7 LE SOULIER DE SAPIN[18]

Elle est partie tard dans la nuit. Je voulais la conserver avec moi, seulement elle tenait à rentrer, because la gamelle de son vieux papa.

Mais avant sa décarrade, on a fait trembler les montants de mon plumard, je te prie !

Il y a eu ce temps de récupération béni dont je t’ai fait un bref résumé dans l’excellent chapitre précédent. Qu’après quoi, j’ai renouvelé mes caresses expertes qui l’ont débusquée de sa léthargie, espère !

Cette fois, ce que je lui sers, c’est pas du réchauffé, c’est du Reichshoffen ! La Charge ! interprétée par la musique de la Garde républicaine sous la conduite du chef Radezobbinche. Passion, grandes orgues, amours ! Délices garanties.

Elle marchait en forme de diabolo en partant. Pour toi, ça ne veut rien dire, mais je me comprends sans sous-titres. Elle voulait savoir si j’allais demeurer longtemps à « L’Os-en-gelée. » Plein les baguettes, et elle préparait déjà en pensée sa tringlette du lendemain ! Je lui ai répondu qu’on ne partirait que par l’avion de l’après-midi et que je lui ferais volontiers voir les anges avant de m’en aller.

In petto, je me proposais de lui interpréter le minon-minette double gamahuche, la sangsue vorace, l’omnibus renversé, le portrait de Mao, le tire-bouchon moldave, la rose des ventres, le concert sur le grand Canal, le levier d’Hercule, l’hôtel du Pou Nerveux et la Corolle d’Aubépine, convaincu que ces pratiques lui laisseraient un souvenir perdurable et affirmeraient dans son esprit te prestige français préoccupation toujours présente en moi.


Donc, elle s’en est allée, la vaillante, et ma pomme qui escomptait tirer un bilan de nos pérégrinations californiennes, ma pomme, ce zéro au fou rire si con, de s’endormir plouk ! pof ! comme un bestiau délardé de sa semence.

Le rêve qui vient me visiter, ainsi qu’il est dit dans les grands textes, mêle Robin Bolanski à Norma Cain, M. et Mme Minsky, les anciens voisins de Garden à Alfred Constaman, maman à la grosse infirmière de Miss Cain, Mathias épouse, ta soubrette noire, et Nancy tape un rassis à Béru. Bref, c’est la fresque onirique à grand spectacle, mi-plaisante, mi-angoissante. Pour ma part, je joue un rôle de fève des rois. Me sens réduit à la dimension d’un haricot sec et suis perdu dans un gros poudinge que le père Hogland taillade à coups de poignard. Une gigantesque lame passe et repasse autour de moi. Je reste immobile, blotti entre une amande et un morceau de prune confite, n’en menant pas large.

La grésillerie du téléphone vient me chercher au sein de mes étranges démêlés. Je retrouve ma chambre luxueuse dont un soleil matinal force les stores.

J’ai la faculté, consécutive à ma redoutable profession, je présume, de m’éveiller instantanément. Pas de no man’s land comateux, de bâilleries à n’en plus finir, de brouillard difficile à dissiper. L’homme est présent à la seconde. Je décroche le turlu.

Un réceptionniste m’informe que le chef inspecteur Esbarraco souhaiterait me parler d’urgence.

Passablement surpris, j’interroge ma Pasha du regard. Elle m’annonce 8 heures 14. Je prie le préposé d’accompagner le chef inspecteur jusqu’à ma chambre. N’ensuite de quoi, je remonte les stores, ouvre la fenêtre en grand, m’introduis dans ma robe de chambre et mes mules de cuir, et reçois deux messieurs pas plus antipathiques que n’importe quels autres flics yankee (mais pas moins). Esbarraco est d’origine mexicaine car ses sourcils rejoignent sa moustache et il a le teint d’un gazier en train de mal se remettre d’une hépatite virale. Le mec qui l’escorte est blondinet au regard de porccelaine (lui, ses origines seraient plutôt bataves).

