Chapitre Premier

Depuis un moment, la brune aux cheveux tressés, en blouson de cuir et jeans délavés, jetait des coups d’œil furtifs dans la direction d’Ishan Kambiz. Avec son crâne chauve cerné d’une couronne de cheveux noirs, ses yeux légèrement globuleux et ses traits empâtés, l’Iranien n’avait pourtant rien d’un play-boy.

Il avait vidé sa tasse de thé et tuait le temps en observant les autres clients du bar, situé juste en face des ascenseurs. La fille aux cheveux tressés, elle, se trouvait un peu à l’écart, dans un des fauteuils du hall du Hilton, où patientaient les visiteurs de passage. Une brusque et tardive tornade de neige venait de s’abattre sur Budapest et pas mal de gens s’étaient réfugiés à l’hôtel.

Ishan Kambiz était intrigué par le manège de cette inconnue qui ne ressemblait pas aux putes qui traînaient dans les hôtels, maquillées à la pelle et boudinées dans des tenues hyper-sexy. Celle-là faisait plutôt penser à une étudiante. Tandis que l’Iranien l’observait à son tour, l’inconnue ouvrit son blouson comme si elle avait trop chaud, découvrant un T-shirt tendu par des seins lourds. Ishan Kambiz sentit soudain sa fatigue fondre comme neige au soleil.

Vingt-quatre heures plus tôt il se trouvait encore à Rio de Janeiro, partageant son temps entre une pulpeuse « Carioca[2] » à peine nubile, aussi docile que salope, et des négociations avec des officiels brésiliens.

Un message important et secret lui était parvenu trois jours plus tôt, de la part de Mehdi Chimran. L’opération « Darius » entrait dans sa phase opérationnelle et il devait se rendre d’urgence à Budapest où des instructions complémentaires lui seraient remises. Ishan Kambiz avait eu peu de temps pour organiser un déplacement « protégé ». D’abord Rio-Paris sur Air France, avec un passeport libanais sous un faux nom. A Roissy, un membre de la Savama[3] l’attendait avec deux autres passeports, un turc et un chypriote, et un billet Paris-Vienne sur le prochain vol Air France. Grâce à ses innombrables connexions, Roissy 2 était devenu la plaque tournante du transport aérien, permettant de jongler avec tous les itinéraires imaginables.

A Vienne, il avait loué une voiture sous une troisième identité, grâce au passeport chypriote, et pris la route pour Budapest. Depuis le départ des troupes soviétiques, il n’y avait pratiquement plus de contrôles à la frontière austro-hongroise. Il était quand même arrivé au Hilton vers six heures du soir, crevé. Juste le temps d’un contact avec deux membres de la Force Al-Qods[4] officiellement gardes de sécurité à l’ambassade d’Iran de Budapest, chargés de lui donner ses dernières instructions et de l’accompagner au rendez-vous auquel il devait se rendre à dix heures le soir même.

L’opération « Darius » avait donné lieu à une mobilisation sans précédent des services iraniens. Said Mohajerani, vice-président de l’Iran, avait requis d’abord la collaboration d’Ali Fallahiyan, ministre du Renseignement, dont dépendaient la Savama, les Gardiens de la Révolution et la Force Al-Qods, le Service Action du renseignement iranien.

Les hommes de Al-Qods, des jeunes fanatisés recrutés dans les bas-fonds de Téhéran, étaient prêts à tout. Il y en avait dans chaque ambassade iranienne à l’étranger, sous couverture de gardes de sécurité.

Dans le cadre de « Darius », ils avaient ordre de se mettre à la disposition d’Ishan Kambiz.

Ce dernier pouvait également faire appel au réseau des attachés culturels du ministre de l’Orientation Islamique, Ali Mohammad, présents eux aussi dans toutes les ambassades.

Enfin, c’était la Savama qui procurait les faux passeports et les relais pour les déplacements.

Dans la phase finale de l’opération, Akbar Torkan, ministre de la Défense, de la Logistique et des Forces Armées, tenait prêts des moyens de transport aériens sous couvert de vols humanitaires.

Quant à l’argent, Said Mohajerani n’avait de comptes à rendre qu’à l’ayatollah Rafsanjani. Les fonds étaient sans limite, l’opération « Darius » devant permettre à l’Iran de redevenir une grande puissance régionale et, le cas échéant, de s’opposer militairement aux États-Unis.

Ishan Kambiz savait tout cela et se sentait fier d’avoir été choisi pour une telle aventure. Il bâilla. Sa fatigue était telle qu’il n’avait même pas dîné, l’estomac chamboulé par le décalage horaire. Il était en train de s’endormir devant son thé lorsqu’il avait repéré la fille aux cheveux tressés. Il avait beau se dire que c’était probablement une pute, la vue fugitive de ces seins épanouis avait injecté une dose massive d’adrénaline dans ses artères.

