ne reculant devant aucun sacrifice, Xavier a insonorisé sa cloche à baise afin que sa chère moitié puisse gémir de plaisir sans arrière-pensée. Ainsi continue-t-il d’honorer la femelle à l’abri des juvéniles et perverses curiosités.

Tout ça qu’il raconte, mon copain, saisi d’un vertige incoercible (comme disent les déménageurs de pianos) qui le pousse aux confidences les plus intimes.

Et moi, tout en lui accordant une oreille traînante, je gamberge férocement, mon regard errant sur Central Park. Je me dis que l’Agence Williams est sûrement aussi performante que le prétend son somptueux dépliant. Et j’organise dans ma somptueuse tronche climatisée l’hypothèse ci-après.

Des gens ayant traîné dans le complot contre J.F.K. ont tout de suite su qu’un trio de lardus frenchmen, nanti d’infos nouvelles, venait jouer Ies Zorro dans cette histoire, quelque trente années après son déroulement. Depuis lors, les grandes boutiques yankee, telles que la C.I.A. ou le F.B.I. ont beaucoup perdu de leur pouvoir et de leur « efficacité ». Désormais, les gens qui redoutent une couillerie de notre part doivent faire appel à de la main-d’œuvre privée. Alors que font-ils ? Ils s’adressent à une agence dont les prestations sont réputées et qui dispose de grands moyens d’action. On a dû carmer un max à Hugh et s’assurer de sa discrétion absolue. Sans doute, comme c’est souvent le cas dans son genre d’activité, traîne-t-il quelque cadavre dans sa garde-robe et a-t-on barre sur lui ? Moi, je sens les choses ainsi ; mais peut-être que je me goure : je n'ai pas l’infaillibilité du Saint-Père.

Toujours est-il que Hugh Williams largue illico ses affaires en cours, histoire de « s’occuper » de nous. Déguisé en « mamie » et escorté d’une ravissante collaboratrice, il fait la balade d’Alcatraz en notre compagnie et, à cause de mes longues jambes, se paie un billet de parterre qui lui meurtrit durement la « gogne » comme on dit à Saint-Chef ; à preuve, il a la physionomie constellée de sparadrap.

La captivante Mary Princeval n’a pas dû être le seul élément de sa fine équipe à l’accompagner. Il a fatalement disposé d’une main-d’œuvre compétente pour me niquer dans le pénitencier, après s’être annexé d’une manière ou d’une autre les surveillants habituels. Quand ils ont constaté que je ne rentrais pas par le dernier barlu, il leur a été clair que j’allais passer la noye dans la pension Mimosa d’Al Capone. Mary a vampé Mathias, lui a turluté le Pollux et administré ce qu’il fallait pour le mettre à merci. Quand il a été « mûr », il a commencé à jacter, l’apôtre. Il a même dû parler de son élixir de Perlimpinpin et, ô ironie, comme on dit puis à la Sorbonne, la garce n’a pas résisté au plaisir d’expérimenter le produit sur son inventeur !… Je gage[32] que c’est cette accumulation de denrées néfastes qui ont ramolli l’entendement du Rouillé. Ces injections répétées lui ont brouillé la calebombe, au pauvre biquet, d’autant que la môme l’a fait reluire à fond la caisse, ce qui n’a jamais aidé un ancien élève des « Frères de la Consternation » à garder son cervelet au sec !

Va lui falloir combien de temps pour retrouver sa vitesse de croisière ? J’ai encore pas pu discuter à fond des dernières péripéties. Dès ma seconde phrase il se remet à me parler des règles douloureuses d’Angélique, de ses hémorroïdes proliférantes qui lui interdisent toute sodomie (de toute manière, cette pratique ne s’exerce que sur les ancillaires rue des Remparts-d’Ainnay).


La grisaille du soir est vaporisée sur le Park. Il commence dans les beaux quartiers et va finir tout là bas au début de Harlem. Je vois des gens en survêtes rouges ou bleus faire du footinge dans les allées. Des couples sont encore vautrés sur les pelouses et les taxis jaunes circulent calmos par les voies carrossables. Des constructions de béton virent au blafard dans la brume. On distingue des pièces d’eau, des ponts en dos d’âne. Tout ça est d'une drôle de poésie qui produit sur moi un effet magique. Il existe des chiées de coins dans New York dont je suis amoureux, comme je le suis de certains quartiers de Paris.

