— Ils ont parlé d’un rendez-vous. Ce soir, vers onze heures et demie.
La tête entre ses mains, Ferencz Korvin parlait si bas qu’il en était presque inaudible. Il se gratta la panse et demeura silencieux, jetant un coup d’œil torve aux trois hommes. Sans un mot, Chris Jones se déplaça pour ouvrir une fenêtre donnant sur une cour intérieure. L’odeur du taudis était vraiment insupportable.
— Un rendez-vous où ?
— A Harmashatarhegy.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Un ancien terrain d’aviation, à l’ouest de la ville.
— Écrivez-moi le nom, demanda Malko. Ferencz Korvin s’exécuta sur un bout de papier qu’il tendit à Malko. Ce dernier en savait assez.
— Venez, dit-il au Hongrois.
Celui-ci leva un regard glauque sur lui.
— Où ?
— Avec nous.
— Pour quoi faire ?
Il s’était ramassé sur lui-même, comme pour bondir. Malko lui adressa un sourire suave.
— Je veux vous éviter les tentations, Korvin Ferencz. Quand on trahit une fois, on peut trahir deux fois. Vous n’avez rien à craindre, je vous relâcherai durant la nuit. Quand cette affaire sera terminée. Ça vaut mieux que de vous faire taire définitivement ici…
Les petits yeux du Hongrois se posaient alternativement sur les trois hommes. Milton et Chris semblaient l’impressionner particulièrement. Finalement, il se leva avec un grognement, mit sa casquette et son blouson. Milton Brabeck avait toujours son Beretta 92 prolongé par le silencieux à bout de bras. Il sortit le premier et prit place dans le couloir.
La descente se passa sans encombre. Sous le porche, Malko fit une courte halte.
— Nous allons vous emmener dans un fourgon, expliqua-t-il. Pour plus de sûreté, vous y serez attaché.
Ferencz Korvin était trop secoué pour résister. Il suivit docilement Chris Jones quand le gorille l’entraîna par le bras. Le fourgon, avec Tibor Zaïa au volant, se trouvait à vingt mètres. Le Hongrois y monta par l’arrière et Chris ouvrit sa mallette métallique, en sortant un gros rouleau de ruban adhésif. Cinq minutes plus tard, l’ancien policier du MVA était transformé en saucisson, assis par terre au fond du fourgon. Malko passa à l’avant.
— Vous connaissez un endroit qui s’appelle Harmashatarhegy ? demanda-t-il à Tibor.
Le Hongrois se creusa la tête quelques secondes avant de répondre.
— Oui. C’est hors de la ville. Un petit terrain d’aviation qui sert l’été à des vols de planeurs, entouré de collines.
— Je voudrais y aller. Pendant qu’il fait encore jour.
Ils firent demi-tour sur l’avenue Andrâssy pour retraverser le Danube, contournant la colline du Château pour s’engager dans une grande avenue filant vers l’ouest, Szilâgyi Erzsébet, et passant devant la tour du Budapest Hôtel.
L’avenue changea de nom, devenant Vôrôs Hadsereg. Peu à peu, les maisons s’espaçaient.
— Voilà l’asile psychiatrique de Budapest, annonça Tibor, désignant un grand parc sur la gauche.
Ils montèrent encore, tournant à droite et, brutalement, se retrouvèrent en pleine campagne. Ce n’était plus qu’un chemin de terre qui se terminait en cul-de-sac, à côté de plusieurs hangars en mauvais état. Tibor arrêta le fourgon et désigna une colline en face d’eux, hérissée d’antennes.
— C’est le mont Harmashatar, expliqua-t-il. Il y a des relais de communication de l’armée.
Devant eux s’étalait une cuvette sans végétation, encastrée entre les collines. L’endroit était parfait pour poser un petit avion ou un hélicoptère, le plus proche voisin se trouvant à plus d’un kilomètre.
— Bien, dit Malko, retournons en ville.
Comme prévu, Alan Spencer avait campé dans son bureau, mangeant des sandwiches. Il écouta avec une attention passionnée le récit de Malko, avant de se renverser en arrière dans son fauteuil.
— Donc, vous voulez appliquer votre plan ? demanda-t-il.
— Absolument, dit Malko. Vous y voyez une objection ?
