Alan Spencer, chef de station de la CIA à Budapest, prit sur son bureau une boîte ronde où reposait sur un lit de coton une boule enveloppée de papier d’aluminium de la taille d’une toute petite bille. Il défit le papier, révélant une sphère de métal gris, couleur de plomb, qu’il tendit à Malko.
— Ceci est du plutonium, annonça-t-il gravement. Pour être précis, du plutonium 239 à usage militaire. Il y en a 0,14 once environ, soit 4 grammes. Vous pouvez le toucher, cela ne présente aucun risque.
Malko recueillit la boule de plutonium 239 au creux de sa main et s’approcha de la fenêtre donnant sur la place Szabadsag pour mieux l’examiner. C’était fascinant de penser que ces quelques grammes de métal inerte pouvaient déchaîner l’enfer. Il réalisa soudain qu’une douce chaleur se dégageait de la boule de plutonium 239, et leva les yeux sur Alan Spencer.
— C’est chaud. C’est normal ?
— Tout à fait, affirma le chef de station de la CIA. Avec ses grosses lunettes d’écaille, ses cheveux rejetés en arrière et son visage sans traits marquants, plutôt avenant, il ressemblait à un professeur. Malko essaya de rayer le plutonium avec son ongle, sans y parvenir. C’était beaucoup plus dur que le plomb, et peut-être un peu plus dense.
— Thermonucléaire, corrigea doctement l’Américain. Pour le modèle « Hiroshima », l’uranium 238 enrichi suffit. Mais attention ! Il y a trois variétés distinctes de plutonium. Le plutonium 238 à usage civil, le 239 qui sert à la fabrication des armes nucléaires et le plutonium 240 qui ne sert à rien, parce que trop instable.
— C’est-à-dire ?
— Dans le plutonium 240, il y a des neutrons en liberté qui peuvent provoquer une fission spontanée…
Un ange passa et s’enfuit, poursuivi par un champignon atomique. Autrement dit, le plutonium 240 pouvait exploser n’importe quand…
— Pour obtenir le plutonium militaire, on le comprime et on le chauffe, continua l’Américain. Afin d’éliminer presque totalement le plutonium 240. Par séparation isotopique ou par centrifugation.
Malko remmaillota la bille de plutonium et la tendit à Alan Spencer.
— Pourquoi ce papier d’aluminium ?
— Pour arrêter les rayons alpha. Il émet aussi un rayonnement gamma, mais sans danger. Bref, c’était le métal idéal.
— Si vous m’offriez un café avant d’aller plus loin ? demanda Malko.
Il venait tout juste d’arriver de Vienne par la route, au volant d’une voiture de location, bravant une tardive tempête de neige et les innombrables camions qui encombraient les trois cent cinquante kilomètres de route à deux voies.
Cela lui avait fait une drôle d’impression, au poste frontière de Hegyeshalom, d’entrer aussi facilement dans un pays jadis hermétique pour lui. Dès son arrivée en ville, il avait mesuré le changement. Les poussives Trabant avaient presque disparu, remplacées par des Opel, des BMW, des Volkswagen. Les dernières Trabant se vendaient à prix d’or, comme souvenir…
Des embouteillages effroyables engluaient les cinq ponts principaux sur le Danube, séparant Buda, à l’ouest, avec ses collines, de la plate Pest, à l’est. Mais pas le moindre coup de klaxon, vestige de la discipline communiste. Seuls, les longs trams jaunes bondés glissaient harmonieusement au milieu de la circulation chaotique. Le « socialisme goulash » s’effaçait peu à peu, ne laissant derrière lui qu’immeubles noirâtres sans entretien depuis un demi-siècle, HLM lépreuses et boutiques vides. Les Hongrois, pourtant malins comme des singes, avaient du mal à se remettre au travail après cette longue parenthèse.
Malko avait retrouvé avec plaisir le Hilton juché sur un ancien cloître. Seule différence : on recevait CNN et tous les journaux du monde étaient en vente à la réception.
Les États-Unis n’avaient pas eu le temps de rouvrir une ambassade plus conforme à leur statut de superpuissance. Le drapeau américain flottait toujours au premier étage du majestueux immeuble 1900 en pierre blanche qui abritait les bureaux de la modeste chancellerie, place Szabadsag, à deux pas du Parlement, face à l’obélisque de l’Armée rouge.