J’abandonne le spectacle pour m’asseoir face à Mathias.

— Tu ne veux pas qu’on essaie de parler Sérieusement, mon Beau-Souci ?

Il opine.

— Bien sûr.

— Mon petit doigt me dit que le message qu’avait placardé le docteur Garden dans sa cellule, et que j’ai trouvé, est maintenant en possession de Williams, à moins qu’il ne l’ait déjà remis à ses commanditaires. Mais je ne le crois pas. Un type qui se fait douiller probablement une fortune a intérêt à « faire mousser » le travail. En le remettant trop rapidement, il le déprécie en quelque sorte, tu comprends ?

Le Blondinet hoche la tête.

— Tu veux que je te dise ce que j’appréhende dans tout ça ? murmure-t-il.

— Vas-y !

— C’est le moment où Angélique va aborder sa ménopause ; je crains que nous entrions alors dans une zone de haute turbulence.

Tu sais qu’il me soûle, moi, ce mec, avec sa saloperie de bonne femme ? Je prends mal au cœur à l’entendre parler de cette charognerie de pécore ! Une houri impossible qui lui aurait fait mener une existence pareille à un perchoir de perroquet. Un mec de sa valeur ! Et bien sûr, c’est elle qui l’enterrera, compte là-dessus. Elle portera son deuil, ça peut pas lui échapper, le crêpe, à Angélique ; à croire qu’elle ne s’est mariée que pour devenir veuve un jour. C’est une espèce de vocation chez certaines Carabosse ! Elles sont usufruiteuses dans l’âme.

Je ravale mon courroux comme tu ravales un glave quand tu te trouves à l’Elysée sans mouchoir.

— Écoute, Lutin, tu n’es pas encore bien remis du décalage horaire, c’est pourquoi tu vas aller te coucher avec un bon petit cachet du cousin San-Antonio et, demain, tu seras frais comme un lardon. Compris ?

Il est pas contrariant, cela dit, mon gars de la maison d’Orange. Se dépiaute à la demande, fait son gros pipi, brosse ses jolies dents de non fumeur, pénètre les jambes les premières dans son pyjama à rayures, avale mon cachet de « Ténébral » made in Zurich et se glisse dans son lit de jeune homme.

Pour l’endormir plus rapidos, je lui raconte la belle histoire de la fée Marjolaine qui s’était laissé grimper par l’enchanteur Merlin. Comme elle trouvait la pointure de son zob un peu maigre, Merlin avait transformé sa zézette de sous-officier de carrière en un chibre d’éléphant (tu parles que ça lui était fastoche au Merlinuche : un enchanteur !) Turellement, c’était too much pour le frigounet à Marjolaine, alors vite, elle s’était offert une moniche grande comme un four à micro-ondes. Ça n’avait rien de duraille non plus : une fée !

Il pionce à boulets rouges avant que j’eusse achevé ce délicat récit adapté des Mille et Une Nuits de la comtesse de Ségur.

Je me fais extrêmement beau jusque entre les doigts de pieds. J’aime bien « sortir » les collaboratrices des gens à propos desquels j’enquête. J’aime beaucoup les « rentrer » également. Confidences sur l’oreiller : tactique « vieille comme mes robes », assure Béru, qui ne manque jamais de mentionner aussi les gens « pauvres comme Zob ». Au fait, que fiche-t-il, mon Alexandre-Benoît ? « Dites-moi où, en quel pays, est Béru, le bon Normand ! » Notre trio s’est vachement distendu depuis quarante-huit plombes. Ça devient le Triangle des Bermudes, cette équipée ricaine !

* * *

Smith et Volinsky, tu peux guère trouver meilleure bidoche dans tout N.Y. Imagine un restau traditionnel sur la 3e Avenue. Avec la gonzesse du vestiaire, en entrant, dans une guitoune en vieux bois ; le bar sur la gauche et les salles de bouffe à droite, où s’activent une armada de loufiats saboulés comme leurs homologues de chez Lipp.

