Le portier galonné de l’Edificio Biarritz, un superbe building à la façade de marbre noir avec un somptueux hall d’entrée de marbre rosé, à cinq cent mètres du Caesar Park, en bordure de la Praia de Ipanema, sursauta en voyant quatre hommes pénétrer dans l’immeuble. Instantanément, il sortit son riot-gun de sous son comptoir et le braqua sur les arrivants.
— Policia Fédérale ! hurla Prudente Freitas pour couvrir la samba vomie par le combiné Samsung posé sur le bureau du portier.
A cette heure tardive, à Rio, quand un visiteur inconnu se présentait dans ce genre d’immeuble, on tuait d’abord et on lui demandait ensuite ce qu’il désirait… Brandissant son macaron, le policier avança seul vers le gardien méfiant, qui consentit enfin à baisser son arme. Freitas demanda ensuite la liste des occupants et la parcourut des yeux. Pas de MBA Engineering… Commença alors un difficile dialogue entre le portier, considérablement imbibé à la batida, et le policier. Malko vint à la rescousse et entreprit de décrire l’homme qu’il avait vu en compagnie de Zakra. Une lueur de compréhension passa enfin dans le regard du portier.
— Ah, sta bom ! 0 senhor Kambiz[25]. Je vais le prévenir…
Il n’avait pas fini sa phrase qu’il se retrouvait le bras tordu dans le dos, le Smith et Wesson de Milton Brabeck flirtant avec ses narines.
Afin d’éviter toute nouvelle tentative, Chris Jones arracha le fil du standard et jeta le téléphone à terre.
Devant des arguments aussi convaincants, le portier n’insista pas.
— Quel étage ? demanda le policier.
— 17 et 18, mais il ne vous ouvrira pas et il a une porte blindée. En plus, il y a un code pour l’ascenseur.
— Lequel ? demanda aimablement Prudente Freitas.
Après un regard à Chris et Milton, le portier lâcha prudemment :
— 1996.
— Fous-moi la paix, gronda Zakra, à moitié endormie et furieuse. Tu m’as presque tuée et maintenant tu veux me baiser.
Ishan Kambiz, nu comme un ver, avec une érection toute neuve, s’agitait sur elle, mais la Kirghize faisait la morte. L’Iranien lui pinça un sein et elle poussa un cri, lui décochant un coup de pied qui rata d’un millimètre sa glorieuse érection. La capirinha la rendait mauvaise. Elle se leva et se dirigea vers son caleçon lacé, commençant à l’enfiler. Kambiz, cassé en deux de douleur, frustré, devint brutalement ivre de rage. Empoignant son talkie-walkie, il hurla dedans :
— Hashemi, viens !
Comme Zakra achevait de resserrer les lanières de son caleçon, sa poitrine nue pointant moqueusement vers lui, il lui jeta :
— Tu vas crever, chienne !
Comme il avait parlé farsi, elle ne comprit pas, mais la vue d’Hashemi qui venait d’entrer, un long poignard à la main, un sale sourire sur ses traits cruels, lui fit prendre conscience de la situation. Affolée, elle regarda autour d’elle, puis se précipita vers la rambarde entourant le penthouse. Pas d’escalier de secours. L’avenue Vieira Souto dix-huit étages plus bas. Elle se retourna, Hashemi était derrière elle. Il allongea le bras et la pointe s’enfonça dans sa hanche gauche. Zakra poussa un hurlement. L’Iranien n’insista pas, la laissant se sauver un peu plus loin. Il s’était amusé un jour au Liban avec un prisonnier israélien, le saignant à mort peu à peu. Ishan Kambiz contemplait la scène, gourmand. Il voulait que cette salope vienne le supplier de jouir dans sa bouche avant de crever. — Prends ton temps avec cette chienne, conseilla-t-il paternellement. Le sol de marbre rosé coupé de losanges noirs, autre création de Claude Dalle, serait facile à nettoyer. Hashemi avançait en se dandinant, face à Zakra acculée à la rambarde. La jeune Kirghize ne disait rien. Élevée dans la férocité, elle savait que dans ce genre de situation, il ne servait à rien de supplier. Le tout était de choisir sa mort. Le poignard ou le saut dans le vide. La seconde solution était probablement la meilleure.
Milton Brabeck colla un cornet de carton contre la massive porte d’acajou du dix-septième étage et écouta longuement. Pas un bruit : elle était épaisse et blindée. Il y avait bien une sonnette, mais… Malko regarda le battant. Il ne pouvait plus attendre.
