Chapitre VII

— Il y a du nouveau. Venez vite.

La voix du chef de station de la CIA à Budapest tremblait d’excitation. Malko était retourné planquer rue Révész, sans rien voir de suspect autour de l’usine désaffectée. Tibor Zaïa était injoignable, toujours sur répondeur.

Cinq minutes plus tard, il parvenait à trouver une place au pied de l’obélisque célébrant l’héroïsme de l’Armée rouge, place Szabadsag. Alan Spencer l’accueillit avec un large sourire.

— Votre fiancée. Miss Zakra Grosnev, part pour Rio de Janeiro, annonça l’Américain.

— Comment le savez-vous ?

— Vérification de routine. J’ai demandé au BRFK de me communiquer toutes les demandes de sortie du territoire hongrois présentées par des étrangers. Zakra Grosnev est résidente hongroise, avec un passeport soviétique. Elle a déposé une demande de visa de sortie et de rentrée sur le territoire, avec comme destination le Brésil. J’ai vérifié auprès du consulat brésilien.

— Elle part seule ?

— Oui.

— Étrange… Et si c’était en relation avec notre affaire ? Vous ne m’avez pas dit que Ishan Kambiz possède un appartement au Brésil ?

— C’est vrai, mais…

— Il faut la suivre, trancha Malko. Mais ça ne va pas être facile, elle me connaît.

— J’ai sa date de départ et son vol. Vous partirez la veille, c’est-à-dire demain, via Paris par Air France, et vous la repiquerez à l’arrivée. Si vous avez raison, elle va vous mener directement à Ishan. Je vais tout vous préparer.


* * *

Malko avait à peine rejoint le Hilton que le téléphone sonna. La voix de Zakra était inhabituellement caressante. Elle chuchotait presque au téléphone.

— J’ai des problèmes, avoua-t-elle d’emblée. Karim est revenu et il est plus jaloux que jamais. Il me boucle et il veut m’emmener en Ukraine. Avant je voudrais te voir.

— A l’usine de Révész utça ?

— Non. Tu connais Vâci utça ? La rue piétonnière ? Je vais aller y faire du shopping. Il y a une galerie marchande en sous-sol, Taverna Udvar. J’y serai vers trois heures. Attends-moi à l’intérieur. Mais on ne pourra pas faire grand-chose…

Malko raccrocha, perplexe. Zakra lui mentait. Le Brésil ce n’était pas l’Ukraine. Il voulait vérifier un point important.

La ligne directe du rezident du KGB sonna au moins vingt fois avant qu’on ne décroche.

— Ambassade de Russie. Premier conseiller.

— Le caviar était délicieux, annonça Malko sans préambule après avoir identifié la voix de Serguei Oulanov. C’est moi qui vous invite aujourd’hui. Même endroit, même heure.

Imperceptible hésitation, puis un grand éclat de rire heureux.

— J’avais un déjeuner, mais nitchevo ! C’était pourtant une Hongroise superbe, chaude comme l’enfer.

Malko alla flâner dans les rues de la vieille ville jusqu’au déjeuner. Cela bougeait enfin. Plusieurs éléments commençaient à s’emboîter. D’abord, grâce à l’identification des projectiles, Malko savait que Zakra avait rencontré les assassins de l’homme sur qui on avait trouvé l’échantillon de plutonium. Maintenant, la même Zakra filait au Brésil où se trouvait peut-être l’acheteur du plutonium 239. Et enfin, elle mentait à Malko, prétendant aller en Ukraine.

Il pleuvait de nouveau sur Budapest. Lorsque Malko arriva au Margitkert, le Russe était toujours fidèle à son Johnnie Walker… Ils se retrouvèrent comme de lieux camarades, dégustèrent un osciètre parfait et Malko entra dans le vif du sujet.

— J’ai besoin d’informations précises sur Karim Nazarbaiev, demanda-t-il. Je suis prêt à payer.

Serguei Oulanov joua longuement avec une boulette de pain avant de laisser tomber d’une voix très légèrement pâteuse, le sourire complice :

— Je vais me mouiller pour toi. Parce que tu n’es pas un niekullurny. Tu ne prends pas Tolstoi pour une marque de voiture. Je connais un type qui sait beaucoup de choses. Ferencz Korvin, un Hongrois, ancien policier du MVA[16]. Il travaillait pour mon prédécesseur et nous a rendu de grands services. Aussi, au changement de régime, nous avons demandé aux Hongrois de le laisser en paix.

