Le cri de Zakra semblait venir du fond des âges. Il vrilla les tympans de Malko et arrêta la masse prête à le piétiner. Dans un réflexe de survie, Malko roula sur lui-même, tentant d’échapper à son adversaire. Dix secondes plus tard, deux bras se refermaient autour de lui comme des pinces de métal, l’étouffant à moitié. Il se sentit soulevé du sol et vit approcher le parapet dominant le vide d’une bonne centaine de mètres. Il avait beau s’arcbouter, se défendre, son adversaire semblait insensible aux coups.
Brutalement, Zakra, échevelée, enragée, surgit devant eux, repoussant la masse des deux corps vers l’intérieur du terre-plein. En même temps, elle lançait des ordres d’une voix gutturale au Tchétchène, comme un dompteur essaie de calmer un fauve. Cela dura d’interminables secondes puis Malko sentit qu’il redescendait et que ses pieds reprenaient contact avec le sol. Le carcan qui l’empêchait de respirer se desserra à son tour…
Enfin, le Tchétchène écouta. Il fallut encore des paroles apaisantes de Zakra pour qu’il se détende complètement. Elle se tourna ensuite vers Malko et demanda sèchement :
— Tu as des dollars ?
— Oui.
— Donnes-m’en cent.
Il s’exécuta et Zakra fourra les billets dans la main du Tchétchène qui alla docilement se mettre au volant ; il faisait froid et il pleuvait mais Malko ne sentait rien, tout au plaisir d’être vivant. Zakra était furieuse.
— C’est vraiment une bête ! grommela-t-elle. Il m’a vue monter dans ta voiture et nous a suivis à pied jusqu’ici ! Tu te rends compte !
Malko se rendait compte. L’avenir immédiat était dégagé, mais pas le futur. Zakra alla prendre sa houppelande et se drapa dedans.
— Nos projets semblent compromis, remarqua Malko.
Elle posa sur lui un regard inexpressif et dit d’une voix égale :
— Je ne sais pas encore… Il ne parlera pas tout de suite, mais Karim va le cuisiner et il est trop con pour éviter les pièges. Karim risque de vouloir se venger de toi. Si tu veux, on peut essayer quelque chose ici.
— Quoi ?
— Je lui dis de ressortir de la voiture, que j’ai perdu quelque chose, là près du parapet. Quand il sera en position, tu le pousses.
Malko ne répondit pas : il ne se voyait pas commettre un meurtre de sang-froid. Même sur un yéti… Zakra sentit sa réticence et lui adressa un regard teinté de mépris :
— Si tu étais passé par où je suis passée, tu ferais comme moi. Nifchevo. N’en parlons plus ; et puis, tu as peut-être raison : si on le ratait, il deviendrait vraiment méchant.
Ils regagnèrent la voiture de Malko et elle ordonna au Tchétchène de descendre les lacets menant au Gellért. Arrivés en face de l’hôtel, Grosny descendit sans un mot et fila vers la voiture de la Kirghize. Celle-ci, comme si rien ne s’était passé, lança :
— Tu veux toujours me revoir ?
— Bien sûr, dit Malko.
— Bien ! dit-elle. Tu habites au Hilton. Quelle chambre ?
— Je t’appellerai. Très vite. Cette fois, nous aurons le temps…
Elle se pencha pour l’embrasser et il sentit à nouveau ses seins lourds s’écraser contre son torse. Elle s’éloigna d’un pas vif, balançant au vent les pans de sa houppelande.
Malko la regarda rejoindre sa voiture, perplexe. Le contact était établi, mais il était de moins en moins sûr que cela fasse avancer sa mission.
Karim Nazarbaiev n’arrivait pas à parler tant les mots se bousculaient dans sa bouche. Il lâchait tout : son ignominie, les ordres qu’il avait donnés au malheureux Stephan, pour gagner des dollars afin d’acheter encore d’autres boîtes de nuit… Pavel Sakharov l’écoutait, glacé intérieurement. S’il n’y avait pas eu la disparition du plutonium, tout cela n’aurait pas été bien grave. Personne n’avait réclamé le corps de Stephan Sevchenko et il n’y avait plus qu’à prier les Saintes Icônes pour que les quelques grammes de plutonium soient perdus corps et bien.
