Pavel Sakharov tendit la main à Malko, un léger sourire de bienvenue sur ses traits figés.
— Venez à l’intérieur de ma voiture.
Il n’y avait que le chauffeur au volant, large comme un siège et demi. Malko s’installa à côté du Russe, toujours sur ses gardes. Les policiers hongrois qui l’observaient devaient se demander ce qui se passait. Pavel Sakharov prit par terre un attaché-case noir de mauvaise qualité — un « diplomat » visiblement de fabrication soviétique — et l’ouvrit. Malko aperçut des petits lingots plats enveloppés de feuilles d’aluminium. Pavel Sakharov en prit un et le lui fit soupeser. C’était un peu plus lourd que du plomb.
— Il vous sera facile de vérifier avec un spectrographe qu’il s’agit bien de plutonium 239, dit le Russe, il y en a six kilos. J’attends votre virement de soixante millions de dollars demain. La prochaine livraison aura lieu dans trois jours au plus tard. Je vous fixerai l’endroit. Passez une bonne soirée.
Ainsi, les Iraniens payaient le plutonium 239 dix millions de dollars le kilo, près de vingt fois le prix officiel de 545 000 dollars.
Il tendit l’attaché-case à Malko qui sortit de la Mercedes, encore abasourdi. Toutes ses hypothèses s’effondraient. Il parcourut comme un somnambule les quelques mètres le séparant de sa voiture où l’attendait Zakra. N’arrivant pas à réaliser qu’il avait à la main six kilos de plutonium 239. Presque de quoi fabriquer une bombe thermonucléaire.
La Mercedes de Pavel Sakharov avait déjà fait demi-tour et venait de remonter la rampe. Il n’y avait plus qu’à faire démériter le dispositif policier.
— Tout s’est bien passé, annonça-t-il dans son micro-montre, je n’ai plus besoin de vous.
— Où allons-nous ? demanda Zakra.
— Faire la connaissance du monsieur qui te délivrera ton passeport, annonça Malko.
Alan Spencer était littéralement figé par la stupéfaction. Il défit avec précaution le papier d’aluminium enveloppant un des lingots et leva les yeux vers Malko. A première vue, c’était bien du plutonium. La couleur, la dureté, le poids et la chaleur en émanant collaient.
— Vous êtes sûr que ce n’est pas une arnaque ?
— Nous ne l’avons pas payé, remarqua Malko. Et vous allez le vérifier très vite, n’est-ce pas ?
Zakra, enveloppée dans sa pelisse, observait les deux hommes, très impressionnée. Malko avait présenté Alan Spencer comme un haut fonctionnaire de l’ambassade américaine. L’Américain, absorbé par le plutonium, avait à peine jeté un coup d’œil à la jeune Kirghize. Il s’ébroua après avoir remis le lingot dans l’attaché-case, le maniant comme si c’était de la porcelaine.
— Comment expliquez-vous cela ? demanda-t-il, après avoir entraîné Malko dans son bureau, abandonnant Zakra dans le salon.
— J’avoue que je suis stupéfait, répliqua Malko. Je ne vois que deux explications. Ou les Iraniens n’ont toujours pas appris la mort d’Ishan Kambiz et lui ont donc donné le feu vert pour continuer l’opération avec moi. Ou, Sakharov se dit que je représente des concurrents, mais, comme je paie, il me vend. Dans ce cas, nous avons une chance de récupérer tout le plutonium en le payant avec les dollars des ayatollahs.
— Bien, je vais le mettre au coffre de l’ambassade jusqu’à demain, proposa Alan Spencer. Ensuite, je vais faire mon rapport. Nous avons trois jours pour réfléchir sur la conduite à tenir.
— Et moi, dès demain matin, compléta Malko, je vais virer son argent à Pavel Sakharov.
Ils regagnèrent le salon et il prit congé de Spencer, après avoir récupéré Zakra. La jeune femme ne tenait plus en place.
— C’est vrai qu’il va me donner un passeport ?