— Ils voulaient le faire passer en jugement ? Le rezident du KGB sourit, amusé.

— Non. Politiquement, c’était impossible. Mais quelques-uns des flics de la nouvelle équipe voulaient le liquider discrètement.

— Où est-il, maintenant ?

— Ici, à Budapest, continua le Russe. Il a un taxi-radio. Je vais le prévenir et lui dire qu’il peut te parler. Va vers six heures au 27 de l’avenue Andrâssy. C’est au troisième étage. Tu prends l’escalier principal jusqu’au second, ensuite tu contournes une galerie extérieure sur la gauche et tu montes un petit escalier. C’est la première porte sur la droite. Si tu veux qu’il soit coopératif, donne-lui tout de suite cent dollars. Mais, quoi qu’il te dise, ne dépasse pas mille. Il ne faut pas gâcher le métier. Et merci pour le caviar…

Zakra dépassait les autres clientes d’une bonne tête. Même sans cela, ses éclatants cheveux roux la faisaient repérer au milieu de la foule comme un phare en pleine nuit. Elle était en train d’examiner des dentelles quand Malko la rejoignit. Son regard croisa le sien avec la glace et elle retroussa sa lèvre supérieure dans son sourire carnassier. Pour une fois, elle ne portait pas sa houppelande mais une sorte de canadienne mauve déformée par la masse de sa lourde poitrine.

— Viens par ici, dit-elle.

Il la suivit jusqu’à une galerie de peinture voisine absolument déserte. A l’entrée, une fille blonde en uniforme bleu leur jeta un coup d’œil indifférent. La galerie était en L, avec au fond une sorte de rotonde de la taille d’un grand placard. Zakra y alla directement et s’adossa au mur sous un tableau abstrait. Elle attira Malko contre elle et dit en souriant :

— On est bien là…

Elle avait sûrement étudié les lieux. Son ventre s’appuya à lui et elle darda sa langue brusquement, dans un de ses baisers tornade. Lorsqu’elle se détacha, ce fut pour annoncer :

— Je pars après-demain à Kiev avec Karim, mais je serai de retour dans huit jours. Il reste là-bas. Tu es toujours d’accord pour m’épouser ?

— Bien sûr ! dit Malko.

Zakra émit un soupir rauque et lui mordilla l’oreille.

— Je crois que je suis tombée amoureuse de toi… Un ange passa, décoré des Médailles d’Or de l’Hypocrisie et du Mensonge réunis… Malko ne voulut pas être en reste.

— Tu vas me manquer ! soupira-t-il.

Comme si cette phrase avait été un signal, la tornade se déchaîna. Zakra fit sauter d’un coup toutes les pressions de sa canadienne mauve et, collée à Malko comme un timbre-poste, replongea dans son hystérie habituelle, plus silencieuse. Ils oscillaient dans la minuscule rotonde comme des ivrognes. Le pantalon hyper-collant qu’elle portait interdisait toute privauté sérieuse mais Zakra, avec sa violence coutumière, arracha pratiquement le zip de Malko. Quand ses doigts se refermèrent autour de sa virilité, elle eut un feulement rauque de lionne saisissant sa proie. Comme un pélican plongeant sur un poisson, elle se laissa tomber devant lui, l’engoulant d’une seule traite. Sans souci du lieu. Elle se mit à l’aspirer avec la vitesse et la régularité d’un derrick, le malaxant furieusement en même temps. A ce rythme, Malko ne résista pas longtemps. Il crut qu’elle allait décoller du sol en avalant sa semence. Zakra se redressa, la bouche humide, les prunelles dilatées.

— Tu penseras à moi ?

C’était presque un ordre.

— Sûrement, dit Malko.

— Tu seras encore à Budapest, à mon retour ?

— Oui.

— Je veux savoir où te retrouver si tu es obligé de partir, dit-elle. Donne-moi ton adresse en Autriche et ton nom.