— Non, avoua l’Américain, mais…
— Vous craignez un contretemps ? Je suis d’accord pour mettre les Hongrois sur le coup, à condition qu’ils demeurent discrets jusqu’à la dernière seconde et qu’ils n’agissent que sur mon ordre.
— Je pense que je peux obtenir ça, fit le chef de station de la CIA.
— Alors, faites les derniers préparatifs, suggéra Malko.
Il y eut un long moment de silence, puis Alan Spencer se dirigea vers son coffre.
Pavel Sakharov fumait un cigarillo, exhalant lentement la fumée pour regarder les volutes bleues monter vers le plafond. Il avait beaucoup réfléchi depuis deux jours, enfermé dans l’usine désaffectée, lorsqu’il ne s’occupait pas de mettre au point ses derniers préparatifs. Il restait deux heures à tuer et il se repassait mentalement tous les détails de l’opération.
L’hélicoptère arriverait vers onze heures trente et redécollerait quelques minutes plus tard. Étant donné l’altitude à laquelle il volait, il y avait peu de chances qu’il soit intercepté par les radars. De toute façon, personne n’aurait le temps de réagir. Il serait déjà en Ukraine lorsque les Hongrois donneraient l’alerte. Avec Pavel Sakharov à bord. Regagnant sa base à côté de Beregovo. Le patron de l’escadrille était un ami de Pavel, avec une solde misérable. Pour cinq cents dollars, il mettait un hélico à sa disposition.
Pavel, lui, allait toucher infiniment plus. Cent vingt millions de dollars avec ce que l’agent de la CIA lui avait déjà remis. Il pouvait vivre tranquille jusqu’à sa mort…
Il avait décidé d’arrêter là l’opération. Tant pis pour le plutonium 239 qu’il avait soustrait à l’usine de Tcheliabinsk et qui dormait bien au chaud, près de Beregovo. Représentant six cent quatre-vingt millions de dollars ! C’était dur d’abandonner une somme aussi colossale, mais continuer eut été de la folie. La liquidation de l’agent de la CIA lui avait donné un peu de répit, mais cela ne durerait pas… Tandis que là, c’était simple. Une fois à Beregovo, il s’évanouissait dans la nature et personne ne le retrouverait. Tout était prévu.
Il restait un seul problème à régler : Zakra. La jeune Kirghize était toujours dans la pièce voisine.
Le choix de Pavel était simple. Soit la liquider, soit l’emmener. La sagesse commandait la première solution. Mais, inexplicablement, Pavel, qui d’habitude était froid comme un poisson mort sur le plan affectif, n’arrivait pas à rayer la jeune femme de son esprit. Peu à peu, il s’était fait à l’idée de l’inclure dans sa nouvelle vie. Il ne trouverait pas facilement une créature pareille. Et au moins, avec elle, il savait à quoi s’en tenir. L’idée de se servir à nouveau de cette sublime salope lui embrasait le ventre. Il se leva, éteignit son cigarillo et passa dans la pièce voisine. Le regard de Zakra se posa sur lui, plein d’angoisse. Il se pencha et dit simplement :
— Nous partons.
Le fourgon dissimulant Milton Brabeck se trouvait à moins de dix mètres quand Mehdi Chimran était venu récupérer la Mercedes à plaque diplomatique. Malko était un peu plus loin, avec Chris Jones. Le convoi des trois véhicules avait traversé Pest et ensuite Buda d’est en ouest. Sachant où l’Iranien se rendait, il était possible à ses suiveurs de conserver une distance décente. A plusieurs reprises, Malko avait cru déceler des véhicules de la police hongroise, sans en être sûr. Alan Spencer les avait prévenus et ils devaient être là.
Maintenant l’Iranien montait Vôrôs Hadsereg, conduisant très lentement. Il était seul, ralentissait souvent. Arrivé en haut de la côte, il s’arrêta, continua, revint sur ses pas et, finalement, s’engagea dans Gluck Frigyes, le petit chemin menant au terrain.
Tibor Zaïa s’arrêta : c’était impossible, même la nuit, de ne pas se faire repérer. Il suivit des yeux les feux rouges de la Mercedes, jusqu’à ce qu’elle stoppe en face d’un hangar. En tournant, ses phares éclairèrent un autre véhicule qui se trouvait déjà là : une autre Mercedes sombre.
Malko rejoignit le fourgon.
