Une pluie fine et tenace noyait Budapest, ralentissant encore la circulation. Les voitures se traînaient sur le superbe pont métallique Szabadsag, juste en face du Gellért. Malko avait trouvé sans problème une place sur le trottoir, en face du vieil hôtel, vestige majestueux du siècle des Habsbourg, avec ses thermes sur sa façade nord. Il pénétra dans le hall et eut l’impression d’entrer au château de Marienbad. Le même charme rococo, la même ambiance feutrée. Il repéra tout de suite le bar, à droite de l’entrée. Minuscule : la taille d’un compartiment de wagon-lit ! Deux tables rondes, une banquette au fond. En face du comptoir où officiait un barman, l’œil glué à une télé suspendue au plafond, Malko s’installa et dut lui réclamer par trois fois une vodka avant qu’il ne s’arrache à la contemplation d’un match de foot.
Cinq heures vingt. Pas de Zakra.
Il en était à sa seconde vodka lorsqu’elle surgit enfin. Toujours enveloppée dans sa houppelande, mais les longs cheveux roux cascadant sur ses épaules, comme un nuage de feu.
— Ne restons pas ici ! lança-t-elle à Malko sans même s’asseoir. Il paya et ils se retrouvèrent dans le hall solennel.
— Où est votre voiture ? demanda-t-elle.
— Devant à droite, une Mercedes 190 bleue.
— Allez en avant, je vous y rejoins.
Elle traversa le hall en biais, passant par le salon de thé afin de ne pas sortir avec lui. Les choses paraissaient plus compliquées que prévu.
Zakra déboula juste après lui et se laissa tomber sur le siège.
— Démarrez. Prenez à droite vers la Citadelle, par Bartok Bêla.
Tandis qu’il prenait de la vitesse, elle ouvrit sa houppelande et s’en débarrassa. Cette fois, c’était un pull noir en fine laine qui sculptait une poitrine qui parut à Malko encore plus extraordinaire que la veille. Les caleçons étaient noirs eux aussi et hyper-moulants. Elle donnait l’impression de s’être trempée dans un bain de parfum. Tandis qu’ils roulaient vers le sommet du Mont Gellért, elle se retourna plusieurs fois.
— Que se passe-t-il ? demanda Malko. Elle lui adressa un sourire carnassier.
— J’ai dit que j’allais aux thermes. Puis, je suis passée par l’intérieur de l’hôtel. Mais Grosny est comme un chien de chasse, il me flaire partout…
— Qui est Grosny ?
— Celui qui était avec moi, hier.
— Je vois, fit Malko.
Ils montèrent presque jusqu’à la Citadelle jadis construite par les Autrichiens pour contrôler Budapest. La vue était inouïe. Les lumières de Buda et de Pest, séparés par la trouée sombre du Danube.
Zakra, visiblement peu sensible à la poésie des lieux, désigna à Malko un parking vide dont le parapet dominait un à-pic de plus de cent mètres.
— Ici, c’est bon.
Il coupa son moteur et il n’y eut plus que le bruit de la pluie sur les vitres. Vu le temps, ils ne risquaient pas beaucoup de rencontres…
Zakra semblait plus détendue. Avec un sourire qui agrandissait encore sa bouche, elle demanda d’une voix égale.
— Vous avez dit à Tibor que vous aviez envie de me revoir. Pourquoi ?
Impossible de déchiffrer ses prunelles d’un noir liquide. L’odeur de son parfum était presque oppressante et le spectacle de sa poitrine soulevant le pull avec régularité hypnotisait Malko. La CIA était à des millions d’années-lumière. Il posa une main sur la cuisse fuselée, très haut et dit simplement :
— Devinez.
Elle ne répondit pas. S’enhardissant, il quitta sa cuisse, lui effleurant les seins. De nouveau, les crocs blancs apparurent au milieu du fruit rouge et, du revers de la main, comme pour s’amuser, elle caressa rapidement le haut des cuisses de Malko. Leurs visages étaient très proches l’un de l’autre.
Cette fois, Malko s’attarda à la pointe d’un sein. Et, brutalement, il eut droit à un baiser féroce, glouton, qui le cloua à son siège. Il crut que Zakra allait l’étouffer avec sa langue.