Il avait prévu cette éventualité. Sur un morceau de papier, il griffonna : Mulko Lin, 45 Rupertstrasse, Wien. Tel 6/54.398 V. Une planque de la CIA et le téléphone aboutissait dans un des bureaux de la Company, sur un agent dûment prévenu.

— Je te revoie quand ? demanda-t-il.

— Je t’appelle dans une semaine. De nouveau, elle se serra contre lui de tout son corps.

Le 27 de l’avenue Andrâssy était un immeuble néogothique qui avait dû être majestueux à la fin du siècle dernier. Aujourd’hui, avec sa pâtisserie vieillotte au rez-de-chaussée et sa façade noire de suie, il ne payait pas de mine. Malko pénétra sous un porche monumental et emprunta une cage d’escalier en fer forgé rouillé tout droit sortie d’un décor de Fellini. La peinture n’avait pas été refaite depuis cinquante ans et s’en allait par plaques, les marches pourries cédaient sous les pas, les plafonds écaillés étaient maculés de taches d’humidité. Quelques boîtes aux lettres éventrées pendaient sur le mur du fond. Cinquante ans de communisme étaient passés par là.

L’ascenseur était fermé à clef : probablement pour économiser l’électricité. Malko monta à pied les deux étages, trouva sur sa gauche la galerie extérieure, qu’il contourna, plongeant ensuite dans un trou noir ! Pas de minuterie, pas une lumière. Il avança à tâtons, avec l’impression d’être un spéléologue… et finit par découvrir un autre escalier. Arrivé au palier du troisième, il sentit les contours d’une porte sur sa droite et frappa au battant. Il entendit des pas lourds de l’autre côté et la porte s’ouvrit sur une pièce à peine plus éclairée que le couloir.

Une masse impressionnante se tenait dans l’ouverture : un mastodonte. Mélange de « Hell’s Angels » et de lutteur de foire. Une casquette crasseuse d’officier de marine rejetée en arrière, une frange de cheveux gras tombant presque jusqu’aux yeux et une barbe broussailleuse incrustée de débris de nourriture. Un gilet de corps à larges mailles permettait d’admirer divers tatouages et une panse qui ressemblait à un tonneau de bière, soutenue avec peine par un large ceinturon. Dans la main droite, l’inconnu tenait un démonte-pneus de camion, long de trente centimètres. Accueillant.

— Vous êtes Ferencz ? demanda Malko. Il avait parlé russe, comme convenu.

— Da fit l’ex-policier. Korvin Ferencz. A la hongroise, il donnait le nom avant le prénom. Il s’effaça pour laisser entrer son visiteur qui ne put éviter de frôler le ventre énorme. Ferencz Korvin troqua alors le démonte-pneus contre une boîte de bière et s’assit dans un fauteuil défoncé. La pièce ne comportait qu’une fenêtre occultée par un rideau noir, un lit de camp, une ficelle tendue entre deux murs où pendaient des vêtements et un réchaud. L’odeur aurait fait fuir un putois. Malko trouva un tabouret auquel il restait encore trois pieds, tira un billet de cent dollars de sa poche et le posa sur le lit. Ferencz Korvin ne broncha pas.

— Tu ne travailles pas pour les flics ? grommela-t-il. Pour ces enculés de l’ORFV ?

— Non, assura Malko.

Les petits yeux injectés de sang le fixaient avec un mélange de méchanceté et de détresse. Brusquement, l’ancien policier releva son tricot de corps dévoilant des cicatrices rosaires et bien rondes sur son torse blafard.

— Ces salauds m’avait déjà fusillé contre un mur en 56, gronda-t-il. J’avais vingt ans. Ils allaient me balancer sous les chenilles d’un char parce que je bougeais encore quand…

Quand les gens du KGB lui avaient sauvé la vie. Ce sont des expériences qu’on n’oublie pas. Mais Ferencz, pour être fusillé à vingt ans, ne devait pas sortir du couvent… En voyant ses mains, on les imaginait immanquablement serrées autour d’un cou. Il respirait lourdement, regardant Malko par en dessous. Des boîtes de conserves vides s’amoncelaient dans un coin. Une vie pas très drôle. Malko n’avait pas envie de faire de vieux os dans ce taudis.