— C’est vrai, confirma Malko. Elle se serra contre lui, fondante comme un bonbon au miel.
— Viens vite, j’ai envie de te remercier.
Les deux mains agrippées à la tête du lit, Zakra recevait les assauts de Malko, ponctuant chaque coup de reins d’un feulement rauque. Tout le lit en était ébranlé. La perspective de son passeport américain l’avait déchaînée encore plus que d’habitude. Ils avaient commencé dans l’ascenseur et il l’avait prise a même le mur dans sa pelisse d’astrakan.
Elle n’avait gardé que ses escarpins et des bas noirs opaques et brillants qui montaient très haut sur ses interminables jambes.
— Attends, demanda-t-elle entre deux soupirs. D’une reptation gracieuse, elle glissa à terre et s’étendit à plat ventre sur la pelisse d’astrakan avec un demi-sourire provocant. Malko s’agenouilla derrière elle et la croupe de Zakra monta lentement vers lui, en une invite muette. Et pour bien préciser ce qu’elle désirait, elle empoigna son membre et le plaça exactement là où elle voulait. Malko sentit l’anneau de ses reins palpiter contre lui. C’était comme une multitude de petites brûlures délicieuses… Il commença à violer lentement l’étroite ouverture, millimètre par millimètre, savourant. Puis Malko, ne voulant plus se retenir, s’enfonça sauvagement de toute sa longueur. Zakra hurla à la mort. Pas de douleur. Sa croupe s’était mise à danser une sarabande effrénée, à tel point que Malko avait toutes les peines du monde à ne pas se laisser désarçonner. Ses deux mains crispées sur les hanches de Zakra, il continua à la chevaucher sauvagement. Elle criait, gémissait, se retournait pour l’embrasser en se tordant le cou, égrenant des mots incompréhensibles. Quand les coups de reins accélérés de Malko lui indiquèrent l’imminence de son plaisir, elle se mit à délirer carrément.
— Viens, tue-moi, fais-moi éclater ! Plus fort ! Elle se démena sous lui jusqu’à la dernière seconde, retombant ensuite épuisée. Elle quitta Malko tard dans la nuit, lui promettant de l’appeler avant le prochain rendez-vous.
— N’oublie pas mon passeport, réclama-t-elle gentiment.
Elle l’avait vraiment mérité.
Deux jours sans rien. Le plutonium 239 avait pu être testé à Budapest par une équipe américaine, venue de Francfort, qui avait confirmé sa qualité. Après de multiples échanges avec Langley, la CIA avait arrêté sa politique. Prendre livraison du plutonium et arrêter ensuite Pavel Sakharov à la dernière livraison. Les Hongrois commençaient à se faire de plus en plus pressants, se demandant ce que les Américains tramaient dans leur dos. Ça allait être dur de tenir jusqu’au bout.
Malko venait de se raser lorsqu’on glissa un papier sous sa porte. Il l’ouvrit trop tard pour voir celui qui l’avait déposé. Le message était très bref : Demain, même heure, même endroit.
Pavel Sakharov avait bien reçu l’argent viré la veille…
Immédiatement, Malko alerta Alan Spencer, afin de mettre en place à tout hasard la protection policière. Il était un peu inquiet de ne plus avoir de nouvelles de Zakra, mais le Russe préférait peut-être la laisser à l’écart des choses importantes.
Le lieu du rendez-vous était toujours aussi désert. Comme trois jours plus tôt, la police hongroise veillait sur Malko à distance. Il arrêta sa voiture quelques minutes avant dix heures en face du restaurant fermé, à côté d’une voiture dissimulée sous une bâche. Malko, intrigué par cette voiture, alla l’inspecter pour voir s’il y avait quelqu’un à l’intérieur. Les policiers avaient peut-être pensé à ce truc pour observer de plus près la transaction… et, éventuellement intervenir plus vite.