Malko avait eu toutes les peines du monde à se garer sur la place envahie par le stationnement sauvage.
Il termina son café et adressa un sourire encourageant à son interlocuteur.
— Je suppose que vous n’avez pas trouvé le plutonium 239 dans votre courrier. Quel est le problème qui vous a fait m’arracher à Liezen ?
— Je vais vous expliquer, annonça Alan Spencer. L’Américain reversa généreusement du café infect avant d’allumer une Marlboro. C’était son premier poste à l’étranger et il était encore tout excité à l’idée de rencontrer un chef de mission chevronné de la division « Opérations ». Il avait plutôt l’habitude des ordinateurs.
— Encore un mot sur le plutonium, commença-t-il.
Pour une bombe nucléaire, vous pouvez utiliser soit de l’uranium enrichi, soit du plutonium. La différence c’est qu’avec le plutonium 239, il suffit de huit kilos pour atteindre la masse critique sans laquelle il ne peut y avoir de fission. La production de plutonium est restreinte à cinq pays producteurs d’armes nucléaires : les États-Unis, la France, la Grande-Bretagne, la Chine, et bien entendu, l’Union soviétique.
— Et Israël ? demanda Malko.
L’Américain se racla la gorge. On touchait à un sujet hypersensible. Les milieux du renseignement étaient persuadés que le plutonium 239 utilisé par Israël pour ses projectiles nucléaires avait été détourné clandestinement des stocks américains… Ce que les Israéliens niaient farouchement.
— Israël n’a pas de plutonium, trancha Alan Spencer. Et l’Irak a réussi à en fabriquer seulement quelques grammes, en se donnant un mal fou.
« Pour en revenir à notre problème, il y a quelques semaines, la Company a reçu des informations de sources multiples selon laquelle une filière clandestine était en train de se mettre en place, à partir des centres de production de plutonium militaire en Union soviétique, à destination de l’Iran. L’homme chargé de l’opération — nom de code Darius — serait un certain Ishan Kambiz, un Iranien déjà impliqué dans de nombreuses affaires de terrorisme et dans des transferts de technologie nucléaire au profit de l’Iran.
— Les Russes sont assez fous pour se prêter à ce jeu ? s’étonna Malko.
L’Américain eut un geste résigné.
— Les officiels de la CEI jurent la main sur le cœur que ce sont des mensonges, qu’ils contrôlent les stocks et la production de plutonium 239 au milligramme et que personne ne serait assez irresponsable pour se lancer dans un trafic pareil. Seulement…
Il laissa sa phrase en suspens.
— Seulement quoi ? insista Malko.
— La fabrication de plutonium 239 est répartie entre une douzaine d’unités implantées dans différents secteurs, de la Lituanie à la Sibérie, en passant par l’Ukraine. Les scientifiques chargés de la production sont livrés à eux-mêmes depuis l’éclatement de l’Union soviétique, avec des salaires ne dépassant pas vingt dollars par mois. Or, sur le marché officiel, un kilo de plutonium civil 238 vaut déjà 545 000 dollars… Vous imaginez ce que peut valoir un kilo de plutonium militaire pour un pays comme l’Iran qui dispose d’un budget annuel de deux milliards de dollars pour ses armements…
— Quels sont les moyens de contrôle de la CEI ?
— Avant, c’était la peur. Le type qui se serait amusé à cela aurait été fusillé dans les cinq minutes. Maintenant, qui nous dit que des scientifiques ne se sont pas laissés tenter…
— C’est hautement vraisemblable, admit Malko.
— Que le diable ne vous entende pas ! soupira le chef de station. Je vais vous donner deux chiffres qui m’empêchent de dormir : la Company estime à cent tonnes la quantité de plutonium militaire 239 stocké actuellement sur le territoire de l’ex-Union soviétique. Or, comme je vous le disais, à partir de huit kilos, vous pouvez confectionner un engin qui dévastera tout sur un rayon de trois kilomètres.
Deux fois Hiroshima.
— D’après les experts, l’Iran possède déjà la technologie lui permettant de construire des bombes nucléaires. Avec une bonne quantité de « combustible » ils pourraient avoir en moins d’un an une capacité nucléaire militaire.
Finalement, la guerre froide avait du bon. Les Fous de Dieu étaient infiniment plus dangereux que les raides apparatchiks de feu l’Union soviétique. Avec leur haine de l’Occident et d’Israël, on pouvait s’attendre à n’importe quoi.