Des quartiers de barbaque, épais comme des matelas pneumatiques, passent sous ton pif. Tu crois qu’on va les jeter dans une cage aux lions, en fait on les dépose devant de jolies dames qui seraient bien emmerdées si on les contraignait à dévorer tout ça. Qu’aussitôt, tu songes au Biafra, à l’Éthiopie, aux faubourgs de Bombay ou de Calcutta, et une grande honte intime te chavire jusqu’au vertige devant les iniquités de la planète.

On me trouve une table pour deux personnes dans le fond. En attendant Barbra, je sirote un Campari-gin agrémenté d’un zeste d’orange et potasse la carte. Je prendrai un crabe en salade et une sole meunière, le tout arrosé d’une bouteille de vin blanc californien. Je relis entièrement le menu, commande un second Campari-gin et la péteuse n’est toujours pas là. Voilà qui sent le lapin. J’ai horreur de ça. Il est vrai que l’acceptation de la môme n’était pas franche et massive. Mais bibi, gonflé de cette belle assurance qui rend les mâles performants, ne doutait pas un instant de sa venue…

Une quarantaine de minutes de retard, ça fait beaucoup. Le maître d’hôtel commence à en être agacé davantage que moi : ici, il y a presse, et les clients font la queue au bar en attendant de la place. De guerre lasse, je finis par lui passer ma commande. Je renonce au crabe (trop long à décortiquer) au bénéfice d’une salade mêlée, mais je maintiens la sole. Belle bestiole, large comme un plat à gratin pour réfectoire. Délectable ! Tu t’en fous, mais je te le dis quand même. Maintenant je ne me fais plus d’illuse : c’est raté pour la réceptionniste et je vais rentrer à l’hôtel avec la bite sous le bras.

D’accord : une de perdue, dix de retrouvées. Ce que tes proverbes sont cons ! Si je veux me dégorger le bigornuche, ce soir, va me falloir aller draguer une semi-pute dans une boîte. Or, je déteste le surgelé.

Mon dîner expédié, je carme et file jusqu’au vestiaire. Y a deux préposées : une qui s’occupe des harnais, l’autre du bigophone ; c’est à cette seconde adolescente que je m’adresse. J’écris sur une feuille de bloc Mary Princeval et la lui tends.

— Vous pouvez me trouver l’adresse et te téléphone de cette personne ? Je n’ai pas d’autres précisions.

En même temps que le feuillet, j'ai glissé un talbin de vingt dollars dans sa main. Elle me remercie d’un sourire beau comme un lever de soleil sur le Mont Blanc et va se mettre au turf devant son cadran. J’attends en m’accrochant à des logiques. Je me dis que Hugh Williams a gardé son nom et son adresse professionnelle pour descendre à l’hôtel de San Francisco. Il doit probablement avoir dans son entourage une Daphné Williams dont il a emprunté le prénom. Partant de cette « tranquillité » dans l’action, je pense qu’il n’y a pas de raison que Mary Princeval soit un nom d’emprunt. S’il s’est travesti en vieillarde, le P.-D.G. de l’agence, c’est uniquement « à cause de moi », afin de ne pas éveiller ma suspicion. Il voulait m’approcher en restant relaxe et, si ça se trouve, c’est délibérément qu’il a chuté en butant sur mes cannes. Il s’est blessé, ce faisant, parce qu’il n’est plus très jeune et qu’il a mal calculé son plongeon.

Je suis arraché à mes réflexions par l’exquise téléphoniste.

— Vous avez Miss Mary Princeval en ligne, prenez la cabine !

Elle me biche au tu sais quoi ? Oui ; dépourvu, la gosse ! Y a gourance. Je ne lui demandais que les coordonnées de Mary et ne souhaitais pas qu’elle composât son numéro. Cela dit, la confusion est logique.

Bon, alors, qu’est-ce que tu décides, Bugnazet ? Mais tu crois qu’il lui est loisible de décider à ce con ? Il est déjà dans la cabine capitonnée ! Il décroche. Il lance un « Hello, Mary » (il faut quatre « r » à Mary si tu veux prendre l’accent américain).

