Malko soutint le regard de l’inconnu. Ainsi, c’était l’homme qui avait quatre-vingts kilos de plutonium à vendre, l’ex-général Pavel Ivanovitch Sakharov. Évidemment, il n’avait pas l’allure d’un mafioso ordinaire, mais plutôt l’assurance glacée d’un haut fonctionnaire soviétique. Plus quelque chose d’inhumain, une sorte de mépris, une raideur intérieure qui transparaissait. Cet homme devait pouvoir tuer comme on écrase un insecte.
— Vous savez qui je suis, répondit Malko avec le même calme. Par contre, j’ignore qui vous êtes. Court silence, puis l’inconnu dit :
— Appelez-moi Pavel.
— Vous avez reçu l’argent ? interrogea Malko.
— Quel argent ?
Les yeux dorés de Malko ne cillèrent pas.
— Le paiement du collier, un million de dollars que j’ai fait virer au compte que vous m’avez indiqué. Cela n’a pas été fait ?
Sans doute satisfait de sa réponse, Pavel Sakharov inclina légèrement la tête.
— Je l’ai reçu. Mais je devais rencontrer un certain Ishan Kambiz. C’était convenu. Pourquoi n’est-il pas là ?
— Il a été obligé de se déplacer, dit Malko. Je suis son collaborateur direct et j’ai tous pouvoirs pour traiter avec vous. Comme vous avez pu vous en rendre compte.
— Quand revient-il ?
— Je l’ignore. Je pense de toute façon qu’il préfère ne pas venir à Budapest en ce moment. Il est trop facilement repérable.
— Je ne vais donc pas le revoir ?
— Pas dans l’immédiat. Mais cela ne change rien. Vous serez payé comme convenu. C’est moi qui vais veiller à la bonne marche des opérations.
Pavel Sakharov ne répondit pas tout de suite. Il semblait méditer ce que Malko venait de dire.
— Vous voulez dire, lança-t-il, que c’est à vous que je dois livrer la marchandise ?
— Absolument. Et le plus tôt sera le mieux.
— Vous pouvez débloquer l’argent ?
— Je le peux, affirma Malko. Et vous, qu’avez-vous prévu ? Silence, puis Pavel Sakharov laissa tomber :
— Je n’ai pas encore fixé tous les détails. Vos clients sont contents des échantillons ?
— Je l’ignore encore. Je les leur ai fait parvenir, fit Malko, et si ce n’est pas le cas, je le saurai et tout sera remis en question. Pouvez-vous me dire de quelle usine sort ce plutonium ?
— Non.
La réponse était partie, sèche comme un coup de feu. C’eut été trop beau. Malko n’insista pas. Il se leva.
— Maintenant que nous avons fait connaissance, avez-vous quelque chose à me dire ?
Pavel Sakharov l’observait, visiblement intrigué.
— Vous êtes certain que ni vous ni Mr. Kambiz n’ont été surveillés ?
Malko eut un léger haussement d’épaules.
— Aussi certain que vous pouvez l’être à votre sujet. Nous courons les mêmes risques que vous. Quand nous revoyons-nous ?
— Je vous ferai signe très vite, dit le Soviétique.
— Pouvez-vous me faire raccompagner ?
— Bien sûr.
Il jeta un ordre aux Tchétchènes qui s’approchèrent, l’un tenant un bandeau. Quand il le passa autour du visage de Malko, ce dernier entendit la voix de Sakharov demander :
— Vous vous appelez vraiment Mùller ?
— Vous vous appelez vraiment Pavel ? répliqua Malko du tac au tac.
Silence puis, le Russe insista.
— Où êtes-vous basé ?
— Je vis en Allemagne. Je suis allemand.
On le poussait déjà vers la sortie.
Il refit le même trajet en sens inverse et se retrouva dans la voiture qui l’avait amené. Dix minutes plus tard elle s’arrêta et il entendit ses voisins descendre, puis le véhicule repartit aussitôt. Il arracha son bandeau et découvrit le large dos du chauffeur. Ce dernier se retourna avec un sourire édenté et canaille.
— Alors on se retrouve ?
C’était Ferencz Korvin, l’ancien du MVA ! L’homme qui lui avait appris le meurtre de Karim Nazarbaiev. Et qui savait que Malko était déjà à Budapest une semaine plus tôt. Un danger mortel pour lui.
L’ancien policier, le regardait en ricanant dans le rétroviseur. Malko réussit à lui sourire.
— Qu’est-ce que vous faites là ?
— Je travaille la nuit, moi. Tous les trucs un peu délicats. Quand ils vous ont chargé tout à l’heure, j’étais pas sûr de vous revoir. Là-bas, il se passe de drôles de trucs, mais moi je ferme ma gueule.
— Que voulez-vous dire ?