— Revenons à votre plutonium, dit Malko. Où l’avez-vous trouvé ?
— Comme toutes les stations de la Company, j’ai reçu la mise en garde concernant cet Ishan Kambiz. Je l’ai transmise à mes homologues hongrois du NBH[8] et j’en ai parlé au rezident du KGB.
— Vraiment ? fit Malko légèrement étonné. Alan Spencer eut un sourire entendu.
— Vous savez bien qu’entre nous c’est la lune de miel maintenant. Surtout sur un sujet comme celui-là. Boris Eltsine a donné pour instructions au KGB de collaborer avec nous pour stopper la prolifération nucléaire. Il tient à renforcer sa crédibilité. Le rezident du KGB, Serguei Oulanov, est un brave type qui vient d’arriver de Moscou. Il boit comme un trou et ne pense qu’à faire du dollar. Mais il n’est pas idiot et possède quelques tuyaux. Il ne faut pas oublier que pas mal de ses collègues se sont fait démobiliser ici pour se lancer dans des trafics de tous genres. Je lui ai donc parlé du plutonium, mais il ne savait rien. J’avais fait un rapport rassurant pour Langley lorsqu’un incident inattendu s’est produit. Avez-vous entendu parler du « Red Mercury » ?
— Jamais, avoua Malko.
— Vous êtes excusable. Il s’agit d’iodure de mercure. Un produit pas très connu qui a différentes applications très techniques. On s’en sert dans la fabrication de détecteurs de rayons X ou comme adjuvant au Propergol solide ou encore pour accélérer le vieillissement de certains papiers. C’est une poudre rougeâtre, assez facile à fabriquer.
— Quel lien avec le plutonium ?
— Vous allez voir ! Il y a quelques mois, on a vu apparaître un peu partout en Europe des membres de la mafia soviétique qui offraient du « Red Mercury » à cent fois sa valeur, prétendant que ce produit était indispensable à la fabrication des bombes thermonucléaires. Tous les intermédiaires travaillant pour les pays arabes se sont rués là-dessus comme des mouches sur du miel. Malko s’étonna :
— Une épidémie de crétinisme ?
— Les services irakiens, syriens, libyens ou pakistanais ne traitent pas directement, expliqua l’Américain. Ils utilisent des « go-between », des intermédiaires, qui, eux, n’y connaissent rien. Ceux-ci se sont jetés sur le « Red Mercury » et l’ont acheté à prix d’or… Ce sont les services polonais qui nous ont expliqué le mécanisme de l’escroquerie à laquelle sont mêlés plusieurs anciens officiers du KGB jadis en poste dans les pays de l’Est. Ils apportent de la crédibilité à l’affaire en fournissant de faux documents en cyrillique… Et font fortune au passage.
— Personne ne se plaint ?
Alan Spencer corrigea froidement.
— Personne ne s’était plaint. Du moins, officiellement. Seulement, il y a quelques jours, on a découvert le cadavre d’un Russe, membre de la mafia ukrainienne installée à Budapest, dans la cour d’une villa d’un quartier résidentiel de Pest. Il avait été assassiné d’une façon très particulière : on l’avait étouffé en lui faisant ingurgiter près d’une livre de « Red Mercury ». Ses deux gardes du corps — des Tchétchènes — avaient été froidement exécutés. Des armes munies de silencieux, puisque personne n’a rien entendu.
— Ça devait arriver, remarqua Malko.
— Certes, admit l’Américain. Mais il y a autre chose. Je ne vous aurais pas fait venir de Vienne pour un simple règlement de compte. Intrigués par la présence du « Red Mercury », les policiers hongrois ont passé le cadavre au compteur Geiger. Ils ont découvert dans une de ses poches une source faiblement radioactive : un échantillon de plutonium 239, celui que je viens de vous montrer. Nous ignorons pourquoi ses assassins l’ont laissé sur lui. Peut-être ignoraient-ils sa présence.
— Comment avez-vous su tout cela ?