Cette gonzesse, crois-moi ou va te faire sodomiser (d’ailleurs tu peux parfaitement te faire sodomiser sans me croire), elle n’a pas de la gelée de cerises à la place des méninges. En trois syllabes elle m’a reconnu ! Stupéfiant. Cependant, mon « Hello, Mary » je le croyais conforme. Ben non, tu vois ? Il restait franchouille !

— Oh ! c’est vous ? fait-elle.

Remarque que le père Hugh a dû l’affranchir de ma visite, me sachant sur le sentier de la guerre, mon appel vespéral s’inscrit dans une logique certaine.

— N’étions-nous pas convenus de nous voir, à Frisco ? lui balancé-je. Hélas, lorsque je suis allé vous chercher à votre hôtel, vous l’aviez quitté.

— Oui, nous avons dû rentrer plus vite que prévu.

— J’ai pu constater que votre chère grand-mère ne souffrait pas trop des séquelles de sa chute ?

Un rire gêné en guise de réponse. J’enchaîne :

— Vous me devez une compensation, douce Mary. Puis-je passer chez vous prendre un verre ?

Elle marque un temps.

— C’est-à-dire que je ne suis pas seule, finit-elle par murmurer.

— A quelle heure le serez-vous ?

— A neuf heures demain matin.

— En ce cas, au lieu d’un bourbon, vous m’offrirez un café. A demain !

Je raccroche.

La petite tubophoniste me rend ma feuille de bloc qu’elle a complétée en y ajoutant l’adresse et le biniou de la môme Princeval.

* * *

Demain !

C’est loin, ça !

Y a plein de gens qui disent « à demain » et qui ne voient pas le jour se lever. Ils étaient convaincus d’avoir encore une chiée de « demains » à leur disposition, et puis, sans le moindre pressentiment, ils vivaient le dernier jourd’hui ! Comme quoi faut toujours être prêt pour l’embarquement immédiat. Etre prêt, ça ne veut pas dire que tu dois y penser sans trêve mais que, quand « l’instant ultime » surgit, tu l’acceptes de bonne grâce. Puisque tu n’y peux rien, sois fair-play. Papa, lui, quand il s’est fait niquer par la grande faucheuse, il a juste eu une petite exclamation entendue qui équivalait au « Bon Dieu, mais c’est bien sûr ! » du commissaire Bourrel. Le côté : « Voilà, j’arrive ! »

Et puis il a eu l’air de se foutre de tout et on a compris qu’il venait de cesser.

Cette digression divaguante pour te dire que, demain, zob ! C’est illico-dare-dare que j’y fonce, moi, chez la mère Princeval. Aussi vite que mon taxi ferraillant, conduit par un chauffeur à turban, gras comme un eunuque et plus barbu qu’un ayatollah peut m’y conduire.

Elle habite le Village, un loft à verrières dans une rue pittoresque aux constructions de briques zébrées d’échelles d’incendie rouillées. Tout ça a été « aménagé » et doit valoir un saladier de dollars. A l’extérieur, dans une niche éclairée, se trouvent la liste des locataires ainsi que les boutons d’interphone. Je constate que Miss Mary habite le troisième étage. L’immeuble n’en comporte que cinq. Au Village, New York est provincial. Je m’abstiens de sonner et me mets à tutoyer la porte du hall. L’enfance de lard, comme dirait mon Bérurier perdu. Tellement fastoche que j’ai envie de renouveler l’opération en fermant les yeux.

Au lieu de prendre l’ascenseur, je monte à pincebroc par l’escadrin. Pas de la tarte, car ces appartements sont si hauts de plafond qu’une bonne trentaine de degrés les séparent. Au troisième niveau il y a deux portes. L’une indique « Alexander Pratt », l’autre « Mary Princeval ».

Courageusement, je sonne à la première en espérant qu’Alexander Pratt n’est pas un trop mauvais coucheur (non que je compte coucher avec lui) et qu’il ne m’enverra pas aux prunes, fruits que je ne pratique que modérément.