Je prie cet aimable tandem d’entrer, lui montre le coin salon et m’y installe de concert.

— Qu’est-ce qui me vaut l’honneur de votre visite ? questionné-je.

Cette tournure de phrase européenne les fait chier. Esbarraco renifle de mépris.

Il dit :

— Vous êtes français, ainsi que les deux hommes qui vous accompagnent. A la rubrique, vous avez mis « fonctionnaires », exact ?

— Naturellement.

— Fonctionnaires, reprend-il, dans quelle branche ?

— Police.

Il sourcille.

— Comment ça ?

Je vais cueillir mon porte-cartes à l’intérieur de mon veston afin de lui apporter la preuve de mes dires.

Il la prend, la contemple avec un intérêt manifeste et s’en tapote les ongles avant de me la rendre.

— Hier, vous avez loué une limousine à la compagnie Californian Cars ?

— Exact.

— L’auto était pilotée par une Noire du nom de Nancy Pearl.

— Et alors ?

— Après ses prestations, elle est venue dans cette chambre et y est demeurée un sacré moment, paraît-il ?

— C’est un délit ?

— Ça, non. Ce qui en est un c’est qu’elle ait été assassinée tout de suite après vous avoir quitté.

Je bondis :

— Qu’est-ce que vous dites !

— Elle a quitté l’aire de stationnement devant l’hôtel et a gagné la sortie, mais elle ne l’a pas empruntée et a stoppé la limousine sous le couvert des arbres du parc. Là, on l’a d’abord bâillonnée avec des bandes d’albuplast. Puis on l’a molestée. Elle porte des traces de brûlures sur les seins causées par un cigare. On lui a également entaillé les joues au moyen d’une lame effilée. Ces sales manœuvres, je suppose, afin de la conditionner. Après quoi on a arraché incomplètement l’albuplast pour qu’elle puisse parler. Lorsque le, ou les tortionnaires ont appris ce qu’ils voulaient savoir, ils lui ont tranché la gorge. Une belle cochonnerie ! Elle s’est vidée pendant la nuit et un jardinier a trouvé son corps à cinq heures et demie ce matin.

— Mais c’est épouvantable ! m’exclamé-je, conscient d’émettre là un lieu commun tout venant, du genre de ceux qui me font hausser les épaules quand un suce pet me les sert.

— Oui, épouvantable, admet Esbarraco. Les premières constatations du médecin indiquent qu’elle a subi une agression sexuelle avant de mourir.

Il me darde de ses yeux noirs, pas généreux.

— Qu’appelez-vous une agression ? fais-je, mal à l’aise.

— Elle a eu des rapports récents et ne portait pas de culotte ; sans doute que son assassin, un vicieux, la lui a dérobée et l’a emportée.

Pendant qu’il dit cela, son coéquipier se penche à son oreille et chuchote. Esbarraco se soulève alors de son siège pour regarder un endroit précis de la chambre qui est le lit. Mes yeux font un brin de conduite aux siens. Ce qui me permet de découvrir l’objet de leur attention : le coquin slip noir de Nancy, bordé d’un liseré rose chargé d’en souligner la salacité.

Pour lors, mon guignol exécute un quadruple axel. Je sens un froid polaire envahir mes extrémités.

En moi, une voix qui a les inflexions de celle de m’man me dit :

« Ne te laisse pas démonter, Antoine ! Tu n’as rien à te reprocher. Alors, fonce ! »

Et je fonce :

— Je crains, monsieur Esbarraco, que votre légiste ait tiré des conclusions hâtives en prétendant que Nancy Pearl a subi des violences sexuelles. Il se trouve tout bonnement que nous avons fait l’amour ensemble avant son départ et que, dans son émotion sans doute, elle a oublié son slip ici.

— Vous vous tapez des Noires ? demande sèchement le chef inspecteur.

— Quand j’en ai l’occasion, avec plaisir. Je pense que, pour un expert, ce lit où j’ai dormi « ensuite » porte encore les traces de nos ébats. La malheureuse n’a donc pas été violentée dans sa voiture, mais aimée dans cet appartement ; la nuance est capitale.