— Je veux des informations sur Karim Nazarbaiev, dit-il.

Une lueur de surprise passa dans les petits yeux de Ferencz Korvin.

— Karim Nazarbaiev ? répéta-t-il.

— Oui, insista Malko. Ce qu’il fait, avec qui il travaille. Il doit aller en Ukraine, paraît-il. Qu’est-ce qu’il fait comme affaires ? Comment l’approcher par une filière sûre ?

Ferencz Korvin le fixa plusieurs secondes, incrédule, puis éclata tout d’un coup d’un rire énorme.

— En Ukraine ! explosa-t-il. Il ne risque pas d’aller en Ukraine. A Belgrade peut-être.

— Pourquoi à Belgrade ?

Le Hongrois se pencha vers lui, ce qui comprima sa panse et déclencha un hoquet nauséabond.

— Parce que le Danube coule vers Belgrade, dit-il sur le ton d’une confidence primesautière, et que Karim Nazarbaiev est au fond du Danube.

— Comment le savez-vous ?

— C’est moi qui l’y ai mis.

— Vous l’avez tué ? L’ancien policier secoua ses bajoues.

— Non, j’ai juste fait le ménage. Comme j’ai une bagnole et que je ferme ma gueule, on me charge de ces petits trucs. En tout cas, il y avait plein de saletés dans son bureau. Le type qui l’a ouvert en deux connaissait son boulot.

Ferencz parlait en expert.

— Quand est-il mort ?

Korvin se leva et alla prendre un petit carnet poisseux qu’il feuilleta, posant finalement son index sur une page.

— Voilà ! Mardi dernier.

Le jour du flirt brûlant de Malko avec la pulpeuse Kirghize… Voilà pourquoi elle était si tranquille ensuite. Ferencz Korvin le regardait comme un chien qui attend sa pâtée. Un second billet de cent dollars changea de main. Il fallait encourager la délation.

— Qui l’a tué ? demanda Malko.

Ferencz Korvin prit l’air choqué.

— Ah, j’en sais rien ! Moi, je suis juste venu nettoyer.

Malko sentit que sur ce point il ne dirait rien. Pourtant quelque chose l’intriguait.

— C’est un règlement de comptes ? insista-t-il. Karim dirigeait une affaire. Qui l’a remplacé ? Hésitation. Cent dollars de plus.

— Un type qu’on connaît pas, finit par lâcher le Hongrois. On sait juste son prénom : Pavel. Il est arrivé le jour où…

Pas besoin de faire un dessin. Le dénommé Pavel avait liquidé Karim. Malko commençait à se faire une idée plus exacte de la situation.

— A quoi ressemble-t-il ? demanda-t-il. Ferencz Korvin repoussa sa casquette en arrière, maussade.

— Je l’ai pas vu. Mais il paraît que c’est un grand blond costaud. Bon, faut que j’aille travailler.

Il se leva, ses épaules touchaient presque les murs… Malko, sur le pas de la porte, posa encore une question.

— Les trois hommes qui ont été assassinés dans Lendvay utça, qui a fait le coup ?

— Des putains d’Arabes ! grommela l’ex-policier. Toute la bande qui traîne au Sémiranns.

Malko se retrouva dans le noir, plutôt satisfait. Avec ces révélations, il avait de quoi affronter Zakra. La belle Kirghize se révélait aussi dangereuse qu’une mygale.


* * *

Il pleuvait sur Rio. A travers la baie vitrée, Ishan Kambiz contemplait les eaux grises de la baie d’Ipanema. Le Carnaval commençait le surlendemain et, comme toujours, le temps était exécrable. Depuis une heure, il savait que Pavel Sakharov lui envoyait un messager, sans plus de détail, qui descendrait à l’hôtel Caesar Park. Pas loin de chez lui.

Une bonne idée. Sur place, il disposait de techniciens pour vérifier la qualité du plutonium 239. Si c’en était vraiment. Dans ce cas, il réussirait le plus beau coup de sa vie. Non seulement il deviendrait colossalement riche, mais il aurait droit à la reconnaissance éternelle des ayatollahs. L’idée que cela risquait de coûter la vie à des centaines de milliers d’innocents le laissait complètement indifférent. Son seul problème était de conserver à cette affaire le caractère le plus secret.