— Oh, ils avaient piqué un Arabe. Les Tchétchènes. Ils pensaient qu’il avait tué leur copain. Alors ils se sont occupés de lui, là-bas dans Révész utça. Quand ils ont eu fini, il tenait dans un sac. Il n’avait plus un os intact. C’est des dangereux. Encore un qui a été engraisser les brochets et les silures. Moi je fais la poubelle…
La voiture montait péniblement la côte le long des remparts du cloître abritant le Hilton. Malko réfléchissait. Après tout, il pouvait très bien, à la demande de Kambiz, avoir enquêté sur Karim Nazarbaiev, à la suite de l’incident de la rue Leridvay. L’ex-policier s’arrêta devant le Hilton, rigolard. Malko lui laissa un généreux pourboire. Il pouvait servir. Mais il fallait absolument reprendre contact avec la Kirghize.
Pavel Sakharov vida pour la troisième fois son verre de vodka. En face de lui, Zakra, toujours vêtue d’une de ses robes collantes, assise dans un profond fauteuil, bougonne, l’observait, dissimulant son inquiétude.
— Que penses-tu de Mùller ? demanda-t-il.
Zakra essaya de garder une expression indifférente.
— Rien. Nous n’étions même pas à côté l’un de l’autre dans l’avion. Il a l’air prudent. Le type que tu m’as envoyé voir à Rio m’a dit de le traiter comme si c’était lui. Il doit savoir ce qu’il fait…
Elle se replongea dans la lecture d’un Harlequin en hongrois. Elle découvrait avec une joie sans limite la romance sentimentale et en dévorait toute la journée. Pavel s’occupait peu d’elle. Cela faisait quatre jours qu’il ne lui avait pas fait l’amour. Elle avait hâte que tout cela se termine.
Et se termine par un passeport américain !
— Tu vas aller voir ce Mùller, fit soudain le Russe. Le cœur de Zakra battit plus vite.
— Tu as un message pour lui ?
— Non. Je veux que tu recueilles des informations sur lui. Je n’aime pas ce type qui surgit de nulle part. Même si tout paraît en ordre. Couche avec lui, fouille ses affaires, fais-le parler, démerde-toi. Et puis, envoie-moi Grosny.
— Bien, dit-elle de mauvaise grâce.
— La balle est dans son camp, annonça Malko à Alan Spencer, il se méfie, par principe, mais je pense qu’il va me recontacter très vite. Cela ne doit pas être facile de se promener avec quatre-vingts kilos de plutonium 239.
— Vous pensez que le métal se trouve à Budapest ?
— J’en doute, fit Malko. Ce serait trop risqué. Il doit être entreposé quelque part en Ukraine ou plus loin même.
Depuis son retour, il prenait des précautions infinies pour se rendre à l’ambassade américaine. Effectuant au moins deux ruptures de filature et terminant le trajet à pied. Pavel Sakharov pouvait très bien le faire surveiller.
Il repartit jusqu’à la place Vôrôsmarty où il avait laissé sa Mercedes et regagna le Hilton. Il eut un choc en pénétrant, dans le hall. Zakra était installée dans un fauteuil, face à la porte, emmitouflée dans sa houppelande. Elle se leva et glissa vers Malko, salope comme pas deux.
— Je suis en mission officielle, annonça-t-elle immédiatement, avec un sourire en coin.
— Tu as quelque chose à me transmettre ? demanda Malko, le cœur battant.
— Oui, en quelque sorte. On monte ?
A peine dans la chambre, elle se défit de sa houppelande, apparaissant moulée dans une robe vert jungle qui s’arrêtait à mi-cuisses, les seins crevant le décolleté. Quand elle se colla à lui, la robe remonta encore et elle murmura :
— Ma mission est très simple : Que tu me baises… Elle lui raconta ce qui se passait et, joignant le geste à la parole, elle fît passer sa robe par-dessus sa tête. Trente secondes plus tard, elle était à genoux devant lui, radieusement nue. Elle avait vraiment très envie de son passeport… Beaucoup plus tard, Malko lui suggéra :
— Tu vas dire à Sakharov que pendant que tu étais avec moi, il y a eu un coup de fil que je t’ai dit d’aller dans la salle de bains, mais que tu as pu écouter quand même. Tu es presque certaine que je parlais à Ishan Kambiz. Je l’ai appelé par son prénom.
Elle le regarda, effrayée.
— Je n’aime pas cela. Cela porte malheur de jouer avec les morts.
Où allait se nicher la superstition ! Finalement, Malko arriva à la convaincre et conclut.
— Je vais t’inviter à dîner puisque c’est le souhait de Mr. Sakharov.
La grande salle du Màtyàs Pince était bourrée, avec l’orchestre tzigane jouant mollement pour les tables de l’entrée. Les mâles présents ne pouvaient détacher leur regard de Zakra, éblouissante dans sa robe verte. Même le garçon, débordé, les servait avec une rapidité incroyable. Malko était en train de déguster son foie gras poêlé quand elle annonça, tout à trac :
— Pavel est en train de contacter les Iraniens. Le foie gras devint tout à coup très, très lourd…
— Explique-toi, demanda Malko.
— Il a confié la mission à Grosny sans m’en parler.