Il est près de onze plombes du soir et les visites ne sont pas fréquentes à cette heure tardive. Un coup de gong ne suffisant point, j’y vais d’un deuxième, puis d’un troisième qui ne fait que précéder le quatrième. N’à la fin, l’huis s’écarquille et huit centimètres de visage féminin s’insèrent par l’échancrure du corsage de la porte. Ce que je détecte dudit indiquerait qu’il s’agit d’un minois de jeune fille en fleur.

Je lui vote un sourire qui ferait fondre une motte de beurre ou celle d’une douairière, alors tu mesures son effet sur une pucelle !.

— Pardonnez-moi-je, lui dis-je-t-il, je suis votre voisin du dessus. Je respirais l’air pur de New York à mon balcon quand, malencontreusement, j’ai laissé tomber ma montre et c’est sur le vôtre qu’elle a atterri. Me permettriez-vous-t-il de la récupérer ?

Un nouveau sourire accentue son humidification sud.

— Si, venez !

Je viens. Charmante gosse. Vingt ans, brune, cheveux courts coiffés en paquet de crayons. Regard à la fois joyeux et stupide, poitrine en capot de Cherokee, du cul avenant, les pieds propres, que demande le peuple ?

Elle porte un charmant pyjamoi rose sur lequel il y a un gros Mickey hilare sculpté sur le devant. Son prose ondule comme une barque à l’amarre quand il se produit de la houle. On traverse un immense atelier de peintre où s’entassent des toiles qui représentent pas grand-chose, mais en très grand. Des traits : rouges, noirs, verts, jaunes. J’en oublie ? Ah ! oui : bleus et violets. A part ça tout va bien. Comme le peintre est extrêmement courageux, il a signé ses œuvres ; très lisiblement de surcroît : Alexander Pratt.

— Vous êtes l’épouse de Mr. Pratt ? demandé-je à la jouvencelle.

— Non.

— Sa fille ?

— Oh ! non ; il est trop jeune ![33]

— Quoi, alors, sa petite amie ?

Elle rosit si fort que je dois « brûler ».

— Je suis la baby-sitter de son petit garçon.

Je la presse de questions, en espérant, plus tard, la presser sur mon cœur.

Elle m’apprend qu’Alexander élève seul son enfant, son épouse les ayant lâchement abandonnés il y a six mois pour se maquer avec un critique d’art qui avait traîné Pratt dans la gadoue. Indignée sur l’instant, Géraldine Pratt s’était rendue chez le vilain pour le vitrioler, mais la discussion préalable s’était déroulée de telle sorte qu’en fin de compte elle lui avait taillé une pipe ; aimable prélude à sa fugue infâme. Depuis lors, Pratt fait appel à des baby-sitters, dont la principale c’est elle : Jessica. Comme le célèbre peintre en traits sort beaucoup, elle vient garder Bob presque toutes les nuits. Mais là, elle reste trois jours et trois nuits, l’artiste ayant dû se rendre à Montréal pour le vernissage d’une exposition consacrée à ses zœuvres.

Nanti de ces précieuses informations, je me rends sur le balcon.

— Pourriez-vous me prêter une lampe électrique, chère Jessica ? sollicité-je, histoire de l’éloigner.

Dès qu’elle a tourné ses talons nus, je cours à l’extrémité gauche du balcon (il n’existe à ma connaissance pas d’autres mots pour qualifier l’espèce de rambarde et d’avancée de ferraille servant de support aux échelles d’incendie).

J’ai une vue imprenable sur le loft de Mary Princeval. J’aperçois cette coquine dans une robe de chambre légère, lovée sur un canapé à te lui en apercevoir la chagatte. Elle écluse un drink en écoutant les paroles d’un terlocuteur (ou trice) puisqu’elle prodigue moult acquiescements.

La baby-sitter revient, porteuse d’une bougie allumée.

— Tu peux te la foutre dans le cul après l’avoir éteinte, mon amour ! lui dis-je en français et en brandissant triomphalement ma montre (que j’avais retirée de mon poignet)…

— Oh ! vous l’avez retrouvée ! se réjouit-elle. Elle n’est pas cassée ?