Afin de se reprendre, il consulta sa montre : dix heures moins vingt. Juste l’heure de partir à son rendez-vous. Heureusement, le soir, les ponts franchissant le Danube n’étaient pas embouteillés comme dans la journée.

Avant de se lever, il jeta un dernier coup d’œil à l’inconnue aux cheveux tressés. Le blouson de cuir s’était refermé ; l’Iranien remonta jusqu’aux yeux bleus à peine maquillés et leurs regards se croisèrent. La fille soutint le sien avec une sorte d’intensité soumise. Comme un chien qui attend qu’on le caresse. Une boule de plomb se forma instantanément au creux de l’estomac d’Ishan Kambiz. Il pouvait avoir cette inconnue… Seulement le temps lui manquait. Il eut soudain une idée.

Il se leva et se dirigea avec une lenteur voulue vers les ascenseurs. Après avoir appuyé sur un des boutons d’appel, il se retourna, fixant la fille. Elle sembla d’abord ne pas remarquer son manège. La cabine arriva, et Ishan Kambiz y pénétra. Au moment où les portes allaient se refermer, la jeune inconnue bondit littéralement de son siège et le rejoignit d’un bond, les portes se refermant juste derrière elle.

Une intense vague de satisfaction submergea Ishan Kambiz. Il ne s’était pas trompé !

— A quel étage allez-vous ? demanda-t-il poliment en anglais.

La brune aux cheveux tressés, au lieu de répondre, s’approcha de lui, plongeant son regard dans le sien avec la même intensité soumise. Pour éviter que les portes ne se rouvrent, Ishan Kambiz appuya sur le bouton du troisième, le sien. La fille ne bougea pas. Simplement, des deux mains, elle écarta son blouson de cuir. Devant ces seins lourds offerts, qui tendaient le tissu du T-shirt comme des fruits, les pointes se découpant nettement, l’Iranien disjoncta. Il s’était promis de descendre à son étage et de reprendre ensuite un autre ascenseur. Après une simple satisfaction d’amour-propre. Mais ses mains montèrent toutes seules vers les seins de l’inconnue et les emprisonnèrent.

Leur contact embrasa d’un coup Ishan Kambiz, envoyant une rafale de picotements exquis dans son bas-ventre.

Il les tenait encore à pleines mains quand l’ascenseur s’arrêta au troisième.

Heureusement, il n’y avait personne sur le palier. La fille recula, se préparant à descendre, mais Ishan Kambiz la retint par le poignet.

— No, dit-il, you come with me.

— Where ? demanda-t-elle d’une voix rouée, montrant qu’elle comprenait l’anglais.

— In my car, répliqua Ishan Kambiz en appuyant sur le bouton du rez-de-chaussée.

Ainsi, il ne perdrait pas de temps. En plus, il ne voulait pas révéler le numéro de sa chambre, ni rien qui permette de l’identifier. Tandis que l’ascenseur redescendait, la fille aux cheveux tressés précisa de la même voix rouée :

— Twenty dollars.

— No problem ! affirma l’Iranien.

Ils traversèrent le hall l’un derrière l’autre, et sortirent. La neige avait cessé, mais un vent glacé balayait Vàrhegy. Heureusement, la Mercedes de location du Libanais était juste devant la façade baroque du Hilton, place Hess Andrâs. La fille s’installa à côté de lui, et il démarra aussitôt. Il descendit jusqu’à la poterne fermant la vieille ville et s’engagea dans Ostrom utça, se demandant où il allait réaliser son fantasme. La fille le guignait, du coin de l’œil. Arrivés à la place Moszkva, elle avança la main.

— Money !

Ishan Kambiz avait préparé un billet qu’il lui tendit, plié. La brune le déplia avant de le glisser dans son jeans. Il mit le chauffage et, par gestes, fit comprendre à sa passagère d’ôter son blouson. Elle obéit, révélant sa poitrine énorme moulée par le T-shirt. Tout en descendant Màrtirok utça, il se mit à la palper de sa main droite, comme un collégien. Il en était tellement excité qu’il faillit percuter un tram jaune sur le flanc duquel s’étalait une pub pour les poupées Barbie.

Il continua en direction du pont Margit, conduisant avec une sage lenteur. N’en pouvant plus, il prit la main de sa passagère et la posa entre ses cuisses. Docilement, elle fit ce qu’il attendait d’elle, avec tant de dextérité qu’il dut immobiliser son poignet pour ne pas exploser prématurément. Entre l’obscurité et le mauvais temps, personne ne risquait de remarquer son manège.