A son tour, il décida de profiter de ses charmes, l’explorant du bout des doigts. A chaque endroit sensible, elle était agitée d’un brusque soubresaut, qui l’éloignait presque de lui. Leur baiser-ventouse se prolongeait. Quand il glissa une main entre ses cuisses, Zakra poussa un gémissement sauvage et ses jambes s’ouvrirent si violemment qu’elle heurta la portière droite et le levier de vitesse à gauche. Malko revint à la charge, et cette fois, elle balaya sa main avec un feulement d’animal blessé.
— Excuse-moi, fit-elle aussitôt, je suis trop excitée. J’ai trop envie de toi. Mais, comme ça, juste un peu, je ne peux pas.
Elle haletait, ses seins se soulevaient à toute vitesse, elle avait un regard de folle.
Les glaces s’étaient couvertes de buée et Malko ne distinguait plus l’extérieur. Une seule idée galopait dans sa tête : baiser cette somptueuse femelle qui s’agitait dans ses bras. Il reprit son massage, malgré sa supplication.
La tête rejetée en arrière, les doigts croches dans son siège, elle bondissait sur place avec des grognements rauques. Décollant chaque fois au point que sa tête heurtait le pavillon de la voiture !
Un vrai rodéo. Mais elle ne cherchait plus à écarter les doigts de Malko qui pianotaient diaboliquement sur son point le plus sensible.
— Ah !
Un grondement de fauve. Elle mordait sa main, il pouvait distinguer tous les muscles de sa mâchoire crispés, tétanisés. Il accéléra son mouvement tournant et tout à coup, elle se mit à faire des bonds prodigieux, désordonnés. En dépit de la main qu’elle se mordait, un cri violent, animal, jaillit de sa gorge. Ses cuisses se refermèrent comme un étau et elle resta haletante, muette et satisfaite.
Malko aurait sodomisé une chèvre, tant il était excité. Mais Zakra, le regard noyé, cuvait son orgasme, sans plus se soucier de lui.
Vexé, il n’avait même plus envie de la caresser. Elle tourna la tête vers lui avec un sourire complice.
— Tu n’aurais pas dû ! Maintenant, je ne suis plus bonne à rien.
Elle secoua lentement la tête.
— Non, pas cette fois, je n’ai pas le temps. Il rengaina sa rage. Zakra se conduisait comme un homme égoïste. Le ventre en paix, elle voyait Malko d’un œil différent, sans vouloir remarquer son érection tenace.
La Mercedes poussiéreuse s’arrêta dans la rue Ostrom juste en face de l’Eden. Pavel Sakharov en descendit et s’étira. Presque deux mille kilomètres de route depuis Athènes, et, en Yougoslavie, ils s’étaient fait prendre dans une embuscade. Mais, si son corps était fatigué, son cerveau était parfaitement clair… Son chauffeur demeura au volant et lui se dirigea vers la porte de l’Eden, escorté de ses deux gardes du corps, anciens lutteurs du Grand Cirque de Moscou. Massifs, puissants, se déplaçant silencieusement sur des bottes souples.
L’un d’eux dut frapper plusieurs minutes avant qu’un portier galonné à la tunique ouverte vienne aux nouvelles.
— Vous voyez bien que c’est fermé, lança-t-il d’un ton hargneux. Ça ouvre à dix heures.
Un des deux gardes avait déjà le pied dans la porte et le repoussait sans véritable violence, mais avec tant de force que le portier alla heurter un des deux jeux vidéo de l’entrée. Pavel Sakharov referma la porte derrière eux. Ses yeux bleus très clairs sans expression se posèrent sur le portier.
— Karim est là ? demanda-t-il. La pomme d’Adam de l’homme monta et descendit rapidement.
— Oui, je crois.
— Mène-nous jusqu’à lui.
— Il faut que je vous annonce.
Pavel Sakharov fit un léger signe de tête. Un des deux gardes avança, prit le portier à la gorge et le souleva du sol.
— Ce n’est pas la peine de le déranger, dit-il d’une voix rouée. On va lui faire la surprise.
Le portier prit rapidement sa décision : il sentit que ces trois hommes étaient encore plus dangereux que son patron. Dès que ses pieds touchèrent à nouveau le sol, il tira sur sa veste et les précéda dans la grande salle déserte. Un peu plus loin, il fit pivoter une grande glace, découvrant un couloir peint en noir. Après le coude, il y avait une porte rouge, massive, avec une poignée de cuivre.