Le policier ricain se lève pour arpenter la chambre. Puis il va ouvrir la porte-fenêtre donnant sur une terrasse.

— Venez voir quelque chose ! m’enjoint-il.

Lorsque je l’ai rejoint, il me montre une masse noire entre des haies de lauriers en fleur.

— Vous savez ce que c’est que ça ?

— Une voiture, non ?

— Exact, c’est une voiture : la limousine de la fille. Vous n’auriez eu que dix grands pas à faire en passant par la terrasse pour gagner la sortie, faire signe à la Noire de stopper et lui demander de se garer un instant à l’abri des arbres.

Je bondis :

— Non mais vous m’insultez, inspecteur ! Vous avez vu qui je suis ? Je dirige la Police judiciaire de Paris, je ne suis pas un meurtrier sadique !

— Vous faites l’amour avec des Noires ! s’obstine ce con.

— Et alors ? Chez vous aussi, les Blancs se font des femmes de couleur, non ? Je lis périodiquement des comptes rendus à propos d’hommes politiques qui ont des liaisons avec des Noires !

— En effet, convient cet enfoiré. Et savez-vous pourquoi on publie ces comptes rendus ? Parce que ce genre de chose fait scandale !

Là-dessus ma porte s’écarte et le museau mordoré de Mathias survient. Te dirais-je que son arrivée me fait le plus grand bien ?

Rapidos, je lui résume ma fâcheuse situation : j’ai baisé Ninette, peu après elle a été trucidée dans son carrosse et les soupçons se portent sur moi ! Un comble !

Il méduse, ce rat d’eau ! Joint son indignation à la mienne. Il proclame, dans son anglais de faculté, que je suis le plus grand policier de France ! Le plus célèbre ! Le plus honoré depuis Balzac ! Tout ça !

Mais autant pisser dans le violon du grand Yehudi Menuhin ! Je serais le président de la République française, une et indivisible (m’a-t-on enseigné en classe), qu’il montrerait la même intransigeance, le Mexicano dévoyé. Il trouve mon rôle ambigu, mon personnage contigu, mon comportement aigu.

— Je vais vous prier de vous habiller et de nous suivre afin que nous examinions cette affaire de plus près, décrète-t-il. Et j’aimerais bien que les deux hommes qui voyagent avec vous nous accompagnent également.

Je comprends qu’il n’y a pas à tortiller du prose pour déféquer droit.

Je hausse les épaules.

— O.K. ! fais-je. Va réveiller Béru, Xavier !

Exit le Rouquemoute.

— Vous permettez au moins que je prenne ma douche ? demandé-je.

Esbarraco hésite.

— D'accord, mais faite vite !

Je gagne la salle de bains. Mes ratiches en priorité, puis le jet tiède et impétueux. J’enrage de ce contretemps. Va falloir attendre des résultats d’expertise et tout le circus, bordel !

Quand j’interromps la giclette, je perçois des bruits en provenance de ma chambre. Je suis prêt à te parier mon droit d’aînesse de fils unique contre un kilo de lentilles qu’ils profitent de mes ablutions pour fouiller la piaule, ces salauds ! La pré-perquise en douceur : examen du lit, exploration de ma valoche, plongée de rapaces sur mon passeport et nos biftons d’avion. Non seulement il va falloir que je me disculpe, mais je vais devoir, en outre leur bonnir nos allées et venues d’hier et leur motivation.

Je passe le peignoir de bath au chiffre de l’hôtel et réapparais, luisant comme un paf de marié.

J’éprouve une légère surprise en découvrant les deux draupers yankee, verre de bourbon en main en compagnie de Mathias. Te dire que le Rouillé est rayonnant serait un pléonasme de bas étage. Il me fait songer à ces globes terrestres en verre éclairés de l’intérieur.

— Tu trinques avec nous ? me demande-t-il.

Mais volontiers.

A ma venue, les flics ricains se sont levés et me matent d’un oeil curieux.