Il n’eut pas le temps de souffler. La tête aux cheveux tressés, évitant le volant, plongea sur lui et une bouche chaude commença à aller et venir le long de son sexe, lui procurant des sensations exquises.

En dépit de sa position inconfortable, sa passagère était bien décidée à lui en donner pour son argent. Du coup, Ishan Kambiz pesa sur la tête jusqu’à ce que la jeune Hongroise ait un haut-le-cœur, étouffée par l’importance de son membre. De la main droite, l’Iranien commença à jouer avec les seins magnifiques. Gêné par le T-shirt, il l’arracha hors de la ceinture du jeans pour entrer directement en contact avec la peau tiède.

Un coup de klaxon le fît sursauter et il réalisa qu’il était en train de zigzaguer sur la large avenue-Teréz, face à la gare du Sud…

Son excitation tomba d’un coup. Il comprit que pour aller au bout de son plaisir, il fallait qu’il s’arrête : courageusement, la fille continuait ses efforts.

Il contourna la place du 7 Novembre, devenue place Oktogon, pour emprunter l’avenue Andrâssy filant vers le parc Varosliget. Quittant aussitôt la chaussée principale, il s’engagea dans une des contre-allées bordées de villas luxueuses et stoppa un peu plus loin.

Personne en vue. Il recula son siège afin de permettre à sa partenaire d’exercer plus commodément son talent de vestale et glissa les deux mains sous son T-shirt.

Celle-ci se lança dans la dernière ligne droite, faisant tourner sa langue à toute vitesse autour du membre gorgé de sang.

Ishan Kambiz ne résista que quelques secondes. Le corps arqué en arrière, il grimpa littéralement le long de son siège avant d’éjaculer dans la bouche complaisante, ébloui de plaisir. Cette fille valait décidément le détour ! Ses doigts étaient restés crispés sur ses nattes, maintenant son sexe au fond de son gosier. L’Iranien exhala un profond soupir, tous ses muscles se détendirent et il rouvrit les yeux, aveuglé par un réverbère. Son regard tomba alors sur la montre de bord : dix heures dix. Il était en retard, les meilleures choses avaient une fin.

Tranquillement, la fille remettait son T-shirt dans son jeans. En voyant son client tourner le contact, elle demanda :

— We come back Hilton ?

Ishan Kambiz secoua la tête, se penchant pour ouvrir la portière du côté de sa passagère.

— No time, annonça-t-il simplement. La fille regarda la portière ouverte et reçut une rafale de bise glaciale.

— We come back, insista-t-elle.

Ses yeux bleus étaient assombris par la rage. Il la jetait comme un Kleenex ! Ishan Kambiz affronta son regard, brutalement furieux. Le mot « gentleman » ne faisait pas partie de son vocabulaire ; dans sa civilisation, la femme se situait à mi-chemin entre le cheval et le chien.

— Raus ! lança-t-il en allemand. Schnell[5]. Comme elle ne bougeait pas, d’une violente bourrade, il la poussa à moitié dehors. La fille s’accrocha à la portière. Alors, pivotant sur son siège, Ishan Kambiz dégagea sa jambe droite et, d’une détente précise, jeta sa fellatrice sur le trottoir… Celle-ci se reçut à quatre pattes. L’Iranien se pencha pour refermer la portière et démarra aussitôt, brûlant le feu rouge suivant au coin de la rue Bajza. Dans le rétroviseur, il aperçut la fille debout, brandissant le poing dans sa direction, regardant sa voiture s’éloigner. Il ne s’était pas fait une amie…

Hâtivement, il se rajusta, le ventre en paix, et se concentra sur la suite de sa soirée.

Trois cents mètres avant d’arriver au hideux bâtiment gréco-romain de la place des Héros, marquant la fin de l’avenue Andrâssy, Ishan tourna à gauche, pour s’engager dans une rue perpendiculaire, Munkacsy utça, puis prit à droite dans Lendvay utça, parallèle à l’avenue Andrâssy.

Ses phares éclairèrent des trottoirs déserts. C’était le quartier résidentiel des ambassades, avec de vieilles villas en mauvais état, jadis réservées aux apparatchiks. Il ralentit, scrutant les voitures en stationnement et aperçut les feux rouges allumés d’une Opel garée le long du trottoir de gauche. Il s’arrêta à sa hauteur. Aussitôt, la glace se baissa électriquement, révélant deux moustachus.

Les deux hommes de la Force Al-Qods, Cyrus et Ali.

Ils échangèrent quelques mots en farsi, puis Ishan Kambiz redémarra, scrutant les numéros. Vingt mètres plus loin, presque en face de l’ambassade de France, il repéra le 20, une vaste cour desservant une villa massive et vieillotte qui paraissait inhabitée.