Il souleva la bâche par l’avant et vérifia que le véhicule était vide. Il s’agissait d’une Lada 1500 grise à la peinture en mauvais état. En remettant la bâche en place, il dut s’appuyer sur le capot et un jet d’adrénaline faillit lui faire exploser les artères.
Ses yeux cherchèrent le cadran de sa montre qui indiquait dix heures pile. Pendant une fraction de seconde, il demeura paralysé, puis son cerveau se remit en route.
Il se précipita vers le Danube, dans lequel il plongea, tête la première, tandis qu’une voix anxieuse sortait du récepteur caché sous le manteau de Malko et demandait :
— Qu’est-ce qui se passe ? Répondez ! Répondez !
Malko, empêtré par son manteau et le gilet pare-balles, avait toutes les peines du monde à ne pas couler à pic dans l’eau glacée du fleuve. Il se sentait déjà engourdi par le froid.
Une explosion assourdissante brisa soudain le silence. La nuit fut illuminée brièvement par une énorme lueur rouge qui venait de l’endroit où se trouvait Malko quelques instants plus tôt. Un nuage de particules enflammées passa au-dessus de sa tête, retombant dans les eaux sombres du Danube, un peu plus loin… S’il était resté sur le quai, Malko aurait été tué instantanément, grillé comme un poulet par le souffle à 2000°. Sans parler de l’onde de choc et des débris de la voiture.
La Lada était piégée. Malko s’en était aperçu accidentellement en touchant son capot : il était chaud… Son intuition et son habitude des terroristes avaient fait le reste. Malko aperçut deux gyrophares qui se rapprochaient à toute vitesse. Il fit passer son pistolet de la poche de son manteau à sa ceinture et se débarrassa du vêtement trempé puis du gilet pare-balles. La première voiture de police s’arrêta sur le quai à une dizaine de mètres de lui, bientôt rejointe par deux autres, et un policier braqua un projecteur orientable dans sa direction. Malko entendit un bruit de moteur dans son dos : un hors-bord fonçait sur lui, venant de l’île. La police hongroise avait bien fait les choses. Il était à bout de souffle quand un petit dinghie lui fut lancé du hors-bord. Immédiatement deux hommes-grenouilles sautèrent à l’eau et vinrent le soutenir à la surface. Il fallut quand même encore dix minutes d’efforts avant qu’il ne retrouve la terre ferme.
Le quai grouillait maintenant de policiers. Les gyrophares des voitures éclairaient l’épave de la Lada piégée, la carcasse de la Mercedes de Malko et un grand trou dans le sol. Les policiers hongrois s’affairèrent autour de lui avec des couvertures. On le frotta, on le bichonna et on lui fit boire de l’alcool. Pourtant Malko était encore frigorifié quand la Ford d’Alan Spencer s’arrêta sur le quai.
— Good Lord ! s’exclama l’Américain. J’avais pensé à tout sauf à ça ! J’ai parlé de ma voiture avec le colonel Sandor. Il pense qu’il y avait au moins cinquante kilos d’explosifs. Probablement du Semtex.
— Il a des nouvelles de Pavel Sakharov ?
— Aucune, avoua l’Américain. Ils ont foncé immédiatement à l’Eden, mais il n’y est pas et son appartement est désert. A mon avis, il a dû repasser en Ukraine.
— Je ne pense pas, dit Malko. Il faut retrouver Zakra. S’il en est encore temps.
— Elle n’était pas à l’Eden, dit Alan Spencer. Ni dans son appartement.
Autrement dit, Pavel Sakharov l’avait emmenée avec lui. S’il l’avait tuée, aucune raison de cacher le cadavre.
Que tramait-il encore ?
Pavel Sakharov lui avait bel et bien livré du plutonium 239. Or, il découvrait maintenant que le Russe savait qui il était. Cette livraison avait donc un but ; l’endormir.
Il vint s’asseoir dans la Ford. Une idée le traversa.
— Cet attentat est peut-être notre meilleure chance, fit-il soudain. Pourriez-vous demander un service à nos amis hongrois ?
— Sûrement. Lequel ?