Et à recommencer l’opération. Le temps pressait…
Il se redressa, abandonnant le bureau où il était assis.
— Tu m’as causé beaucoup de tort, Karim, fit-il d’une voix égale, mais je te pardonne, parce que tu es un brave garçon.
Éperdu de reconnaissance, Karim Nazarbaiev leva le regard sur le Russe, ce qui l’empêcha de voir un de ses gardes du corps sortir de sous sa chemise ample un long poignard. Lorsqu’il s’enfonça dans sa poitrine, juste au-dessous du sternum, c’était trop tard. Avec une force herculéenne, le tueur ouvrit le torse en biais, presque jusqu’à l’aine, sectionnant l’estomac, plusieurs vaisseaux importants, tranchant les intestins, déchirant le péritoine.
Une marée de sang inonda aussitôt la chemise et le pantalon du mafioso kirghize. Il ne put même pas s’arracher à son siège et n’eut que de faibles tressaillements, foudroyé par l’hémorragie massive. Pavel Sakharov le contemplait encore d’un air dégoûté lorsque la porte s’ouvrit brusquement.
Zakra pénétra dans la pièce comme une tornade et s’arrêta net. Son regard balaya le coffre ouvert, puis l’homme en train de mourir, pour se poser enfin sur le visage froid et indifférent de Pavel Sakharov. Instantanément, elle mesura le danger qu’il pouvait représenter. Ce n’était pas un petit voyou comme Karim. Elle reconnaissait l’espèce de supériorité des « Organes », ceux qui ont eu pouvoir de vie et de mort sur les peuples de l’Union soviétique pendant si longtemps. Malgré la soudaineté de son arrivée, le Russe n’avait pas eu un geste de surprise ou d’affolement.
Posément, comme s’il n’y avait rien d’anormal, Zakra entreprit de déboutonner sa houppelande, la laissant tomber à terre. Malgré les circonstances et son flegme habituel, Pavel Sakharov ne put s’empêcher d’être fasciné par la beauté de la jeune femme. Cette paire de seins qui semblaient rapportés tant ils étaient fermes et pointus, moulés par un pull noir, les longues cuisses fuselées, la taille mince et surtout ce visage où se mélangeaient la dureté minérale et une sensualité animale.
— Tiens, remarqua d’un ton glacial la nouvelle venue. Quelqu’un a enfin réglé son compte à ce gros porc.
Comme personne ne disait mot, elle contourna le bureau et plongea vers le coffre. Pavel Sakharov la vit y prendre une poignée de passeports, les trier rapidement et en extraire un de la liasse, qu’elle mit dans sa poche.
— C’est le mien, lança-t-elle. Un des gorilles de Pavel Sakharov voulut le lui reprendre. Elle fît un pas en arrière et, d’un geste gracieux, se pencha comme pour arranger sa chaussure. Quand elle se redressa, elle tenait à l’horizontale un poignard pris dans sa botte, dont la pointe se piqua juste à la hauteur du cœur du Russe.
— De l’air ! fit-elle.
Pavel Sakharov lança un ordre bref et l’homme recula. Zakra eut un sourire de tigresse repue et s’approcha de lui à le toucher. Il plongea dans ses prunelles à la lueur un peu folle et admira le sourire carnassier. Il n’avait jamais vu une femelle aussi excitante.
— Alors, tu es le nouveau patron ? demanda la jeune Kirghize d’une voix douce. Bienvenue à l’Eden. Je m’appelle Zakra et j’espère que tu me baiseras mieux que ce gros lard. J’avais l’impression d’avoir une vilaine saucisse qui s’agitait sur moi. Si tu sais me prendre, je peux être très douce.
Elle lui prit la main et l’entraîna vers la porte.
— Ce soir, dit-elle, nous allons boire du Champagne et de la vodka, manger beaucoup de caviar et baiser comme si on allait mourir.
Devant la réticence visible du Russe, elle s’arrêta net.
— Je ne te plais pas ?
— Si, admit-il à contrecœur.