L’Iranien pénétra dans la cour vide, et manœuvra, afin de pouvoir repartir en marche avant. Il coupa ensuite son moteur et ses phares. Il était à pied d’œuvre. Intrigué. Cyrus lui avait appris que celui qu’il allait rencontrer avait demandé qu’on lui apporte six cent mille dollars. Sans instructions sur ce point, ils n’avaient pas tenu compte de cette demande.

Vingt minutes s’étaient écoulées et le silence était total. Ishan Kambiz commençait à s’engourdir et à s’inquiéter. Il avait mis la radio en sourdine pour ne pas trop s’ennuyer. Que signifiait ce retard ?

Le double pinceau des phares d’une voiture pénétrant dans la cour l’arracha à sa torpeur. Le faisceau de lumière balaya son habitacle et la voiture — une Mercedes gris sombre — s’arrêta le long de la villa, à une dizaine de mètres de lui. Les phares s’éteignirent et presque aussitôt, trois portières s’ouvrirent. Par celle du passager avant, émergea un homme de taille moyenne au visage en lame de couteau, sanglé dans un imperméable. Rejoint aussitôt par deux énormes types, vêtus identiquement de blousons, T-shirts et jeans, les pieds chaussés de baskets. Tous les deux le crâne rasé, avec des visages plats aux traits grossiers. Les bras écartés du corps, ils avançaient en glissant, la tête dans les épaules. Ishan Kambiz ne fut pas surpris. Les chefs de la mafia russe utilisaient toujours comme « gorilles » des lutteurs ou des spécialistes des arts martiaux rarement équipés d’armes à feu. Ils étaient cependant redoutables, capables de briser un homme en morceaux en quelques secondes, grâce à la technique du « full contact » ou du Taek-Won-Do.

Le trio s’arrêta à quelques mètres de la voiture. A son tour, Kambiz ouvrit sa portière et sortit, s’avançant vers l’homme à l’imperméable. Celui-ci lui tendit la main et annonça en anglais avec un fort accent russe :

— Je suis Stephan.

Ishan Kambiz prit la main tendue sans répondre. Un peu étonné devant un tel déploiement de forces. C’était la procédure utilisée seulement lorsqu’il y avait un échange clandestin d’argent contre une marchandise quelconque. Ce qui n’était pas le cas, aujourd’hui.

Il scruta le visage plat du Russe, et demanda dans sa langue :

— Je crois que tu dois me remettre quelque chose, Stephan ?

— Da, da, acquiesça le Russe. Seulement il ne bougea pas.

— Alors, qu’est-ce que tu attends ? insista Kambiz.

Stephan dit quelques mots à voix basse à un de ses gorilles qui aussitôt courut vers leur voiture. Il en revint avec une mallette métallique qu’il posa sur le sol, en face du Russe.

Ishan Kambiz eut un coup au cœur. Le message ne parlait que d’un échantillon. Mais avec les Russes, on ne savait jamais. Subitement calmé, il demanda :

— Qu’est-ce qu’il y a là-dedans ?

Sans lui répondre, Stephan s’accroupit, déverrouilla la mallette, puis souleva le couvercle. Ensuite, complaisamment, il la fit pivoter vers Ishan Kambiz afin que ce dernier en voie le contenu. Un des gorilles avait allumé une torche et dirigeait le mince faisceau dessus. L’Iranien aperçut des sacs en plastique transparent, remplis d’une poudre rougeâtre. Stupéfait, il leva la tête.

— Qu’est-ce que c’est que cela ? Un sourire presque aimable illumina le visage en lame de couteau de Stephan.

— C’est la marchandise. Il y en a quatre kilos. Nous avons eu du mal à les réunir, car il y a beaucoup de demande en ce moment.

Ishan Kambiz ne comprenait plus. Il s’accroupit et prit un des sacs. Il l’ouvrit et plongea la main dedans, prenant un peu de poudre rougeâtre entre ses doigts. C’était granuleux et froid.

Il remit la substance dans le sac en plastique, le referma et se releva. Stephan précisa aussitôt :

— Chaque sac pèse deux cent cinquante grammes. Il y en a seize. Je les ai tous pesés personnellement.

— Ah bon, fit Ishan Kambiz, d’une voix dangereusement rouée.

Sans se rendre compte de son changement de ton, Stephan enchaîna :

— Quatre kilos à 150 000 dollars, cela fait 600 000 dollars. Et c’est un prix spécial. Vous avez l’argent, bien sûr ?