— Il n’y a plus qu’à attendre, dit-il, le terrain est bouclé de tous les côtés.
Sans parler de deux Mig 21 des forces aériennes hongroises prêts à décoller sur l’aéroport militaire de Budapest. Il était à peu près sûr que Pavel Sakharov allait utiliser un hélico. Celui-ci avait au moins trente minutes de vol pour rejoindre la frontière de l’Ukraine et c’était suffisant pour l’intercepter.
Vingt minutes s’écoulèrent. Le silence était absolu et les ampoules rouges des pylônes de radio clignotaient sur le mont Harmashatar. Un faible ronflement se fit entendre, au nord. Il s’amplifia, faisant place au chuintement saccadé caractéristique des pales d’un hélicoptère. Cependant Malko eut beau écarquiller les yeux, il ne vit pas la machine qui volait évidemment tous feux éteints. Il distingua seulement une masse plus sombre que le sol au moment où l’appareil se posait. Juste à côté des deux voitures. Les pales continuaient à tourner, émettant un sifflement léger. Malko tentait en vain de percer l’obscurité.
Puis, derrière lui, il y eut un bruit léger. Une voiture venait de s’arrêter derrière la sienne. Il en sortit le colonel Sandor Simon, le visage sévère.
— Nous allons intervenir tout de suite ! annonça le Hongrois. Avant que l’hélico ne reparte.
— Attendez, dit Malko.
— Pourquoi ?
— Je ne peux pas encore vous le dire.
L’officier hongrois secoua la tête.
— Impossible. J’ai des ordres. S’ils s’échappent, je suis responsable. Il portait la main à son talkie-walkie quand Malko braqua sur lui son pistolet extra-plat.
— Colonel, dit-il calmement, je vous demande un tout petit peu de patience.
Suffoqué, l’officier hongrois demeura figé sur place. Intérieurement, Malko comptait les secondes, priant le ciel pour ne pas s’être trompé.
Le chuintement des pales du Ml 26 forçait à crier pour se faire entendre. L’air brassé transformait les cheveux blancs de Mehdi Chimran en une crinière ébouriffée. Les mains dans les poches de son manteau, il vint au-devant de Pavel Sakharov qui émergeait de sa Mercedes où était demeurée Zakra. Ses deux Tchétchènes l’encadraient.
A bord de l’hélico, en dehors des pilotes, il n’y avait que deux civils, armés de Kalachnikovs.
— Vous avez le métal ? demanda Mehdi Chimran, quand même impressionné.
— Vous avez l’argent ? répliqua Pavel Sakharov.
— Oui, voilà.
L’Iranien tira de sa poche une feuille pliée en quatre. Un ordre de virement irrévocable de soixante millions de dollars sur une banque suisse. Le Russe l’examina longuement à la lueur d’un gros briquet avant de mettre le papier dans sa poche.
— Parfait, dit-il.
Il se dirigea vers l’hélico et prit dans la cabine de pilotage un « diplomat » noir. Il le tendit ensuite à Mehdi Chimran.
— La prochaine livraison aura lieu dans deux jours, annonça-t-il.
L’Iranien alla ouvrir le coffre de sa voiture. Avec soin, il s’apprêta à poser le « diplomat » au fond de son coffre.
Il n’eut pas le temps de finir son geste. Un éclair bleu éblouissant, tellement puissant qu’il illumina toute la scène et le paysage à cent mètres à la ronde, jaillit du coffre, comme si la foudre avait frappé. En même temps le « diplomat » qu’il venait de poser sauta en l’air, le coffre se rabattit vers la lunette arrière, et un second « diplomat » apparut au fond, le couvercle arraché.
L’obscurité retomba. Cependant, tous ceux qui se trouvaient là avaient gardé, imprimée sur leur rétine, cette tache bleue qui sortait de nulle part.
Tétanisé, Mehdi Chimran regardait les deux « diplomat » éventrés et les lingots de plutonium 239 répandus dans le coffre, sans réagir. Pavel Sakharov, encore sous le choc, s’approcha de lui :
— Que s’est-il passé ?
L’éclair bleu découpa en ombres chinoises les policiers hongrois massés derrière Malko, ils se trouvaient pourtant à près d’un kilomètre. Le colonel hongrois, toujours sous la menace du pistolet extra-plat, s’exclama :
— Qu’est-ce que cela ?