— Le colonel Balatomi, de l’ORFV qui s’occupe des mafias russes, savait que j’étais intéressé par tous les problèmes relatifs au plutonium. Il m’a transmis cet échantillon sans faire de procès-verbal… Inutile de vous dire que j’ai alerté instantanément Langley, car c’est la première fois que l’on intercepte du plutonium 239 en provenance de Russie. Alors, je me suis demandé si nous n’étions pas tombés sur l’opération « Darius ». Et, cela justifie votre présence…
« Si l’Iran entrait en possession de plusieurs kilos de plutonium 239, on serait à la merci d’une attaque surprise atomique contre Israël ou d’un acte terroriste nucléaire. Imaginez une bombe explosant dans une grande ville européenne ou américaine.
Malko imaginait très bien.
— Je suppose que les Hongrois sont en train de remonter cette piste ? interrogea-t-il.
L’Américain secoua négativement la tête.
— Les Hongrois sont impuissants sur ce sujet, leurs services sont en pleine réorganisation. En plus, leurs policiers ont été habitués pendant des années à travailler la main dans la main avec le KGB. Or, les officiers en poste à Budapest appuient la mafia soviétique et ce sont souvent eux qui ont les contacts avec les « clients » potentiels, des États avec qui URSS faisait déjà des affaires depuis longtemps. Simplement, ils se sont mis à leur compte.
— Pourquoi Budapest ?
— Nous sommes à trois cents kilomètres de Beregovo, la ville frontière de l’Ukraine. Toute la mafia de Kiev s’est ruée sur le gâteau hongrois : prostitution, armes, drogue, racket. Budapest a toujours été une plaque tournante du terrorisme moyen-oriental. Certes, les nouveaux services collaborent avec nous, mais les Libyens, les Iraniens ou les Irakiens ont gardé des réseaux ici. Et comme leurs anciens « correspondants » se sont fait démobiliser sur place…
Tout en parlant, Alan Spencer jouait distraitement avec la boîte contenant le plutonium 239.
— Les assassins de ce Russe ont été identifiés ? s’enquit Malko.
— Non, avoua l’Américain. J’ai seulement un indice, ignoré de la police hongroise. Grâce à un de nos meilleurs stringers, Tibor Zaïa. Il a débuté dans le journalisme, c’est là qu’il a été recruté. C’est un champion de « full-contact », ce qui lui permet de fréquenter tous les voyous du coin.
Le « full-contact » est à la boxe ce que la bombe atomique est à la fronde. Destiné à réduire un adversaire en pulpe à mains nues.
— Le soir du meurtre, une michetonneuse hongroise a eu une aventure bizarre. Un client du Hilton l’a levée dans le hall de l’hôtel et emmenée dans sa voiture pour une rapide gâterie.
— Banal, remarqua Malko, se souvenant des meutes de putes qui erraient dans tous les hôtels de Budapest du temps des communistes.
— Absolument, reconnut Alan Spencer, un peu pincé. Seulement son client, après sa prestation, l’a jetée hors de sa voiture avenue Andrâssy et elle l’a vu démarrer en direction du parc Varosliget.
— Et alors ?
— Le triple meurtre a eu lieu non loin de là, environ à la même heure.
— Ça ne suffit pas comme recoupement, remarqua Malko.
— Attendez ! La pute a relevé le numéro de la voiture. C’était une plaque autrichienne. J’ai fait faire une enquête à Vienne. La Mercedes avait été louée le matin du meurtre, à l’arrivée d’un des quatre vols quotidiens d’Air France. Par un homme portant un passeport chypriote, au nom de Walid Sarkan. C’est également sous ce nom qu’il est descendu au Hilton pour une nuit. En payant cash.
« Première bizarrerie, continua l’Américain, il n’y avait personne de ce nom sur le vol Air France de Paris. Nous avons vérifié les autres aussi. Maintenant la compagnie a des vols plus nombreux avec des appareils plus petits.
— L’heure de la location peut être une coïncidence…
— D’accord ! Mais le même homme a rendu cette voiture le lendemain au même endroit, à l’aéroport de Vienne. Or, j’ai fait vérifier par la station de Vienne toutes les listes de passagers quittant l’Autriche. Il n’y a aucun Walid Sarkan…
— Évidemment, c’est troublant, reconnut Malko. Il serait donc reparti sous un autre nom ? Vous avez son signalement ?
— Oui, par la pute, les employés du Hilton et le loueur de voiture. Type oriental, petit, rondouillard, chauve, visage avenant, yeux très vifs. Une moustache. Cela correspond exactement au signalement que nous possédons d’Ishan Kambiz.