— Je ne pense pas.

On rentre dans l’immense studio. Quelque part, entre deux croûtes, se trouve un canapé défoncé. Je m’y rends comme pour étudier de près ma Pasha.

— Regardez ! appelé-je indirectement la jouvenceuse, intacte ! C’est quelque chose, la fabrication française, non ?

— Ah ! vous êtes français ?

— De bas en haut et tout particulièrement depuis les genoux jusqu’à la ligne de flottaison, mon trognon.

— C’est pour ça que vous avez un accent ?

— Probablement. Mais je vous empêche de dormir, pardonnez-moi.

— Je ne dormais pas, je regardais la télé.

— C’était bien ?

— Pas formidable : Princesse de Miami.

— Ça se passe sur la lagune, dans le quartier des milliardaires ? Le père a un cancer et la mère un amant. Le fils aîné est homosexuel et son petit ami le fait chanter. C’est la fille qu’on appelle « Princesse ». Elle aime le fils de l’amant de sa mère dont il est avéré, à la fin, qu’il est son frère.

— Vous l’avez vu ? s’extasie Jessica.

— Non, mais je connais toutes les possibilités d’affabulation hollywoodienne. Princesse de Miami est conçu sur le canevas 14 bis en vigueur depuis 1965. Vous savez que vous êtes très très jolie, Jessica ? Cette fois, je vous quitte, il ne serait pas correct que je m’attardasse. En France nous sommes très strict sur les questions de bienséance.

Et tu sais ce qu’elle me répond, la nière ?

— Ici, nous ne sommes pas en France !

Dis, ce culot ! Cette manière de balancer le feu green ! Comme si on y était.

Et ma pomme, du tac au tac et à la tactique :

— Malgré notre sens des convenances, quand une femme répond de cette manière à un homme, il est dans l’obligation de l’embrasser.

Jessica y va d’une mimique à laquelle on peut trouver différentes significations dont toutes sont positives. Ça peut vouloir dire « Qu’attendez-vous ? », ou bien « Voilà une obligation qui me botte ! », voire « Donc, les Français sont moins cons que le bruit n’en court ! ».

Je lui tends la main, elle me confie la sienne. Je la hale à moi. Elle se laisse haler. Puis se laisse aller. Première pause sur mes genoux. Le baiser vorace : crissement de chailles, suçage de menteuse. Parallèlement : dextre coulée par l’ouverture du pyjamoi. Elle ne réagit pas, donc on n’est pas en période de ramadan ! Merci, Seigneur, de me manifester Votre auguste bienveillance jusque dans l’entrejambe des merveilleuses créatures que Vous avez conçues pour notre félicité terrestre, n’est-ce pas ? Ou je me goure ?

Quand je lui titille l’ergot, loin de se dresser dessus, elle se blottit plus totalement contre moi. Ne frotterait-elle pas sa joue contre le casque de mon ami Popaul ? Mais, si, madame ! Oh ! la petite voyouse ! Ce câlin ! Si je te disais qu’elle mordille le fauve à travers les étoffes superposées de mon bénoche et de mon Eminence (dérisoire en ce riche lieu !). Dis, elle n’est pas oie blanche le moindre, la Jessica ! On lui a déjà parlé du piston à coulisse (ou à cou lisse), de la clarinette baveuse, des violons du (trou de) bal, et de la flûte enchantée ! Son petit pyjamoi gît bientôt sur le plancher et ça fait une frime tout accordéonée à Mickey ; pour le coup il cesse de rigoler.

Sans avoir la fougue classée 5 sur l’échelle de Richter, elle possède déjà un joli tempérament, la baby-gitter. Tu penses que le barbouilleur Pratt doit pas lui donner que son moutard à bercer : il lui confie également son braque. Ça l’a dégrossie et je peux m’annoncer l’arme à la bretelle pour organiser les manœuvres de printemps dans son parc à moules. Jadis, c’étaient les filles dégrossies qui étaient engrossées, heureusement que la pilule a corrigé la perfide trajectoire. Autrefois, les gerces, suivant la fameuse méthode Trucmuche, calculaient les dates pernicieuses avant de se faire calcer. Elles bouillavaient avec une règle à calculer, la machine n’existant pas encore. Avant de les limer, t’attendais qu’elles eussent achevé leurs calculs en ayant l’impression qu’elles faisaient leur bilan de fin damné ! Maintenant ça baigne ; c’est tout bon !