— Je viens de vous sauver la vie, dit Malko. Maintenant vous pouvez agir.
Il avait abaissé son arme, et, la vision encore troublée, essayait de distinguer ce qui se passait au loin. Son plan avait fonctionné exactement comme prévu. En fin de journée, il avait récupéré dans le coffre d’Alan Spencer le « diplomat » contenant les six kilos de plutonium 239 remis à lui par Pavel Sakharov.
Chris Jones avait ouvert, grâce à sa trousse, le coffre de la Mercedes diplomatique et y avait dissimulé le premier « diplomat » remis à Malko par Pavel Sakharov, contenant les six kilos de plutonium 239. Lorsque Mehdi Chimran avait posé dessus le second « diplomat », contenant lui aussi six kilos de plutonium 239, l’addition des deux masses et leur rapprochement avait provoqué un « incident de criticité ». La masse critique étant dépassée, la mise en contact des deux masses de plutonium 239 avait provoqué un dégagement de neutrons, de chaleur et de rayons gamma.
La chaleur avait violemment écarté les deux masses, empêchant la réaction nucléaire de s’enclencher, les neutrons et les rayons gamma avaient projeté dans un rayon de cinquante mètres des radiations mortelles. En plus, les rayons gamma, en ionisant l’air, avaient créé l’étrange lueur bleu-violet. L’intensité des radiations avait atteint pendant quelques fractions de seconde près de 1000 « rads », la dose létale étant de 500…
— Regardez ! s’exclama Mehdi Chimran tendant le bras vers plusieurs gyrophares bleus qui arrivaient des quatre coins de l’horizon.
Pavel Sakharov se précipita vers le coffre de la Mercedes iranienne. Il y prit le « diplomat » contenant le plutonium 239 et s’apprêta à foncer vers l’hélicoptère.
— Venez, cria-t-il à Chimran, nous avons le temps de filer.
Mehdi Chimran ne bougea pas, adressant un sourire triste et vaguement ironique au Russe.
— Où allez-vous ?
— Nous avons le temps de décoller ! Mehdi Chimran secoua la tête :
— Et ensuite ? Vous savez ce qui vient d’arriver ? Nous avons tous été irradiés. Une dose de 1000 rads environ.
— Qu’est-ce que cela veut dire ?
— Que nous sommes déjà morts, laissa tomber l’Iranien. La dose mortelle est de 500 rads. Dans une heure vous commencerez à avoir des vomissements, puis des saignements de nez. Ensuite, vous vous sentirez de plus en plus mal… Si vous êtes vraiment très résistant, vous tiendrez quarante-huit heures. Sinon vingt-quatre…
Les pales de l’hélico tournaient toujours. D’un signe, Pavel Sakharov fit signe au pilote de décoller. Les gyrophares se rapprochaient. Le chuintement se transforma en sifflement strident, un vent furieux balaya les quatre hommes qui restaient au sol et le Ml 26 s’éleva lourdement, prenant la direction du nord.
Mehdi Chimran regarda l’appareil s’élever, paralysé. C’est à peine s’il vit Pavel Sakharov tirer un gros pistolet noir de sa poche, en poser le canon sous son menton et appuyer sur la détente.
Son corps était encore agité de soubresauts quand la première voiture de police arriva. Mehdi Chimran n’opposa aucune résistance. L’éclair bleu dansait encore devant ses prunelles. Les policiers surgissaient de tous les coins, accompagnés par une voiture portant une plaque diplomatique et un fanion américain.
Les yeux de Zakra semblaient s’être enfoncés dans leurs orbites, son teint était gris et ses beaux cheveux roux tombaient par poignées. Son visage structuré semblait s’être ratatiné. Des cotons enfoncés dans ses narines et changés régulièrement réduisaient ses constantes hémorragies nasales. Une perfusion était enfoncée dans son bras gauche, la forçant à demeurer sur le dos. L’hôpital Robert Karoly lui avait donné une chemise de nuit trop serrée qui comprimait sa magnifique poitrine.
Deux gardes veillaient à sa porte, interdisant toute visite. Quand la porte s’ouvrit, elle tourna la tête et esquissa un sourire. Ses gencives semblaient avoir remonté, ce qui donnait à sa bouche un aspect vaguement chevalin.