Au moindre faux pas, Ishan Kambiz aurait contre lui tous les « Chiens de Guerre » du monde avec des moyens illimités. Ce n’étaient pas quelques Gardiens de la Révolution qui pourraient le protéger.


* * *

L’aéroport de Roissy 2 grouillait d’animation ; des dizaines de longs courriers d’Air France étaient en partance, dont le Recife-Rio-Sâo Paulo. L’enregistrement automatique et la proximité des avions évitaient la cohue. Malko était arrivé dans l’après-midi, pour ne pas prendre à Budapest le même vol que Zakra. Après une longue réunion de travail place Szabadsag. En ce moment, Chris Jones et Milton Brabeck, ses « gorilles » préférés, se trouvaient quelque part entre Washington et Rio de Janeiro. Tous les desk « Amérique Latine » de la CIA étaient alertés. En particulier Brasilia.

Des photos de Zakra avaient été prises à Budapest par des gens de la station, et diffusées aussitôt. Ses bagages examinés subrepticement, grâce aux Hongrois, n’avaient rien révélé, en dépit du passage à un compteur Geiger. Malko se demandait si finalement il ne faisait pas fausse route. Avant de partir, il avait eu le temps de découvrir le restaurant Semiramis, derrière le Parlement qui ressemblait à Westminster, juste en haut de la rue Aikotmàny. Un local minuscule où traînaient quelques Arabes. Ce serait pour le retour, s’il y avait un retour… Personne n’avait pu lui procurer une photo récente d’Ishan Kambiz. Sur celle que la CIA lui avait remise, l’Iranien ressemblait vaguement à Farouk, avec une couronne de cheveux noirs.

— Les passagers du vol pour Rio, embarquement immédiat, annonça le haut-parleur.

Malko aperçut la flamboyante chevelure rousse de sa « fiancée » et la laissa passer devant. Grâce aux amis de la CIA, on leur avait attribué en première des sièges voisins… Mais cela, elle l’ignorait encore.

Il attendit qu’elle ait disparu dans la passerelle pour entrer à son tour, salué par les hôtesses. La cabine des premières était à moitié vide. Il posa son attaché-case et s’assit à côté de Zakra qui regardait par le hublot. Sa présence lui fit tourner la tête et elle se trouva nez à nez avec lui. Il vit distinctement ses pupilles s’agrandir et sa mâchoire tomber. Muette de stupéfaction.

Malko se pencha vers elle et l’embrassa gentiment.

— Tu t’es trompée d’avion ! remarqua-t-il d’un ton léger. Avec celui-ci, tu n’arriveras jamais à Kiev.

La jeune Kirghize s’ébroua, avala sa salive et parvint à dire :

— Mais qu’est-ce que tu fais là ?

— Je ne pouvais plus me passer de toi, dit suavement Malko. Puisque nous allons nous marier, nous partons en voyage de noces.

Pour la première fois depuis leur rencontre, Malko vit la dure Kirghize déboussolée. Elle le regardait comme si c’était un fantôme. Lorsque l’hôtesse passa avec une bouteille de Moët, elle prit une coupe et l’avala d’un coup avant de demander d’une voix étranglée :

— Où vas-tu ?

— Comme toi, à Rio.

— A Rio ! Mais c’est impossible.

Il y avait quelque chose de plus que du refus dans le cri. Son regard vacillait. Malko réalisa soudain qu’elle exprimait un sentiment nouveau : la peur. Pourquoi ?

— Tu vas retrouver un homme ? demanda-t-il. Son regard, vrillé dans le sien, ne quittait pas les prunelles sombres. Elle se troubla.

— Oui. Non. Enfin, je ne peux pas te dire.

Sortie de son milieu naturel, elle ressemblait à une petite fille en dépit de sa tête de salope et de ses seins de bronze. Le 747 était en train de monter rapidement et ils se turent quelques instants, à cause du grondement des réacteurs. Malko avait décidé, plutôt que de la suivre en catimini, de l’attaquer directement. Il estimait avoir de bonnes chances de la « retourner ». Mais il lui manquait encore des éléments. Elle paraissait avoir repris son sang-froid. Presque pathétique, elle se tourna vers Malko et dit d’une voix posée :

— Écoute, je t’ai menti, c’est vrai, parce que c’est du business. Karim m’a chargée de faire quelque chose pour lui. Mais je ne dois en parler à personne.