— Voici monsieur San-Antonio, le directeur de la Police judiciaire, déclare Mathias.[19] Le chef inspecteur Esbarraco et le détective Van Kontrer.

Je pige tout : le mâtin (des magiciens) vient de se les faire au sirop d’oubli. J’espère que ni l’un ni l’autre n’est cardiaque. Comment s’y est-il pris ? Mystère. Il est diabolique, mon pote !

Nous trinquons (comme la lune). Bavardage à propos de la pluie et du Bottin[20]. Puis ces messieurs prennent congé.

— Raconte ! exigé-je dès que la porte est refermée sur leurs chers talons anguilles.

— Tu t’en doutes ?

— Évidemment, mais comment as-tu pu les piquer tous les deux sans qu’ils réagissent ?

Il tire de sa vague une minuscule seringue à l’aiguille arachnéenne.

— J’espère qu’aucun des deux n’a le Sida, sinon l’autre risque de l’attraper : c’est la même aiguille qui a servi à les piquer. Ça a été facile. Ils fouillaient ta valise, j’ai frappé l’omoplate du premier, comme pour l’appeler ; il n’a rien senti. Ensuite j’ai trébuché et me suis retenu à l’autre qui n’a pas réagi non plus. Je finis par acquérir une certaine virtuosité.

Je le complimente d’un sourire admiratif.

— Seulement sommes-nous sortis de l’auberge pour autant ?

— Tu as dit la phrase clé, monsieur le directeur : il faut que nous sortions de l’auberge. Pour l’instant ils sont sans mémoire et ne se rappelleront plus être venus ici, mais les nécessités de leur enquête les inciteront à nous rendre visite, ou si ce n’est pas eux, ce seront leurs collègues.

— Tu préconises qu’on les mette ?

— Le plus rapidement possible.

— Il faut réveiller le Gros.

— Impossible. J’ai essayé, il est en plein coma éthylique. Les cocktails du vieux, hier, lui sont fatals. Je lui ai administré un tonicardiaque, par mesure de prudence, mais il lui faudra bien un jour ou deux pour se remettre.

— Et tu voudrais qu’on se casse ! Mais lui, alors ?

— Il servira de caution, le cas échéant. Comme nous l’avons rentré raide comme barre, à la vue de tous, il ne saurait être inquiété pour le meurtre de la petite Noire.

— Tu es certain qu’il ne risque pas d’en crever ?

— Il est bâti à chaux et à sable, notre gros lard. En partant nous préviendrons la réception qu’il n’est pas bien et doit garder le lit ; nous devrions conserver nos chambres pour que ça ne fasse pas débandade.

— Tu sais où nous allons ? lui demandé-je ironiquement.

Il cligne de son œil de renard[21].

— Ne sommes-nous pas venus aux States POUR ÇA, Antoine ?

— Mais oui, Mathias. C’est fou, c’est presque inconcevable, mais nous sommes en Californie POUR ÇA !

Je mets une chemise et un slip propres dans mon attaché-case ainsi que ma brosse à dents et nous partons en emportant discrètement la jolie petite culotte de Nancy.

Depuis le taxi qui nous conduit à l’aéroport, je la jette en loucedé sur Santa Monica Boulevard.

Elle avait un exquis frifri, la môme ! C’est bien, dans le fond, qu’elle ait pris son pied avant qu’on ne la glisse dans son soulier de sapin.

N’empêche que son assassinat me confond. Il est clair qu’il ne s’agit pas d’un meurtre sexuel et que c’est « à cause de nous » que la pauvrette est passée de vie à trépas. Quelqu’un s’intéresse à nos agissements et lui a fait raconter nos différentes démarches à « L’Os-en-gelée. » Ensuite il l’a bousillée pour l’empêcher de parler, ce qui est radical.

Questions, en passant :

Qui a eu vent de notre arrivée ? En quoi est-elle susceptible de gêner, voire d’inquiéter ?

C’est un métier de chien que le nôtre !

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