— Alors, partons d’ici ! Ça sent la charogne, lança-t-elle. Il la suivit dans le couloir sombre, se disant qu’une créature de cet acabit qui connaissait bien les affaires du mafioso kirghize pouvait lui être très utile.
Pavel Sakharov était allongé les yeux ouverts, dans l’immense lit où avait jadis dormi Karim Nazarbaiev. Zakra, les cheveux défaits, nue, belle comme un fantasme à côté de lui. La soirée s’était passée exactement comme elle l’avait prévu. C’est lui qui avait demandé grâce, alors qu’elle le dévorait comme une louve. Elle faisait l’amour avec violence et habileté, ponctuant ses étreintes de cris aigus d’une voix soudain cristalline quand il la faisait jouir.
Maintenant, il fallait passer aux affaires sérieuses. Une question obsédait Pavel Sakharov : où se trouvait l’échantillon de plutonium 239 ? S’il était tombé entre de mauvaises mains, il allait très vite le savoir. Premier point : reprendre contact avec son acheteur et lui faire savoir que l’opération continuait et qu’il la dirigeait personnellement.
Il était beaucoup trop dangereux de téléphoner de Budapest. Il fallait donc utiliser la procédure qui avait déjà servi une fois ; passant par Karim Nazarbaiev dont le cadavre, discrètement emporté dans une couverture par deux de ses Tchétchènes, reposait maintenant au fond du Danube, lesté d’un poids de fonte qui l’empêcherait de remonter pour quelques siècles. Son fauteuil inondé de sang avait été brûlé, comme la moquette arrachée de son bureau. Les affaires continuaient. Zakra lui avait expliqué en quoi consistaient les activités de Nazarbaiev. La passation de pouvoirs s’était faite sans heurt. Zakra avait convoqué le bras droit de Nazarbaiev, un certain Gregor, et lui avait expliqué que le mafioso kirghize avait escroqué Pavel qui était venu se venger. Ce dernier, afin de récupérer son bien, allait gérer les affaires de Karim Nazarbaiev pendant un certain temps.
Elle-même ferait la liaison entre le nouveau chef et les exécutants. Personne n’avait posé aucune question. Désormais, c’était « Pavel » qui commandait.
Ce dernier avait décidé de demeurer à Budapest jusqu’à la fin de l’opération. C’était infiniment plus facile pour les communications, et personne ne viendrait le chercher là. La présence de Zakra à qui il avait décidé de faire relativement confiance lui évitait les contacts intempestifs. En plus, ce n’était pas désagréable de l’avoir dans son lit.
— A quoi penses-tu ?
Pavel Sakharov sursauta : la voix chaude et calme l’avait surpris. Zakra le regardait, appuyée sur un coude, merveilleusement belle.
— J’ai besoin de toi, fit-il simplement. Pour joindre ceux qui ont liquidé Stephan et les deux Tchétchènes. Tu crois que c’est possible ?
— Je vais essayer, promit Zakra.
— C’est très important et très urgent, insista-t-il. Si tu réussis, je ne t’oublierai pas.
Elle sourit, blasée. Pavel était un salaud froid comme un serpent, infiniment plus dangereux que Karim. Mais, pour l’instant, elle avait intérêt à collaborer.
— Compte sur moi, dit-elle.
Un vent glacial balayait Vâci utça, la rue piétonnière la plus élégante de Budapest, qui serpentait de Vamaz Korut à la place Vôrôsmarty, alignant les boutiques de mode et les galeries marchandes. Sur toute la longueur de la voie, des changeurs clandestins, tous arabes, battaient la semelle par petits groupes, guettant les touristes inexpérimentés. En réalité, il y avait peu de différence entre le change officiel et le leur ; mais ils se rattrapaient en écoulant des billets démonétisés.
Un des uniques secteurs que la pègre hongroise et les mafiosi russes leur laissaient encore. Ali le Pasdaran arrondissait ainsi ses fins de mois. Abrité du vent à l’entrée de la galerie Taverna Udvar. Il vit soudain une silhouette massive surgir de la foule.