On tire une première guêtre sur le divan défoncé, histoire de se mettre en glandes ; mais comme ensuite ça va devenir sérieux, on poursuit les ébats dans le plumard du patron, auquel elle a accès sans payer de taxe de séjour.

Sur ces entrefesses, voilà Bob qui se réveille et bieurle comme un sauvage.

— Oh ! mon Dieu ! dit-elle en anglais, car elle parle couramment cette langue d’envahisseurs ; il va en avoir pour des heures à s’endormir. Servez-vous un whisky en m’attendant, chéri français.

Je !

Le marmot égosille à nous en disloquer les trompes d’Eustache.

Elle a raison de s’inquiéter, Jessi, c’est franchement la bramade sans retour. Tel qu’il est parti, il va donner son gala jusqu’au petit jour. Je me suis toujours demandé pourquoi des bébés sont silencieux et d’autres braillards, pourquoi certains dorment la nuit, comme des chrétiens, et d’autres le jour, comme des fêtards. Félicie répète à qui veut l’entendre que j’étais un poupard exemplaire, dormant ou suçant son pouce pour pas faire chier son monde. Je clapais le sein de m’man, je débourrais dans mes langes, tout ça en silence. « Tu avais l’air de réfléchir ! » m’assure-t-elle. Moi je crois que c’est très possible. J’avais déjà pigé le système ; peut-être pas encore la gravitation universelle mais en tout cas le plus gros, quoi. La vie, la mort, l’amour, la connerie. Tout le reste, tu le trempes dans la pâte, tu le balances dans la grande friture et t’en fais des beignets !

Bon, en tout cas me voilà à poil avec la queue qui bat la mesure. J’étais au zénith, me retrouve au nadir. En chômage technique, le beau chevalier des cœurs à prendre !

Je retourne sur le pseudo-balcon m’aérer les soufflets, mater également la voisine d’à côté. Oh ! pardon, le spectacle vaut cinq francs six sous, comme dans la chanson de salle de garde. Magine-toi que la môme Mary est en train de visionner une cassette vidéo classée X, Y, Z tant tellement elle paraît hard ! L’écran est tourné dans ma direction, on n’y voit rien que des messieurs en plein challenge Yves-Dumanoir. Ils sont pas suffisamment nombreux pour faire « ça » en couronne, n’empêche qu’à cinq ils élaborent déjà des combinaisons intéressantes. Le trombone à coulisse de l’exploit ! Le meneur de jeu ressemble comme deux gouttes de sperme à Pimprenelle, le grand tout-fou qui présente la météo en gloussant et trémulsant de l’oigne comme si un brigadier de C.R.S. lui téléphonait sa matraque de maréchal dans le gros côlon.

On vit une sacrée époque, mon fils ; où les cuisiniers sont décorés de la Légion d’honneur (pour les remercier de la qualité de nos excréments), où le gars qui t’annonce la pluie fait un numéro de music-hall, où le chômage s’accroît parce qu’on supprime la main-d’œuvre en la remplaçant par l’automatisation, tout ça… Des chiées d’autres choses encore qu’on peut pas dresser la liste car elle serait trop longue et par conséquent fastidieuse.

Je reprends toujours les choses où je les ai interrompues au moment de mes dérapages (preuve que ces derniers sont parfaitement contrôlés). La belle Mary qui se paie une lucarne cochonne. Pire : obscène ! Un beau film érotique de temps à autre, bon, ça réchauffe et puis ça éduque les empêtrés, leur donne des idées louables, des courages trop longtemps inemployés.

Mais ces basses turpitudes sont dégradantes, je proclame, moi le Gaulois toujours partant pour une partie de baisance. La chose que l’homme connaît le plus mal, c’est la limite ; il a toujours tendance à mettre un pied plus loin que permis.