— De la drogue ?

— Non, fit-elle. Je ne peux pas te le dire. Comment as-tu su que j’étais dans cet avion ? Et pourquoi es-tu venu ? Je croyais que tu avais du travail à Budapest.

— Pour le moment, je n’ai rien à faire. Et puisque je dois t’épouser, je voulais savoir ce que tu allais faire au Brésil.

Elle le regarda, soudain décontenancée.

— Qui es-tu ? Tu es dans le nàstaiashiî biznes toi aussi ?

Elle semblait sincèrement intriguée. Malko sauta sur l’occasion et dit mystérieusement :

— Oui, c’est un peu ça.

— Tu travailles pour qui ?

— Cela dépend, dit-il. Je suis un intermédiaire. Elle se retrouvait en terrain connu, bien que quelque chose lui échappe. Soudain, elle dit, comme pour changer de conversation :

— J’ai téléphoné au numéro que tu m’as donné. On m’a dit que tu étais en voyage.

— Tu connais un certain Ishan Kambiz ? demanda-t-il à brûle-pourpoint.

Une incompréhension totale envahit les traits de la jeune femme.

— Ishan quoi ?

Là, elle ne mentait pas. Apparemment, Malko s’était trompé. L’énorme dispositif mis en place à Rio pour sa protection risquait de ne servir à rien. Il en serait quitte pour un beau voyage fatigant. Mais que diable allait-elle faire là-bas ? De nouveau, la crainte crispait ses traits.

— Il faut que tu me promettes quelque chose, dit-elle d’une voix inhabituellement très dure.

— Quoi ?

— A Rio, il faut faire comme si tu ne me connaissais pas… Sinon, ce serait très grave pour moi. En sortant de l’avion, nous partirons séparément. Je vais te dire à quel hôtel je suis. Le Caesar Park. Nous pourrons nous voir en cachette. Tu es d’accord ?

Elle allait au-devant des vœux de Malko…

— D’accord, fit ce dernier.

On apportait le dîner. Tandis qu’il étalait le caviar sur son toast, il se demandait encore qui Zakra allait retrouver au Brésil. Elle continuait à lui mentir. Karim était mort, donc quelqu’un d’autre l’avait envoyée pour une mission bien précise. Probablement le mystérieux Pavel.

Le repas terminé, Zakra réclama à l’hôtesse deux Cointreau « on ice », un pour elle, un pour Malko. Ensuite ils allongèrent leurs deux fauteuils où ils étaient comme dans des lits. Le transport aérien s’était bien amélioré depuis le temps où il fallait une semaine en DC3 dans des sièges de toile pour aller d’Europe en Asie. Le ronronnement des réacteurs du 747 d’Air France était à peine perceptible ; avec les lumières tamisées, les couvertures, ils avaient l’impression de se trouver dans un hôtel de luxe et non à 10 000 mètres d’altitude en train de traverser l’Atlantique sud.

Il tourna la tête vers la jeune Kirghize et remarqua soudain un objet nouveau sur elle : un collier fait de boules d’or qui descendait jusqu’à la vallée de ses seins.

— Tu as un beau collier, remarqua-t-il.

— C’est un cadeau, dit-elle, sans commentaires. Machinalement, il soupesa les boules dorées. Il mit quelques secondes à analyser la sensation étrange qu’il éprouvait. Le collier lui chauffait doucement les doigts. D’abord, il crut qu’il s’agissait de la chaleur naturelle de Zakra. Celle-ci avait fermé les yeux. Le pouls à 120, il se força à en faire autant et attendit ; la jeune femme s’endormit d’un coup, épuisée par ces émotions et le Champagne.

Il attendit une dizaine de minutes puis, lorsque Zakra fut endormie, il posa à nouveau la main sur le collier niché au creux de ses seins et effleura plusieurs boules dorées à la suite. Quelques instants plus tard, il savait pourquoi la Kirghize allait à Rio.

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