Ainsi, Pavel Sakharov était encore plus prudent que prévu. Il y avait encore une chance minuscule : les Iraniens locaux devaient ignorer si Ishan Kambiz n’avait pas un collaborateur. Mais il devenait urgent de conclure. Malko se décida instantanément.
— Nous allons à l’Eden. Je veux parler à Pavel Sakharov.
— Qu’est-ce que tu vas lui dire ? demanda la Kirghize effrayée, lorsqu’ils arrivèrent dans la boîte.
— Le secouer un peu, expliqua Malko. Nous sommes tous les deux assis sur un baril de dynamite. Il faut en descendre avant qu’il n’explose.
Un vent balayait la place du 15 mai en contrebas du pont Erzsébet où était garée sa voiture. Zakra se serra contre lui.
— J’ai peur ! avoua-t-elle. Avant je m’en foutais, je n’avais qu’une vie de merde. Maintenant j’ai un avenir. Je ne veux pas mourir.
— Rien ne t’arrivera, affirma Malko. Pavel Sakharov n’a pas de soupçons précis.
Le portier de l’Eden jeta un coup d’œil étonné à Zakra et les fit aussitôt entrer, sans taxer Malko des deux cents forints obligatoires. La salle était à moitié vide et ils s’installèrent en face d’une « go-go girl » qui se déhanchait sur un podium. Le garçon déposa devant Malko une bouteille de Moët et Chandon, ainsi qu’un Cointreau pour Zakra.
— Va chercher Pavel, demanda-t-il.
Pavel Sakharov surgit d’une porte dissimulée, quelques minutes plus tard, raide comme la justice, le regard toujours aussi froid, et s’assit en face de Malko. Son premier geste fut de congédier Zakra d’un signe de tête.
— Pourquoi venez-vous ici ?
— Pour vous voir, fit Malko, Zakra m’a dit que vous aviez un bureau ici.
— Que voulez-vous ?
Malko se pencha à travers la table.
— Pavel, vous m’avez envoyé Zakra, et je vous remercie de l’attention, mais je ne suis pas à Budapest pour baiser. Par contre j’ai eu un coup de téléphone de Mr. Kambiz.
— D’où vous appelait-il ? demanda vivement le Russe, ignorant le reste.
— Il ne me l’a pas dit. Mais ses commanditaires s’impatientent. Ils lui ont confié des sommes considérables. Si l’affaire ne se fait pas, il va être obligé de les rendre, car les intérêts sont colossaux. La République Islamique a de gros besoins…
Pavel Sakharov ne réagit pas. Ses yeux de poisson gris-bleu semblant taillés dans de l’agate. Malko vit seulement au mouvement de ses mains qu’il avait frappé juste…
— Que voulez-vous ? finit-il par demander.
— Pouvez-vous oui ou non me livrer la marchandise rapidement ?
— Je suis en mesure de vous livrer, dit calmement Pavel Sakharov.
— Alors, qu’est-ce que vous attendez ?
La musique couvrait le bruit de leur conversation, cela valait tous les dispositifs de brouillage du monde. Le Russe hésita quelques instants.
— Ce sera fait avant la fin de la semaine. Mais…
— Mais quoi ?
— Comment va s’effectuer le paiement ? Malko sentit une vague de joie l’envahir. On arrivait au cœur du sujet. Lui, un agent de la CIA, était en train d’acheter du plutonium 239 à un renégat du KGB avec l’argent iranien. Grand moment.
— Voilà ce que je vous propose, dit Malko. Je suppose que vous allez livrer en plusieurs fois les quatre-vingts kilos ?
— Exact, confirma Pavel Sakharov.
— Dans ce cas, nous allons prendre chacun un risque. Dès que je serai en possession de la première livraison, je vous ferai un virement comme j’ai fait pour le collier. Nous procéderons de la même façon jusqu’à la fin. Sauf que je vous paierai l’ultime livraison d’avance. Êtes-vous d’accord ?
Pavel Sakharov demeura silencieux un long moment, le regard dans le vide. Malko attendait, suspendu à sa réponse. Il n’y avait plus qu’un léger problème : il ignorait le prix sur lequel le Russe et ses acheteurs s’étaient mis d’accord.
— J’accepte, laissa tomber le Russe d’une voix égale. Son visage n’avait pas changé d’expression. Presque aussitôt, il se leva et tendit la main à Malko.
— Dès que j’aurai le métal, dit-il, je vous ferai prévenir par Zakra du lieu et de l’heure du rendez-vous.
Il s’éloigna vers son bureau. Malko se leva, prêt à partir. Zakra s’était installée au bar, avec d’autres filles et il ne tenait pas à s’éterniser dans ce lieu sordide. Au moment où il s’approchait de la jeune Kirghize pour lui dire au revoir, un nouveau venu pénétrait dans la salle. Un Moyen-Oriental aux cheveux frisés.
Malko le reconnut instantanément : c’était Cyrus, l’Iranien de la force Al-Qods, l’assassin présumé de Stephan Sevchenko et des deux Tchétchènes.