L’Iranien hocha la tête sans répondre, décrocha un talkie-walkie de sa ceinture, l’activa et prononça quelques mots en farsi. Une minute plus tard, Cyrus et Ali surgirent de l’obscurité, chacun un attaché-case à la main. A côté des deux gorilles de Stephan, ils paraissaient tout fluets… Ils s’immobilisèrent un peu en retrait d’Ishan Kambiz. Le regard de Stephan se posa avidement sur les attaché-cases et son visage s’éclaira d’un sourire.

— Ah, je vois, l’argent est là-dedans…

Kambiz apostropha en farsi les deux Iraniens, sans cacher sa fureur. C’est eux qui avaient eu le contact pour ce rendez-vous. Visiblement, ils tombaient des nues, eux aussi.

L’Iranien se pencha alors et prit un sac de poudre rougeâtre, le brandissant sous le nez de Stephan.

— Qu’est-ce que c’est que cette saloperie ? gronda-t-il.

Le Russe, un peu décontenancé, répliqua tranquillement :

— C’est du « Red Mercury », comme on a déjà vendu à certains de vos amis. Du très bon.

— Du très bon ! répéta Ishan Kambiz, maîtrisant mal sa rage. Et ça sert à quoi, d’après toi ?

L’homme au visage en lame de couteau bredouilla, et finit par dire :

— Oh, moi, je ne sais pas exactement, mais c’est indispensable pour fabriquer des bombes thermonucléaires. C’est pour cela que cela vaut si cher.

Ishan Kambiz explosa d’un coup.

— Tu te fous de moi, espèce de connard ! Ton truc, cela ne sert à rien ! C’est une escroquerie !

Cette fois, la fureur de l’Iranien était tellement visible que Stephan eut vraiment peur, en dépit de ses deux gardes du corps tchétchènes.

— Moi, je ne suis qu’un intermédiaire, protesta-t-il. Si vous n’avez pas l’argent maintenant, on peut se revoir demain. Mais c’était convenu comme ça.

Ishan Kambiz se retourna, lançant un ordre d’une voix étranglée.

Comme dans une manœuvre bien répétée, les deux Iraniens mirent un genou en terre, posant leur attaché-case en face d’eux. Ils les ouvrirent, laissant le couvercle vertical, empêchant ainsi Stephan et ses amis de voir l’intérieur. Plongeant les mains dedans, ils se redressèrent avec un ensemble touchant. Ils ne serraient pas des liasses de dollars mais de courts pistolets-mitrailleurs MP5 prolongés par de gros silencieux noirs.

Ils les braquèrent sur le trio, les jambes bien écartées, le canon à l’horizontale, calmes et déterminés. En quelques secondes, ils pouvaient farcir de plomb Stephan et ses gardes du corps.

Le Russe fixa les armes, médusé. Dépassé. Ishan Kambiz le contemplait avec une telle fureur qu’il avait l’impression d’être traversé par des rayons X. Être venu du Brésil pour se faire arnaquer comme un de ces petits intermédiaires minables qui rôdaient autour de la Russie comme des coyotes ! L’Iranien fulminait intérieurement. Pourtant, quelque chose lui échappait. C’était bizarre que l’homme avec qui Mehdi Chimran avait été en contact lui ait envoyé Stephan pour lui vendre du « Red Mercury ».

Il fallait en avoir le cœur net.

— Stephan, demanda-t-il, pour qui travailles-tu ?

— Pour Karim Nazarbaiev, répliqua aussitôt le Russe.

Ishan Kambiz n’avait jamais entendu ce nom. Ce n’était pas, en tout cas, celui du correspondant du Dr Chimran. Il tenta de se calmer. Il saurait le fin mot de l’histoire plus tard. Pour le moment, il fallait être certain de ne pas passer à côté de sa mission. Stephan, vexé, lança avec un soupçon d’arrogance :

— Vous pouvez nous voler la marchandise, nous ne sommes pas armés. Mais personne ne vous livrera plus rien. Vous le savez ! Et j’ai d’autres choses très intéressantes à vous proposer, ajouta-t-il, tentateur. Seulement, il faut d’abord régler cette affaire.

Ishan Kambiz ne répondit pas, plongé apparemment dans ses pensées. L’atmosphère s’était brusquement tendue.

Les deux Tchétchènes ne bronchaient pas. Les bras légèrement écartés le long du corps, le regard sans cesse en mouvement, ils guettaient sans trop y croire une faille chez leurs adversaires. Trop professionnels pour ne pas savoir que le meilleur karatéka ne court pas plus vite qu’une balle de pistolet-mitrailleur… Même s’ils avaient été armés, ils n’auraient pas eu le temps de réagir. D’ailleurs, régler un incident aussi violent n’était pas dans leur compétence.