— Comment ça va ? demanda Malko d’un ton enjoué en s’asseyant sur le bord de son lit.
— Mal, répondit la jeune femme, je n’arrête pas de vomir.
Cela faisait trente-six heures qu’elle avait été transportée dans cet hôpital. Ses nausées avaient un peu diminué mais elle se sentait horriblement faible. Malko remarqua que ses mains avaient perdu un peu de leur chair.
— J’ai une bonne surprise pour toi, annonça-t-il en sortant de sa poche un passeport à la couverture verte. Ton passeport américain.
Il le posa sur le lit et Zakra s’en empara aussitôt, feuilletant avidement les premières pages. C’était bien sa photo, son identité et la date de naturalisation était celle de la veille. Elle le reposa, les larmes aux yeux.
— Das isi wunderbar ![28] dit-elle la voix cassée.
— Je te l’avais promis, dit Malko. Tu l’as bien mérité.
La CIA avait récupéré les douze kilos de plutonium 239. L’hélico intercepté par les Mig s’était posé en Hongrie et le pilote avait parlé. Il était parti d’une base du KGB, non loin de Beregovo. Prévenues les autorités ukrainiennes avaient immédiatement collaboré. Les soixante-huit kilos de plutonium 239 restants avaient immédiatement été récupérés. On les avait trouvés enterrés dans différents endroits de cette base par paquets de six kilos entourés d’une couche épaisse de talc. Celui-ci, dérivé du bore, ayant la propriété de stopper les neutrons. L’enquête ne faisait que commencer.
La controverse entre les autorités hongroises et la CIA battait son plein. Les Hongrois reprochant bien sûr aux Américains d’avoir provoqué une réaction nucléaire sur leur territoire, alors qu’il eut été si simple d’arrêter tous les protagonistes du trafic.
L’ambassadeur américain leur avait affirmé que l’incident de criticité de Harmashatar n’aurait aucune conséquence fâcheuse. Les radiations mortelles n’avaient pas dépassé un cercle de cinquante mètres, et la radio-activité du site était nulle, comme ils avaient pu le constater à l’aide des compteurs Geiger.
Bien entendu, il ne leur avait pas dit la vérité. L’idée de Malko de provoquer volontairement cet incident en dépassant la masse critique de plutonium 239 avait été soumise à la Maison Blanche et chaudement approuvée. En effet, il restait cent tonnes de plutonium 239 en Russie. D’autres Pavel Sakharov se sentiraient des vocations de contrebandiers nucléaires. L’hydre de la prolifération allait renaître très vite.
Il s’agissait de décourager les candidats. Désormais, ils savaient risquer leur vie et non quelques années de prison. C’est cette méthode que les Syriens avaient utilisé au Liban en assassinant la famille Chamoun. Faire peur.
Hélas, il y avait Zakra dans le périmètre mortel.
— Je me sens mal, soupira la jeune Kirghize. Quand est-ce que je vais pouvoir sortir d’ici ?
— Bientôt, assura Malko. Ce que tu as n’est pas bien grave.
Il avait expliqué à la jeune femme, demeurée dans la Mercedes de Pavel Sakharov, que la carrosserie l’avait protégée de l’irradiation. Dans des chambres, au même étage, les deux Tchétchènes luttaient contre la mort. Mehdi Chimran avait cessé de vivre une heure plus tôt.
Une infirmière entra et changea la bouteille du goutte à goutte, qui se mit à couler plus vite.
— Ça va te faire dormir, expliqua Malko. Il faut que tu te reposes.
Zakra eut encore plusieurs violents hoquets qui secouaient tout son corps. Puis, peu à peu ses muscles se détendirent, ses spasmes se calmèrent, sa main tenait toujours celle de Malko. Elle n’avait plus touché à son passeport posé sur le lit. Elle esquissa un sourire heureux à l’intention de Malko et murmura :
— Je crois que je vais dormir. Je suis contente pour le passeport.
— Dors bien, dit Malko.
Le goutte à goutte était à moitié vide. La dose massive de morphine qu’il injectait dans les veines de Zakra était en train de l’endormir définitivement, sans souffrance et sans heurts.
Malko, penché sur elle, vit la lueur dans ses yeux noirs s’éteindre peu à peu, comme une bougie qui s’épuise. Il ne lâcha la main de Zakra que lorsque son regard fut devenu froid et vide.