— Vous pouvez l’ouvrir ? demanda-t-il.
Chris Jones vint à son tour examiner la porte.
— Sans problème, affirma-t-il.
Il s’accroupit, posant à ses pieds la mallette métallique qu’il avait récupéré dans la voiture. Il en sortit ce qui ressemblait à une boule de mastic de la taille d’une mandarine. Il la sépara en deux, et en appliqua une moitié à la jointure des deux battants, à hauteur de la serrure principale. Le temps d’enfoncer dans le Semtex un petit crayon allumeur et il se retourna.
— Planquez-vous dans l’escalier de service. Milton Brabeck, Prudente Freitas et Malko obéirent. Chris Jones les rejoignit après avoir activé l’allumeur. Dix secondes, une explosion sourde. Ils bondirent tous les quatre sur le palier envahi par une fumée acre. L’armature blindée de la porte toute tordue tenait encore, mais les panneaux s’étaient volatilisés. D’un puissant coup d’épaule, Chris Jones fit sauter la structure restante et pénétra à l’intérieur, son Beretta 92 au poing.
Découvrant une luxueuse entrée aux mur de laque rouge, légèrement abîmée par l’explosion. L’appartement semblait immense et on n’entendait aucun bruit. Malko se souvint que le concierge leur avait dit que c’était un duplex.
— En haut, ordonna-t-il en se lançant dans l’escalier latéral aux marches de perpex.
Zakra ressemblait à saint Sébastien. Son torse et ses cuisses dégoulinaient de sang. Pas des blessures sérieuses, mais des « piqûres » qui l’affaiblissaient et la faisaient beaucoup souffrir. Installé dans le grand canapé où il l’avait sodomisée, Ishan Kambiz assistait à son agonie.
Hashemi le Hezbollah s’en donnait à cœur joie, revenu au bon temps de la prison d’Evin. Il haïssait ces femmes impudiques qui troublaient le cœur de l’homme et l’empêchaient de penser à Dieu. Certes, Ishan se conduisait souvent comme un mauvais musulman, mais son dévouement à la cause intégriste lui faisait pardonner bien des choses.
L’Iranien s’approcha de Zakra tassée contre la rambarde, se pourléchant d’avance. Il avait décidé de s’attaquer à ses seins.
La jeune Kirghize intercepta son regard et se dit que si elle attendait encore, elle n’aurait plus l’énergie de se hisser par-dessus la rambarde. Réunissant ses dernières forces, elle se souleva sur ses bras, cherchant à basculer de l’autre côté.
— Arrête-la ! hurla aussitôt Ishan Kambiz. Même à Rio, une femme qui s’écrase sur le trottoir, cela attire l’attention de la police… Au moment même où l’Iranien se précipitait, une sourde explosion secoua l’appartement, faisant trembler les murs et vibrer les fenêtres. De justesse. Hashemi parvint à saisir la cheville de la jeune Kirghize et à la tirer à l’intérieur.
Ishan Kambiz s’était levé, fou d’angoisse. Said et Mohsein se trouvaient dans l’appartement. Si quelque chose survenait, ils interviendraient. De toute façon, la porte était blindée, défendue par un système de sécurité sophistiqué.
— Finis-la, ordonna-t-il, nerveux. Brusquement, il n’avait plus envie de jouer. Hashemi saisit Zakra par ses cheveux roux qu’il torsada rapidement autour de son poing gauche, de façon à exposer sa gorge. Une vieille technique des commandos syriens où il avait été formé. Celle qu’on réservait aux prisonniers. Au moment où il allait enfoncer la lame de son poignard dans le cou fragile, un bruit sec tout proche le fit sursauter. Cette fois, il n’y avait aucun doute : il s’agissait de la détonation d’une arme à feu.
Une tête crépue au teint mat se pencha par-dessus la balustrade de l’escalier. Chris Jones entrevit un pistolet-mitrailleur tenu à bout de bras et l’entraînement fit le reste. Avant même d’avoir pu pointer son arme, l’homme reçut un projectile de 9 mm en plein front, qui lui fit littéralement exploser la tête. Rejeté en arrière, il pivota et s’étala sur le dos, foudroyé. Chris Jones avait déjà atteint l’étage supérieur. Juste au moment où un second homme surgissait de la cuisine. Là aussi l’effet de surprise joua à plein. Chris et Milton tirèrent en même temps, pour plus de sûreté et sans s’être concertés. Dans un ultime mouvement de réflexe, le Hezbollah eut le temps d’appuyer sur la détente de son MP5. La rafale partit dans le plafond et les murs, détruisant plusieurs œuvres d’art.