Ishan Kambiz s’était fait une religion : le Dr Mehdi Chimran, brillant scientifique mais piètre commerçant, avait été roulé par les Russes. Il fallait donc qu’il se fasse respecter pour deux. Le visage crispé de rage, il marcha sur la valise pleine de poudre rouge, en arracha un sachet, l’ouvrit et en déversa le contenu par terre.

— Regarde ce que j’en fais de ta saloperie ! gronda-t-il.

La poudre par terre, il la piétina, afin de bien la mélanger à la poussière du sol. Stephan regardait, interloqué et choqué.

L’Iranien fonça sur lui et le prit au collet, postillonnant de fureur.

— Imbécile ! Ton « Red Mercury » ça ne vaut rien et ça ne sert à rien.

— Mais des tas de gens en ont déjà acheté ! protesta Stephan.

— Ils se sont fait avoir ! trancha Ishan Kambiz. Stephan parvint à se dégager, blanc de peur. Ses yeux déjà rapprochés semblaient loucher. Il ne s’attendait pas à ce genre de problème. Lui n’était qu’un petit voyou ukrainien de Kiev, utilisé dans un vaste réseau qui avait des ramifications dans toute l’ex-URSS. A ses yeux, le « Red Mercury » et la poudre de perlimpinpin, c’était pareil. Il se contentait de veiller à la bonne marche des livraisons.

— Karacho ! Karacho ![6] fit-il conciliant. Je remporte ma marchandise mais vous n’aurez rien d’autre.

Il faisait déjà demi-tour. Ishan Kambiz l’arrêta d’une voix sifflante de fureur :

— Niet ! On va te donner une petite leçon. Stephan le fixa sans comprendre. L’affaire prenait vraiment vilaine tournure.

— Sto ?[7]

— Dis à tes deux singes de s’allonger à plat ventre, les bras écartés, à côté du perron.

Après une courte hésitation, Stephan se tourna vers les deux Tchétchènes et transmit l’ordre.

Les deux hommes obéirent sans un mot. Aussitôt, Ishan Kambiz lança quelques mots en farsi et un de ses hommes lui tendit son MP5 qu’il braqua sur les deux silhouettes étendues dans l’ombre.

— Dis-leur que s’ils bougent, je les arrose. A cette distance, ils n’avaient aucune chance d’échapper aux projectiles 9 mm.

Stephan traduisit et fit face à l’Iranien.

— Qu’est-ce que vous voulez ? demanda-t-il d’une voix étranglée.

Ishan Kambiz lui adressa un sale sourire, un très sale sourire. En dépit de sa tête ronde et de son petit corps replet, on n’avait pas du tout envie de se moquer de lui.

— Juste transmettre un message à ceux qui ont eu l’idée de cette arnaque, précisa-t-il, qu’ils n’aient plus jamais envie de recommencer…

Le Russe le regarda, surpris et soulagé, sans comprendre où il voulait en venir.

— Et c’est quoi, le message ?

Ishan Kambiz le fixa avec méchanceté.

— C’est toi ! Se retournant, il lança quelques mots en farsi. Aussitôt, Ali et Cyrus se ruèrent sur Stephan. En un clin d’œil, ils lui eurent lié les poignets derrière le dos avec une fine cordelette, et le forcèrent à s’asseoir. Ensuite, ils le traînèrent vers le perron, non loin de ses deux gardes du corps. L’Iranien, de la main gauche, ramassa la valise pleine de « Red Mercury » et s’approcha de Stephan.

— Je vais te faire bouffer cette saloperie jusqu’à ce que tu en crèves ! annonça-t-il d’une voix vibrante de rage. Ça leur ôtera l’envie de recommencer, à tes copains !

Jusqu’ici Stephan avait obéi aveuglément aux ordres de son patron, Karim Nazarbaiev, qui lui inspirait une saine terreur. Mais, maintenant, il s’agissait de sa peau.

— Attendez, cria-t-il, j’ai…

Sa phrase se termina dans un gargouillis : Cyrus avait passé un bras musculeux autour de son cou, l’étranglant à moitié. Dans sa rage, Ishan Kambiz tendit son arme à Ali et prit un sachet en plastique dans la valise. Ali braqua le MP5 sur les deux gorilles tchétchènes. Cyrus pinça férocement le nez de Stephan. Le Russe réussit à garder la bouche fermée plus de deux minutes, puis suffoquant, il l’ouvrit pour avaler une grande goulée d’air.

D’un geste précis, Ishan Kambiz vida d’un coup le sac de poudre rouge dans la bouche ouverte.