— Et aussi à quelques milliers de Moyen-Orientaux.
— Bien sûr, admit l’Américain. S’il n’y avait que le « Red Mercury », je ne m’exciterais pas, mais il y a l’échantillon de plutonium 239… Quant à ce mystérieux voyageur, il est apparu en Autriche et l’a quittée comme s’il était venu d’une autre planète.
— Vous n’avez aucun moyen de recoupement sur ce Kambiz ? Il habite bien quelque part ? L’Américain émit un soupir découragé.
— Vous plaisantez ! Il a des domiciles en Syrie, à Téhéran, à Londres, à Francfort, en Suisse, à Beyrouth, à Rio. Il est pratiquement intraçable. Même le Mossad ne sait pas où il se trouve.
— Tout cela est bien mystérieux, reconnut Malko. Mais si ce Kambiz a vraiment tué les trois Russes, pourquoi n’a-t-il pas pris cet échantillon de plutonium ?
— Je n’en sais rien, avoua Alan Spencer. Mais ce qui m’inquiète le plus, c’est que ce plutonium est d’origine soviétique.
— Comment pouvez-vous le savoir ?
— Ne me le demandez pas ! s’exclama Alan Spencer. Je ne comprends rien à ces trucs techniques. Mais j’ai envoyé cet échantillon se faire analyser. Or, chaque usine dans le monde qui fabrique du plutonium a une « signature ». Son taux d’impuretés. En comparant les différents échantillons des usines du monde occidental et de Chine, les experts ont déduit que celui-ci venait d’Union soviétique. Dès que nous aurons des échantillons de là-bas, nous pourrons affiner et découvrir s’il sort de Tcheliabinsk 65 ou de Krasnoïark 45… Si c’était du plutonium de chez nous, on aurait pu dire de quel réacteur il était sorti et en quelle année…
C’était époustouflant…
Le chef de station de la CIA conclut :
— Il faut savoir si Ishan Kambiz est dans ce coup. Je préférerais encore que ce soient les Libyens.
— Pourquoi ?
— Les Libyens n’ont pas la capacité industrielle à l’heure actuelle pour construire une bombe nucléaire. Même bricolée. Et si nous savions qu’ils se livrent à ce petit jeu, il est facile de leur taper dessus. Même cas de figure avec les Irakiens. Nous sommes à pied d’œuvre. Tandis que l’Iran… Nous essayons actuellement de localiser Ishan. De votre côté, vous allez remonter l’autre bout de la piste.
— C’est-à-dire ?
— Le Russe qui a été tué faisait partie d’un réseau de trafiquants. Il faut le pénétrer. J’ai reçu des ordres de Langley dans ce sens. A la suite d’une réunion spéciale du CNS, le Président a signé un finding dans ce sens. C’est une priorité absolue.
— Comment vais-je m’introduire dans ce milieu ? demanda Malko. Les mafiosi russes ne doivent pas crier sur les toits qu’ils ont du plutonium à vendre.
— En vous faisant passer pour un acheteur, bien sûr, expliqua l’Américain. Mais cela demande un peu de préparation. J’ai déjà pris contact avec mon homologue du KGB, Serguei Oulanov. Sur ce sujet, il collabore totalement. Il a des ordres de, Moscou. Boris Eltsine veut montrer qu’il est sérieux pour qu’on le noie sous les dollars. Il va vous briefer sur la mafia russe locale. Il a commencé à se renseigner. Vous avez rendez-vous pour déjeuner dans un restaurant de la vieille ville, le Margitkert. Il vous attend à une heure, à la table du fond. Il portera une cravate verte.
Décidément, les temps avaient bien changé…
— Vous pensez que cela suffira ?
— Sûrement pas ! répliqua vivement Alan Spencer. Il ne veut pas se mêler de trop près à cette affaire et je ne lui ai pas tout dit. Mais il a encore des tas de connexions sur le plan local. N’oubliez pas que toutes ces mafias travaillent la main dans la main avec d’anciens officiers du KGB qui se sont mis à leur compte. Ce qui n’est pas bien vu par le KGB officiel. De son côté, notre stringer essayera de vous mettre le pied à l’étrier.
Décidément, la CIA aurait fait jouer tous les rôles possibles à Malko. Ce dernier se permit un sourire ironique.
— Si vos mafiosi se rendent compte que je ne suis pas un vrai acheteur, termina Malko, ils me liquideront sans avertissement.