— C’est là, dit-il.
Pavel Sakharov le remercia d’un sourire glacial, puis tourna la poignée et poussa la porte. Le battant dévoila une petite pièce aux murs couverts de photos de filles en tenue légère. Face au trio, un bureau encombré où un homme en manches de chemise était en train de faire des comptes. Derrière lui, un énorme et antique coffre-fort gris. Au bruit de la porte, Karim Nazarbaiev leva la tête. Pendant une fraction de seconde, ses yeux flottèrent dans leurs orbites puis se stabilisèrent, comme épingles par des aiguilles invisibles. Encore quelques fractions de seconde et un sourire faussement chaleureux se plaqua sur le visage du mafioso kirghize.
— Pavel !
— Pas de nom, lança le Russe avec un sourire d’iceberg.
L’injonction avait claqué comme un coup de fouet. Sakharov faisait irrésistiblement penser à un officier SS. Une tête de serpent froid. Le front dégarni, les yeux bleus très pâles, le buste droit. Pas rassurant.
Karim Nazarbaiev contourna son bureau et l’étreignit pourtant, ignorant les deux hommes qui s’étaient appuyés à la porte.
— Reprends ta place, conseilla Pavel Sakharov, je ne resterai pas longtemps. Je passais par hasard par Budapest, j’ai voulu te saluer et prendre des nouvelles de nos affaires.
Le mafioso kirghize s’était réinstallé à son bureau et Pavel Sakharov s’assit familièrement sur le bord jouant avec un cendrier.
— Tout s’est-il bien passé pour notre petite affaire ? demanda-t-il d’un ton léger.
Le regard de Karim Nazarbaiev flotta une fraction de seconde, puis les coins de sa bouche s’abaissèrent. C’était le moment difficile. Il avait eu beau s’y préparer, les mots sortaient mal.
— Non, avoua-t-il piteusement. J’attendais que tu sois rentré de voyage pour te le dire. Il y a eu un problème.
— Lequel ?
La voix de Pavel Sakharov était coupante comme un rasoir.
— Je ne sais pas vraiment, répondit Karim Nazarbaiev. Comme prévu, j’avais envoyé un de mes hommes — le plus sûr — remettre à ton contact ce que tu m’avais donné. Tout avait été arrangé à travers le réseau iranien d’ici et cela paraissait bien calé.
— Et alors ? demanda Pavel Sakharov, sans élever la voix. Le mafioso kirghize n’arrivait pas à affronter le regard de son interlocuteur.
— J’ignore ce qui s’est passé, avoua-t-il. Mes trois hommes ont été liquidés par ceux avec qui ils avaient rendez-vous. C’est la police hongroise qui les a découverts le soir même. Je ne comprends pas.
Il se tut, avalant sa salive avec difficulté. Pavel Sakharov l’observait comme un cobra sur le point de déguster un lapin particulièrement tendre. Il se délectait. Habitué de longue date aux interrogatoires, il « sentait » le trouble de son interlocuteur.
— Et l’échantillon ? demanda-t-il d’une voix égale. Tu l’as récupéré ? Incapable de répondre, Karim Nazarbaiev secoua la tête négativement :
— Pourquoi ?
— La police était déjà là, balbutia-t-il.
— Qu’est-il devenu ?
Pavel Sakharov s’était instinctivement penché en avant. On entrait dans la zone rouge. Même dans ses pires cauchemars, il n’avait pas pensé que la catastrophe puisse s’étendre jusque-là ! Karim Nazarbaiev sentit sa tension et mit un bon moment à répondre avec une fausse assurance.
— Stephan a dû être enterré avec. Ou le truc est tombé par terre et personne n’y a prêté attention. Ou les Iraniens l’ont piqué.
— Ils n’avaient pas à le « piquer », releva Pavel Sakharov, puisqu’on le leur donnait. Tu n’as quand même pas cherché à le leur vendre ?