Avec un horrible hoquet, Stephan se mit à tousser, tandis que le « Red Mercury » saupoudrait son palais, emplissait sa bouche, envahissait sa trachée artère et ses bronches. Suffoquant, il réussit à en recracher une petite partie, cherchant désespérément de l’air. Pour cela, il dut de nouveau ouvrir la bouche et Ishan Kambiz en profita pour y verser une seconde dose de « Red Mercury ».

Stephan fut secoué par un spasme qui fit trembler tous ses muscles. Les yeux hors de la tête, une horrible croûte rougeâtre faite de salive et de « Red Mercury » tout autour de la bouche, les traits déformés par l’asphyxie, il ne respirait plus que par à-coups, les poumons envahis par la froide poudre rougeâtre. Sa bouche s’ouvrit démesurément, son nez se pinça et ses jambes battirent l’air violemment. Une dernière fois, les poumons cherchèrent à expulser la poudre, mais c’était trop tard.

Il resta la bouche ouverte, le visage levé vers le ciel. Tranquillement, Ishan Kambiz acheva de vider le sac qu’il tenait jusqu’à ce que son contenu déborde de la bouche du mort. Il jeta ensuite le plastique vide à terre. Les deux Tchétchènes, tenus en respect par l’Ingram, avaient assisté, impuissants, au supplice du Russe.

— Qu’est-ce qu’on fait d’eux ? demanda Cyrus en farsi. Ishan Kambiz jeta d’une voix calme :

— Tu le sais bien.

Il n’avait rien contre les deux Tchétchènes, mais c’étaient des témoins gênants.

Chacun des Iraniens s’approcha d’un des deux Tchétchènes et lui posa l’extrémité du silencieux contre la tête. Juste derrière l’oreille. Les deux hommes cherchèrent désespérément à éviter les projectiles, mais en quelques secondes, tout fut terminé. Six détonations sourdes, deux têtes éclatées et le sang absorbé par la terre meuble du jardin. Sans aucune émotion, les deux tueurs remirent leurs armes dans leurs attaché-cases.

— Allez-y, ordonna simplement Ishan Kambiz. Avant de s’éloigner, Cyrus se pencha sur Stephan et détacha de son poignet sa belle Rollex or et argent. Le Russe n’en aurait plus besoin.

Docilement, ils regagnèrent leur voiture. Kambiz reprit le volant de la sienne, pensif. Sa colère retombée, il cherchait encore à comprendre le pourquoi de cette arnaque. Décidément, avec les Russes, on ne pouvait jamais savoir. Ils prenaient les gens du monde extérieur pour des imbéciles milliardaires. Le coup du « Red Mercury » cela marchait avec des intermédiaires. Pas avec un homme comme Ishan Kambiz.

Il fit démarrer sa Mercedes, abandonnant les sachets de « Red Mercury » à la pluie. Cela leur servirait de leçon. Si on ne se faisait pas respecter dans le monde féroce des trafiquants, on vous dépeçait vivant.


* * *

Karim Nazarbaiev, avec ses yeux bridés, ressemblait à un Chinois. Il avait pourtant passé toute sa vie au Kirghiztan, à Frunze, où une intelligente carrière d’apparatchik local bien menée l’avait transformé en patron de la mafia locale.

Lorsque l’Union soviétique avait éclaté, il avait compris que son avenir était ailleurs, à l’extérieur. C’est un voyage à Kiev où il avait un cousin qui lui avait donné une idée. La mafia ukrainienne cherchait à s’étendre vers la Hongrie voisine. Ils manquaient de gros bras et de jolies filles bien dociles. Karim, qui avait monté une école de mannequins à Frunze pour ses besoins personnels, leur avait fourni les deux… Maintenant, il se demandait comment il avait pu vivre si longtemps dans un bled aussi perdu ! Frunze était devenu Bischek, capitale du Kirghiztan au nord du Caucase, mais c’était toujours un trou infâme.

Pour la première fois de sa vie, il avait mangé des asperges au célèbre restaurant Màtyàs Pince et depuis pris l’habitude de se baigner dans des vraies baignoires. Sans parler des chemises de soie et des chaussures sur mesure.

Une sonnerie stridente le fit sursauter et il appuya sur le bouton de l’interphone.

— C’est eux ? demanda-t-il anxieusement.

— Non, répliqua la voix indifférente du portier. Un Italien dont la carte de crédit n’est plus bonne ; il a consommé trois bouteilles de Champagne.

— Cassez-lui toutes les dents, grogna le Kirghize, et foutez-le dehors.

Il ralluma son cigare, torturé par l’angoisse ; il était pourtant sûr de Stephan, trop froussard pour le doubler sur un coup pareil. Le « Red Mercury » lui avait déjà rapporté des centaines de milliers de dollars, ce qui lui permettait d’agrandir son empire, en achetant d’autres boîtes de nuit et des usines désaffectées, qu’il transformait officiellement en salles de sport.