— C’est effectivement possible, reconnut l’homme de la CIA. Vous avez le droit de refuser.
Un ange brandissant un énorme paquet de factures traversa le bureau. C’était la fin de l’hiver et, comme chaque année, le château de Liezen exigeait son tribut en réparations. Elko Krisantem, le fidèle majordome de Malko, avait beau traiter les corps de métier et les divers fournisseurs avec la sauvagerie d’un maître de galères, il fallait quand même payer. Sans compter les caprices de la pulpeuse Alexandra, attirée par les bijoux comme les ours par le miel.
Malko était rivé au château de ses ancêtres par une chaîne couverte du sang de ses ennemis, et pas près de s’en défaire. Mais à quoi bon vivre dans des conditions qui ne l’amuseraient pas ? Il valait encore mieux remettre en jeu à chaque partie ce qu’il possédait en propre : sa vie. Une éternelle partie de roulette russe où il finirait par perdre, en dépit d’une longue martingale gagnante.
— Mon cher Alan, dit-il avec un soupir légèrement excédé. Vous savez bien que je ne peux pas dire non et je sais que vous le savez. Alors, épargnons-nous ce jeu du chat et de la souris. Par quoi commençons-nous ?
Le chef de station de la CIA eut un sourire presque humble et alluma une nouvelle cigarette.
— Je n’ai pas l’intention de vous envoyer au massacre, se défendit-il. Au contraire. Pour pénétrer dans ce milieu, il faut une « interface ». Quelqu’un en qui nous ayons confiance et qui y possède des accointances. Cela ne marchera pas forcément, mais c’est notre seule chance.
— Vous possédez cet oiseau rare ?
— Oui. Il est dans la pièce à côté. C’est notre stringer Tibor Zaïa. Il fait des affaires, comme tous les Hongrois. Nous le finançons un peu et il nous en est très reconnaissant. Il connaît tout le monde à Budapest. Surtout dans le milieu qui nous intéresse.
Malko avait apporté son pistolet extra-plat et se dit qu’il allait peut-être servir.
Alan Spencer alla ouvrir la porte donnant sur la salle d’attente et fit pénétrer le visiteur.
Impressionnant ! A côté de lui. Chris Jones aurait presque eu l’air d’un gringalet. A vue de nez, il devait dépasser les cent kilos de muscles. Cette masse était moulée dans un T-shirt orange sur lequel pendaient deux lourdes chaînes en or. Un ample blouson marron, des jeans et des baskets accentuaient son allure sportive.
Il tendit une main soignée à Malko, découvrant l’énorme Rollex de son poignet.
— Ravi de vous rencontrer, dit-il en bon anglais, avec un sourire de gravure de mode.
Avec ses cheveux noirs courts, sa petite moustache sous le nez important et busqué, il faisait très « clean ».
— Mr. Spencer m’a expliqué le problème, dit-il après s’être assis. Je crois que je peux vous aider, mais, en ce moment, c’est délicat.
— Pourquoi ? interrogea Malko.
— A cause du meurtre des trois hommes de la rue Lendvay, les Tchétchènes sont déchaînés. Ils veulent se venger. S’ils se disent que vous avez partie liée avec les acheteurs de l’autre jour, ils risquent de vous tuer.
— Vous êtes sûr de cela ? lança Alan Spencer. La voix de l’Américain était presque agressive. Tibor Zaïa ne se démonta pas.
— Ils sont persuadés que leurs clients vont revenir à la charge, par d’autres intermédiaires, expliqua-t-il. Et qu’ils vont pouvoir régler leurs comptes. Ils ont juré de désosser vivants ceux qui tomberaient entre leurs mains.
— Vous avez trouvé pour qui travaillait ce Russe ? lança le chef de station de la CIA, coupant court à cette mise en garde.
Tibor Zaïa inclina la tête.
— Oui, un des patrons de la mafia kirghize. Un certain Karim Nazarbaiev. Il dirige un réseau de prostitution et de racket, à partir d’une boîte de nuit, l’Eden.
Malko buvait ses paroles. Ainsi, le plutonium 239 était commercialisé par la mafia. Il n’eut pas le temps de se réjouir. Tibor venait d’ajouter de sa voix rouée :
— Karim Nazarbaiev est trop dangereux. Je ne peux pas prendre le risque de vous présenter à lui.