Sans s’occuper de lui, les trois hommes foncèrent vers une grande double porte.
Cette fois, c’est Milton Brabeck qui passa carrément à travers. Le fracas des battants s’écrasant sur le mur fît l’effet d’un coup de tonnerre. Malko photographia la scène. Ishan Kambiz, debout, vêtu d’un maillot de bain et, plus loin, dans un coin, un homme penché sur Zakra, un poignard à la main.
Kambiz cria quelque chose au second qui appuya la pointe de son poignard sur la gorge et cria en mauvais anglais :
— Arrêtez ou je la tue !
C’est là que l’entraînement de Chris et Milton fit merveille. A Fort-Braggs, ils avaient été formés à affronter ce genre de situation. On leur avait appris que la rapidité et la précision étaient la clef du succès. Il ne fallait pas avoir peur pour l’otage mais se concentrer sur l’assassin. Sinon, on perdait tous ses moyens et on donnait à l’adversaire le temps de se ressaisir.
Dans un mouvement coulé et doux, Milton Brabeck leva son Smith et Wesson quatre pouces, une arme légèrement plus précise qu’un pistolet et qu’il contrôlait admirablement. La détonation assourdissante fit vibrer les glaces et le projectile de 357 Magnum toucha Hashemi au-dessus de la bouche. Sa mâchoire supérieure explosa et le projectile, par la simple puissance de son énergie cinétique, provoqua une dislocation de la boîte crânienne. Lorsqu’il dévasta le cerveau, le crâne était déjà en train de s’ouvrir comme une noix de coco pourrie. Zakra, arrosée de débris d’os et de matière cervicale, roula par terre avec un cri d’horreur. Le Hezbollah n’avait pas eu le temps d’enfoncer son poignard de plus de deux ou trois millimètres.
Ishan Kambiz, tétanisé, blanc comme un linge, fixait les nouveaux arrivants. Il avait l’impression que son cœur était devenu de la taille d’une mandarine. Ces deux monstres lui causaient une terreur physique totale. Il pensa à son attaché-case, ouvert, dans sa chambre.
Si seulement il arrivait à le fermer et à en enclencher le mécanisme d’autodestruction en cas de forcement des serrures ! C’était le plus important, vital même. Il connaissait les gens des services. Sauf s’il y avait un ordre formel de l’abattre, il pouvait s’en sortir. Avec les gens de son espèce, on essayait toujours de négocier.
Zakra se dégagea du cadavre d’Hashemi qui avait roulé sur elle et se redressa, les yeux fous. Ce qui se passait confirmait sa conviction intime depuis qu’elle avait découvert le pistolet de son « fiancé », que lui aussi était dans le « business ». Il lui restait à régler ses comptes. Elle se pencha vers Hashemi et ramassa le poignard avec lequel il avait voulu l’égorger, lui donnant un coup de pied au passage. Comble de l’ironie, les écoles de samba continuaient à défiler sur l’écran de la grande télé Akai, à grands coups de tam-tam.
— Attention !
Malko avait vu Zakra foncer sans un mot sur Ishan Kambiz. Chris Jones était le plus près. D’un coup d’épaule, fidèle à son habitude, il la déséquilibra et elle chuta dans la piscine. Profitant du désordre, Ishan Kambiz fila comme un lièvre vers sa chambre.
Malko bondit à sa suite. Les deux hommes arrivèrent pratiquement ensemble. Malko aperçut l’attaché-case ouvert sur le lit, une belle bête fauve de chez Asprey. L’Iranien plongeait déjà dessus. Malko comprit immédiatement qu’il n’allait pas y prendre une arme mais simplement le refermer, déclenchant très probablement un mécanisme d’autodestruction. Kambiz attrapa le couvercle et le rabattit violemment, afin d’enclencher les serrures. Il manquait à Malko une fraction de seconde pour l’en empêcher. Alors il fit la seule chose possible.
Lançant son bras en avant, il mit la main à l’intérieur de la mallette pour qu’elle ne puisse pas se refermer.
La douleur lui remonta d’un coup jusqu’à l’épaule, mais l’attaché-case demeura ouvert. De toutes ses forces, Ishan Kambiz essayait d’ôter la main de Malko. Mais Chris Jones était déjà dans son dos. Il souleva l’Iranien et le jeta comme un paquet de linge sale dans un coin de la chambre. Comme l’autre cherchait à se relever, sans un mot, il braqua sur lui son Beretta 92, bras tendu et chien relevé.