Oui, oui, la belle Mary, te gratte pas, j’y arrive pour tout de bon. Elle n’est pas seule. Maintenant je peux apercevoir son compagnon qui n’est autre que le père Williams. Il est dos à moi, dans un fauteuil ; la petite Princeval est assise en tailleuse (de pipes) à ses pieds. Je te parie une soupe de courge contre les chances de François Rocard aux prochaines présidentielles qu’elle lui fourmille le chinois pour égayer la projection. M’est avis qu’ils doivent composer un bon tandem, ces deux : au boulot comme au dodo. Qui dira jamais assez la force d’un couple solidement uni ?

Je les contemple dans leur pauvre moment d’abandon. Pimprenelle est en train de s’en morfler une de première grandeur dans le couloir aux lentilles. C’est fou ce qu’il ressemble au petit mutin que je te cause : même faciès à la Stan Laurel, mêmes gestes aériens de prestidigitateur qui t’emprunte ta pochette pour en faire une guirlande ; le vrai bateleur de pissotière ! Là, il parvient, à lui tout seul, à une complète occupation du territoire : il en encaisse une, en turlute une seconde et en secoue deux autres. Faut le faire ! L’homme-orchestre de la membrane à balancier. T’aurais envie d’applaudir l’exploit si ce n’était aussi navrant.

Le gars Bibi[34] retourne à sa veste précautionneusement déposée sur un dossier de chaise. Ce qu’il a été bien inspiré de nous « garnir », Mathias. Il a insisté : chacun sa petite panoplie James Bond : la trousse de secours de l’homme d’action ! C’est placé dans le rembourrage des épaules, ainsi ça n’affecte pas ta liberté de mouvements, et ni vu ni connu. Deux minuscules fermetures Éclair astucieusement dissimulées à l’endroit de la couture. Cric, crac ! voilà ta boîte à outils à dispose !

La petite baby-sitter est en train de préparer un biberon d’eau sucrée au futur Pavarotti.

— Vous devriez y ajouter une mesure de bourbon, lui conseillé-je, c’est ainsi qu’on pratique chez nous, en Normandie et dans les terres froides du Bas-Dauphiné. Les Normands mettent du calva et les Dauphinois de la gnôle, mais dans les deux régions le résultat est garanti.

Je me saisis d’une percerette de poche et d’une capsule de caoutchouc et je droppe sur le balcon. J’ai passé mon slip, non par crainte des courants d’air, mais j’ai peur de me meurtrir les frères Goncourt en enjambant la rambarde rouillée. Moi si gauche quand je dois planter un clou chez nous pour accrocher un tableau ou réparer une branche des lunettes de ma Féloche, quand j’œuvre « en situation » je me découvre des doigts d’horloger. Ayant franchi (avec une rare témérité) l’échelle d’incendie unissant (et séparant par la même occase) les deux balcons, je me retrouve accroupi devant la baie vitrée du loft de la voisine. Les intempéries ont malmené le cadre de bois, bien que Mary l’ait payé le prix du teck, et ma petite mèche le perce (Julien) sans problème. Lorsque le trou est fait, j’en élargis le diamètre à l’aide de mon inséparable couteau de la vaillante armée suisse. Puis (suis bien le travail du grand) je perfore l’extrémité de la capsule grâce au poinçon figurant dans le corps du même couteau précieux.

Cette opération ne m’a pas demandé quatre minutes, te dire ma virtuosité !


Jessica berce le bébé avec une réelle tendresse. C’est déconcertant de les voir si garces et si maternelles, toutes !

Je retourne au lit après un passage à la salle de bains d’Alexander Pratt pour essuyer les traces de rouille dont je suis marqué.

J’attends le retour de la gosse. Rien ne presse.

D’après Mathias, le gaz comprimé soporifique que je viens de larguer chez la voisine a une puissance d’action de quatre à cinq heures et il est capable d’endormir tous les fidèles de la cathédrale de Chartres pendant la grand-messe de Pâques ; le loft de Mary Princeval a beau être grand, tu penses…

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