— Tu es fou ! se récria Karim Nazarbaiev. Les pupilles de Pavel Sakharov s’étaient rétrécies. Il essayait mentalement d’imaginer ce qui avait pu arriver à l’échantillon de plutonium 239. Bien sûr, il avait pu rester dans les vêtements du Russe. Mais si quelqu’un d’intelligent était tombé dessus, c’était la catastrophe…
La sueur perlait au front du mafioso. Un des gardes du corps de Sakharov glissa le long du mur comme une araignée et vint s’appuyer au coffre-fort. L’atmosphère était à couper au couteau. Pavel Sakharov se rendit compte qu’il ne tirerait rien de plus du trafiquant kirghize. Le pire, c’est que ce dernier ne réalisait même pas l’ampleur des dégâts. Il hocha la tête et fit avec tristesse :
— Je t’avais fait confiance, Karim. Nazarbaiev écarta les mains en un geste d’impuissance et croassa :
— Je ne sais pas ce qui est arrivé. Ces Arabes sont cinglés.
Pavel Sakharov laissa s’échapper l’air de ses poumons avec une lenteur voulue, puis se pencha à toucher le visage de l’autre et lâcha d’une voix basse et calme :
— Tu mens, Karim ! Je vais te dire, moi, ce qui s’est passé. Au lieu de transmettre simplement ce que je t’avais confié, tu as voulu te livrer à une de tes escroqueries minables en essayant de leur vendre du « Red Mercury ». Comme c’étaient des gens sérieux, ils l’ont très mal pris et ils me l’ont fait savoir. Par ce message.
— Un message. Quel message ? demanda le Kirghize brutalement affolé. Pavel Sakharov eut un sourire cruel :
— Ton Stephan et les deux autres.
— C’est faux, affirma le Kirghize.
Pavel Sakharov tendit la main paume en-dessus.
— Donne-moi la clef de ton coffre.
Karim Nazarbaiev n’essaya même pas de résister. C’est le garde du corps qui fit pivoter la lourde porte du coffre. Pavel Sakharov examina le contenu d’un coup d’œil et son regard tomba sur une mallette métallique rangée sur l’étagère inférieure. Il la sortit et l’ouvrit. Elle contenait des sachets de poudre rougeâtres serrés les uns contre les autres.
Karim Nazarbaiev devint blanc comme de la craie et baissa les yeux, cherchant à ouvrir le tiroir de son bureau. Pavel Sakharov le laissa faire puis, quand ses doigts furent bien engagés dans l’ouverture, d’un coup de genou brutal, il referma le tiroir… Le mafioso kirghize poussa un hurlement et devint encore plus livide.
Pavel Sakharov rouvrit le tiroir complètement et aperçut un gros pistolet automatique noir, posé à plat, qu’il sortit en le tenant par le canon. Le Kirghize frottait ses doigts endoloris avec une grimace de douleur.
— C’est ça que tu voulais attraper ? demanda Pavel Sakharov d’un ton glacial. L’autre, dépassé, ne répondit même pas.
— Karim, dit le Russe après un bref silence, tu devrais me dire la vérité. Nous sommes de vieux amis et tout le monde peut commettre des erreurs, non ?
Karim Nazarbaiev prit son courage à deux mains. A cette heure-là, il savait qu’aucun de ses gardes tchétchènes ne se trouvait dans les parages. Il ne pouvait compter que sur lui-même.
— Écoute, c’est vrai, j’ai fait une connerie, se confessa-t-il d’un ton larmoyant. En plus de ton truc, j’ai voulu leur proposer le « Red Mercury ». Moi, je ne suis pas un savant, il y a des gens qui disent que c’est très utile. Mais j’avais bien dit à Stephan de lui donner d’abord l’échantillon. Ensuite, s’ils étaient intéressés…
Pavel Sakharov le fixa longuement, plein de mépris, les yeux encore plus pâles.
— Karim, c’est très mal de charger les morts, cela porte malheur.
Karim Nazarbaiev arriva à affronter son regard glacial et comprit dans ses os que cette dernière phrase n’était pas dite à la légère.
Protégée du monde extérieur par les vitres couvertes de buée, Zakra embrassait Malko avec fureur, une main posée entre ses jambes, massant délicatement son érection douloureuse.
— Demain, promit-elle. Je m’arrangerai.
Il n’eut pas le temps de répondre.
La portière de son côté s’ouvrit brutalement, laissant entrer une rafale d’air glacé. Il eut l’impression qu’un ours lui arrachait l’épaule et il bascula dehors, tombant sur le gravier du parking. Son regard accrocha une silhouette massive penchée sur lui, de petits yeux noirs en amande, un mufle féroce et une main énorme levée pour lui assener une manchette mortelle.
Grosny le Tchétchène les avait retrouvés.