Ishan Kambiz comprit le message et demeura tassé dans son coin comme une bête apeurée.
Malko put enfin dégager sa main endolorie. Par précaution, il fit basculer sur le lit tout le contenu de l’attaché-case. Cinq minutes ne s’étaient pas écoulées depuis l’explosion de la porte… Zakra surgit à nouveau, trempée, le regard halluciné, son poignard à la main. Il fallut que Milton Brabeck la ceinture pour l’empêcher d’étriper l’Iranien. Elle ne semblait même plus s’apercevoir du sang qui coulait de ses blessures. Malko s’approcha d’elle.
— Zakra, va te reposer et t’allonger. Milton va s’occuper de toi.
— Je veux ce salaud, dit-elle d’une voix blanche.
— Impossible, répliqua Malko. Fais ce que je te dis. Milton Brabeck parvint à l’entraîner et cette fois, brisée, elle se laissa faire sans résistance. Il devait bien y avoir une pharmacie dans cet immense appartement…
Malko se tourna vers l’homme accroupi dans un coin.
— Vous êtes Ishan Kambiz.
L’Iranien ne répondit pas. Pour éviter les pertes de temps, Malko alla regarder les documents contenus dans l’attaché-case. Il y avait trois passeports à des noms différents, dont un brésilien. L’Iranien était au nom de Ishan Kambiz. Malko le brandit dans la direction du prisonnier.
— Je crois que vous devriez collaborer. Ishan Kambiz se réveilla d’un coup.
— Je suis également citoyen brésilien, dit-il d’une voix aigre. J’ai de nombreux et puissants amis dans ce pays et je vais les faire intervenir. Vous vous êtes introduits chez moi par effraction, vous avez assassiné mon secrétaire et probablement deux de mes collaborateurs et vous me retenez contre mon gré. Ce sont des crimes prévus par la loi fédérale brésilienne.
Prudente Freitas, demeuré en retrait tout le temps de l’assaut, écouta cette diatribe. Ishan Kambiz se tourna vers lui.
— Qui êtes-vous ? demanda-t-il en portugais. Le policier demeura muet. L’affaire devenait trop sensible pour prendre position. Malko vola à son secours.
— C’est notre interprète, dit-il. Soulagé, le policier demeura coi. Il s’écarta simplement, laissant Ishan Kambiz à la garde de Chris. Malko l’entraîna dans la pièce voisine.
— Je vais appeler Washington qui se mettra en rapport avec votre hiérarchie, dit-il. Il s’agit d’une affaire d’État, qui met en jeu des éléments hyper-secrets. Vous aurez des instructions. Pour le moment, veillez à ce que tout se passe bien. Nous ne voulons pas de mal à Ishan Kambiz. Simplement obtenir de lui quelques éclaircissements.
Le policier brésilien hocha la tête et alla s’installer dans un coin de la pièce. Malko glissa à Chris Jones :
— Surveillez-le. Qu’il ne téléphone pas, qu’il ne parte pas. S’il le faut, vous l’assommez.
Malko balaya des yeux le décor raffiné imaginé par Claude Dalle : les murs blancs, un secrétaire en palissandre de Makassar, une commode ancienne et le superbe lit à baldaquin.
Il revint vers la chambre. Ishan Kambiz n’avait pas bougé. Malko prit dans le fouillis étalé sur le lit le collier de Zakra et le brandit devant l’Iranien.
— Mr. Kambiz, si vous ne voulez pas que cette visite se termine extrêmement mal pour vous, vous allez tout me dire sur cette affaire de plutonium. Comme j’en sais déjà pas mal, vous avez intérêt à ne pas mentir.
L’Iranien demeura coi. Son cerveau travaillait à la vitesse de la lumière, essayant de déterminer ce que son adversaire connaissait. Le collier, c’était un très mauvais point. Mais après tout, c’était seulement du business. Il n’avait tué personne, sauf à Budapest. Et la CIA n’allait pas faire un plat de trois voyous russes. Il y avait un élément à sauvegarder envers et contre tout. Le nom de son vendeur. Seulement, la Kirghize le connaissait…
— Je ne sais pas de quoi vous parlez, prétendit-il.
— Je vais étudier d’abord vos documents et ensuite nous bavarderons, répliqua Malko.
Il prit le contenu de l’attaché-case et l’emmena dans un bureau voisin. Là-dedans, se trouvaient les secrets du trafic de plutonium 239.