Les pieds sur son bureau, il contempla d’un œil distrait les six écrans de télé qui lui permettaient de surveiller chaque recoin de l’Eden. L’entrée principale en cas d’irruption de la police, le bar, la grande salle, les box et même les toilettes. Son bureau se trouvait au centre du complexe, sans aucune fenêtre, aéré seulement par la climatisation, et sa porte était dissimulée derrière une fausse glace. Tous les murs des couloirs intérieurs de l’Eden, peints en noir, sans aucune décoration, constituaient un véritable labyrinthe. Son regard accrocha la caméra braquée sur les toilettes. Tandis qu’une go-go girl se trémoussait sur un podium en face de la piste de danse, une de ses copines était en train de se faire sauter par un client dans un des WC. Karim Nazarbaiev contempla le spectacle quelques instants, mais il n’avait pas la tête à la rigolade. Une fois de plus, il consulta sa grosse Seiko. Onze heures et demie.

Stephan et ses gardes du corps auraient dû être là depuis longtemps.

L’estomac tordu de fureur, il se leva et ouvrit le vieux coffre-fort placé derrière son bureau. Une des étagères était entièrement occupée par les passeports des « entraîneuses ». Ce qui les rendait particulièrement dociles, d’autant qu’elles ne parlaient que le russe… Sur l’autre, il prit un Makarov automatique, en vérifia le chargeur et le glissa dans sa ceinture.

Pour six cent mille dollars, cela valait la peine de se déplacer. Dans l’entrée, il fit signe à son chauffeur en train de jouer au flipper, et à deux de ses gardes du corps, des Tchétchènes eux aussi.

— Prenez la seringue, ordonna-t-il.

La seringue, c’était une Kalach enveloppée dans une couverture.

Les quatre hommes prirent place à bord de la Mercedes 560 dont la plaque minéralogique commençait par un V comme toutes les voitures de société, et la voiture prit la direction du pont Margit. Karim Nazarbaiev ignorait encore ce qu’il allait découvrir. La rage l’étouffait en pensant que ce salopard de Stephan était peut-être déjà en Autriche avec ses six cent mille dollars…

Ils traversèrent le Danube et filèrent dans les grandes avenues désertes à part quelques voitures bleu et blanc de police, portant sur le flanc Rendorseg en lettres énormes. Karim Nazarbaiev n’était plus qu’une boule de nerfs lorsqu’ils s’engagèrent dans la rue Lendvay. Pas un chat. Arrivé à la hauteur du numéro 20, il ordonna au chauffeur de stopper, puis se tourna vers un des deux Tchétchènes.

— Hussain, va voir.

Le garde démaillota la Kalach et se fondit dans l’obscurité, l’arme à bout de bras. Karim Nazarbaiev attendit, la gorge nouée… Hussain réapparut très vite. Dans la main gauche, il portait une valise métallique que le mafioso kirghize reconnut immédiatement : celle qu’il avait confiée à Stephan quelques heures plus tôt !

Hussain ouvrit la portière à la volée et se laissa tomber à côté de lui.

— Ils sont tous morts, annonça-t-il d’une voix altérée. Stephan et les deux autres.

— Morts !

Karim Nazarbaiev n’en croyait pas ses oreilles.

— Mais qu’est-ce qui est arrivé ? Hussain frotta nerveusement ses grosses mains l’une contre l’autre.

— Salim et Najib ont été flingués. Dans la tête. Stephan, on lui a fait avaler la poudre rouge. Enfin, assez pour qu’il étouffe.

Le chauffeur poussa une exclamation.

— Regardez ce qui arrive derrière !

Karim Nazarbaiev se retourna et aperçut une voiture qui remontait lentement la rue Lendvay. Lorsqu’elle passa sous un réverbère, il distingua sur le toit les deux gros gyrophares d’un véhicule de police. A cause de la présence de nombreuses ambassades dans le quartier, il y avait souvent des rondes.

— Démarre !

Le chauffeur ne se le fit pas dire deux fois. Karim Nazarbaiev ouvrit la valise métallique posée sur ses genoux et aperçut les sachets intacts. Il n’en manquait que trois. La gorge nouée, Karim vit que la voiture de police venait de s’arrêter, juste en face du numéro 20 ! Pas question d’y retourner. Le chauffeur vira brutalement dans Dosza Gyorgy, longeant le parc de Varosli-get, et se retourna.

— Où va-t-on ?

— Prends Andrâssy, on rentre, jeta le mafioso. Il se rencogna sur la banquette, cherchant à se vider le cerveau, mais une petite voix au fond de lui murmurait qu’il avait pris un risque de trop.

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