Un Tchétchène. Les mains dans les poches de son blouson rosé, massif, il s’arrêta en face du passage, examinant les changeurs. Son regard se posa sur Ali qui sentit ses intestins se nouer. C’était Grosny, le chef des hommes de main de Karim Nazarbaiev… Après ce qui s’était passé, ce n’était pas bon signe. Le Tchétchène avançait dans sa direction. Instinctivement, Ali recula dans le passage, se rendant compte immédiatement de son erreur : c’était un cul-de-sac.
D’un coup de sifflet strident, il essaya de retenir les autres chargeurs, qui s’égaillaient comme une volée de moineaux.
Affolé, il vit le Tchétchène se rapprocher, tenant presque tout le couloir. Il dégringola dans la galerie marchande, essayant de se noyer dans la foule. Tout le Milieu de Budapest savait que les Tchétchènes avaient juré de venger leurs deux copains assassinés.
Ali regarda par-dessus son épaule : Grosny ne décrochait pas. Il finit par se réfugier dans une boutique de vêtements tenue par une fille à la poitrine imposante. Le Tchétchène arriva sur ses talons.
— J’ai un message pour toi ! dit-il en mauvais hongrois. Tu remontes et tu vas à la cabine téléphonique. En face du Fontana. Tout de suite.
Ali regarda autour de lui, encore plus paniqué : sûrement un piège pour le faire sortir. Le Tchétchène allongea le bras et serra celui d’Ali dans ce qui parut à l’Iranien un étau d’acier.
— Viens, répéta Grosny.
Il le poussa devant lui.
Lorsqu’ils arrivèrent à la cabine, le Tchétchène y poussa sa victime et resta devant pour qu’Ali ne soit pas tenté de s’échapper. Quelques instants plus tard, le téléphone sonna et Grosny fit signe à Ali de répondre.
Malko était dans sa chambre, contemplant au-delà du cloître sur lequel était bâti le Hilton, au-delà du Danube, Pest noyée dans une brume humide. Deux jours à tourner en rond. Pas de nouvelles de Tibor Zaïa, et encore moins de la Kirghize.
Sa mission était en train de tourner court. Il avait décidé d’attendre encore vingt-quatre heures avant de relancer Tibor, seul capable éventuellement de reprendre le contact. Le téléphone l’arracha à ses pensées moroses. Il regarda longuement l’appareil avant de décrocher, pour conjurer le sort.
— Tu ne m’attendais plus ?
La voix de Zakra était chaude et câline.
— Mais si, affirma Malko.
— Tout va bien, annonça-t-elle. Tu as toujours envie de me voir ?
— Bien sûr.
— Alors prends un papier et note. Tu vas dans le quartier Obuda, au nord. Tu traverses sur le pont Margit et tu prends à gauche la voie sur berge jusqu’au bout. Quand tu en sors, tu continues dans Nepfurdô, vers le pont Arpad. Tu vas croiser la rue Révész. Au coin de Nepfurdô, il y a une grande usine désaffectée. Arrête ta voiture en face de l’entrée dans Révész. Je t’attendrai là dans une heure.
Le nord de Pest, en bordure du Danube, était particulièrement déprimant. Un quartier de HLM gigantesques alignées comme des dominos, entrecoupé de rues entières bordées d’usines dont beaucoup ne tournaient plus depuis longtemps. La zone industrielle était sinistrée, comme le communisme.
Malko avait suivi strictement les instructions de Zakra. Il s’arrêta en face d’une énorme usine en briques jadis rouges, maintenant noircies par la pollution. En face, une centrale électrique crachait des flots de fumée nauséabonde dans le ciel gris. Pas un chat. Il tâta machinalement la crosse de son pistolet extra-plat glissé sous son siège, une balle dans le canon. A la réflexion, le rendez-vous donné par la jeune Kirghize n’était pas vraiment rassurant. Il ne l’avait vue que deux fois et ce n’était pas la fougue sexuelle qu’elle avait témoignée qui en faisait une amie d’enfance… Par contre, le dénommé Grosny pouvait avoir parlé. Il regarda la porte de l’usine qui semblait condamnée. Le battant en ferraille rouillée s’écarta soudain. Zakra se tenait dans l’ouverture. Somptueuse. Sa longue houppelande ouverte sur une robe prête à éclater sous la pression de ses seins, avec des bottes et des bas noirs. Sans bouger, elle fit signe à Malko de la rejoindre.