— Que la police déclare avoir trouvé un cadavre dans la Mercedes.
Sandor Pinter, directeur général de ORFV dont dépendait la police judiciaire, écoutait les explications d’Alan Spencer avec une attention bougonne. On l’avait sorti de son lit pour cette réunion improvisée qui ne pouvait pas attendre le lendemain. Le grand immeuble du mont Gellért qui abritait les services de sécurité hongrois était presque vide, et seules quelques-unes des fenêtres carrées étaient éclairées.
— Il faut que j’obtienne l’autorisation du ministre, finit-il par répondre. C’est quelque chose de trop spécial.
— Appelez-le, demanda Alan Spencer.
— A cette heure-ci ?
Il était presque deux heures du matin.
— J’en prends la responsabilité, dit fermement le chef de station de la CIA. Il s’agit d’une affaire de la plus haute importance. Je vous en prie, faites-le.
Le silence se prolongea d’interminables secondes avant que le haut fonctionnaire hongrois ne décroche son téléphone avec lenteur. Malko et Alan Spencer suivaient ses gestes en silence. On décrocha, et d’un ton plein de respect, Sandor Pinter expliqua dans sa langue le problème. Après quelques minutes, il tendit le récepteur à l’Américain.
— Il veut vous parler.
Les deux hommes s’étaient déjà rencontrés et la conversation fut courte. Alan Spencer rappela opportunément que les services hongrois réclamaient avec insistance d’avoir accès aux terminaux d’ordinateur de la CIA et qu’il ferait en sorte que cette demande soit examinée avec bienveillance. Le ministre ne résista que pour la forme. Exigeant simplement d’être tenu au courant des développements de la situation.
Une demi-heure plus tard, Alan Spencer et Malko ressortaient du bâtiment futuriste juché sur le mont Gellért.
— Donc, conclut l’Américain, la police hongroise va annoncer à la presse qu’on a trouvé dans les débris de la Mercedes le corps non identifiable d’un homme. Une poignée de policiers sont au courant. Je pense qu’il n’y aura pas de fuites. Mais qu’est-ce que cela va vous apporter ?
— C’est simple, dit Malko. Pavel, me croyant mort, ne va pas changer ses plans. C’est-à-dire qu’il va livrer le plutonium aux Iraniens. Or, il ignore que nous avons repéré Mehdi Chimran. Si nous sommes assez malins, nous pouvons toucher le jack-pot.
— En le suivant ?
— Il y a même quelque chose de mieux à faire, suggéra Malko.
Il explosa son plan à l’Américain. Celui-ci n’en revenait pas.
— C’est diabolique, fit-il. Si ça marche.
— Ça devrait marcher, affirma Malko. Au pire nous récupérerons la livraison de plutonium.
— Et votre ami, la Kirghize ? Vous pensez pouvoir la récupérer ?
Le visage de Malko se rembrunit.
— J’espère qu’elle est encore vivante… Mais tant qu’on ne l’a pas localisée, on ne peut rien faire.
Un ange passa. Aucun des deux n’avait parlé de l’usine désaffectée de Révész utça à la police hongroise. C’était une planque possible pour Pavel Sakharov qui ignorait que Malko la connaissait. Il était relativement facile de la faire cerner et investir par la police hongroise. Seulement, cela mettait fin à leur manip, si le Russe s’y trouvait. Pour se déculpabiliser, Malko se répétait que, dans ce cas, Sakharov aurait dix fois le temps d’exécuter la jeune Kirghize…
Sacrifiée pour l’instant sur l’autel du plutonium 239.
Ils étaient arrivés à la villa du chef de station. Ce dernier installa Malko dans une chambre d’amis. Il eut du mal à trouver le sommeil. D’abord, il subissait le contrecoup de l’attentat. Ensuite, il pensa à Zakra avec nostalgie. Pourvu qu’il ne lui soit rien arrivé. Enfin, il se mit à passer son plan en revue. S’il réussissait, ce serait le plus beau coup de sa carrière.