— Le voilà !
Les cheveux blancs de Mehdi Chimran venaient d’apparaître à la sortie du Park. L’Iranien regarda autour de lui et partit à pied vers le croisement de Mézô Imre et Thôkôly.
Le fourgon conduit par Tibor Zaïa démarra aussitôt, afin de ne pas le perdre de vue. A l’intérieur, Chris Jones annonça dans son Motorola :
— Il est sorti de l’hôtel, nous avons le contact en vue.
L’Opel grise conduite par Malko, avec Milton Brabeck à son côté, qui attendait devant la gare, se mit en branle à son tour. Presque aussitôt, la voix de Chris Jones éclata dans le récepteur.
— Il vient de monter dans un taxi. Il se dirige vers le Danube. Le numéro du taxi est : 4792.
Malko poussa une brève exclamation. C’était le véhicule de Ferencz Korvin, l’ancien policier du MVA travaillant avec les mafiosi russes. Ils étaient sur la bonne piste.
Leur planque fastidieuse finissait par payer, et le plan échafaudé par Malko entrait en œuvre. Comme prévu, les journaux hongrois avaient donné une large place à l’incident de la voiture piégée, l’attribuant à un conflit entre trafiquants russes et hongrois. Le corps n’ayant pu être identifié, l’enquête allait progresser lentement.
A l’heure où Malko se réveillait le lendemain matin chez Alan Spencer, Chris Jones et Milton Brabeck étaient déjà en route sur un Falcon 90 de la CIA pour venir prêter main-forte à Malko. Le chef de poste avait réactivé Tibor Zaïa qui leur avait trouvé un fourgon d’occasion. Un vieux Skoda au moteur encore solide. Quelques trous à la perceuse dans la tôle, un tabouret et des jumelles en avait fait un parfait véhicule d’observation. Le stringer de la CIA leur avait également procuré une Opel en plaques hongroises, plus anonyme qu’une voiture de location.
La police hongroise avait perquisitionné à l’Eden sans rien trouver. Pavel Sakharov, Zakra et les gardes du corps de l’ex-général du KGB avaient disparu. Malko et Alan Spencer s’étaient bien gardés de parler de l’usine désaffectée aux Hongrois. Leurs intérêts ne convergeaient pas. Il était possible que le Russe s’y soit planqué. Comme elle disposait de plusieurs sorties, c’était rassurant pour lui…
A peine les gorilles débarqués avec leur matériel, ils s’étaient mis au travail. Pendant deux jours, Mehdi Chimran n’avait quitté son hôtel que pour se rendre au restaurant… Et puis, cette fois, cela bougeait. Malko se dit que la police hongroise devait aussi suivre la planque, à bonne distance. Cela faisait beaucoup de monde derrière l’Iranien.
— Ils n’ont pas fait le ménage depuis un siècle, grommela Milton Brabeck en regardant les immeubles noirs de crasse qui bordaient l’avenue Ràkôczi.
— Un demi-siècle seulement, corrigea Malko.
— A côté d’ici, continua le gorille, New York, c’est aussi propre que Disneyland.
Il eut une brève crispation du visage et porta la main à son estomac.
— Putain ! Quand est-ce qu’on ira dans un pays avec de la bouffe normale !
La veille au soir, ils avaient dîné au Màtyàs Pince. L’oignon grillé à la louche et le paprika, mamelles de la cuisine hongroise, s’étaient révélés dévastateurs pour l’estomac des deux Américains.
— Rassurez-vous, fit Malko, grâce au Nouvel Ordre Mondial, bientôt la terre sera couverte de Mac Donalds et vous pourrez enfin voyager sans angoisse existentielle.
— Dieu vous entende, fit gravement Milton Brabeck. Ils ont des toilettes publiques dans ce bled ?
— Non, dit Malko.
Ils approchaient du pont Erzsébet. Ce n’était pas vraiment la direction de l’usine désaffectée.
— Ils franchissent le pont, annonça Chris Jones. Ils tournent à gauche. On a du mal à les suivre, à cause des trams.
Zakra, ankylosée, essaya en vain de se retourner sur le côté. Depuis près de trois jours, elle n’avait pas bougé de ce lit de fer où elle était attachée par de larges bandes de tissu adhésif. Pas besoin de bâillon : la pièce où elle se trouvait n’avait qu’une porte, tout au bout du couloir, au sous-sol de l’usine désaffectée. Elle avait encore la tenue qu’elle portait trois jours plus tôt : une robe de lainage avec des bas jarretières. Sa pelisse gisait dans un coin. Deux fois par jour, un Tchétchène lui apportait à manger.
Tout avait commencé le soir du deuxième rendez-vous. Pavel l’avait emmenée en voiture. Ils s’étaient arrêtés à la sortie du pont Arpad. A dix heures pile, le Russe avait dit à Zakra :
— Regarde bien l’endroit où tu étais avec ton ami américain l’autre soir.
Rien que le mot « américain » l’avait glacée. Donc, il savait ! Quelques secondes plus tard, l’explosion de la voiture piégée avait fait trembler les structures métalliques du pont. La voix glaciale de Pavel Sakharov avait achevé de démoraliser Zakra.
— Tu m’as trahi. Je sais tout.
Sans un mot de plus, ils avaient pris le chemin de Révész utça. Zakra essayait de dissimuler la terreur qui l’envahissait. Ils allaient la tuer. Comme l’Iranien. Quand ils étaient sortis de la Mercedes, ses jambes se dérobaient sous elle. Un des Tchétchènes l’avait empoignée et traînée jusqu’à la porte en fer.
Et puis rien ne s’était passé…
On l’avait simplement attachée aux quatre montants du lit de fer. Elle ne comprenait pas pourquoi Pavel ne l’avait pas tuée. Vers trois heures du matin, la porte s’était ouverte. C’était le Russe. Là encore, elle pensait qu’il venait la tuer. Mais il s’était couché sur elle sans un mot, avait écarté ses vêtements et lui avait fait l’amour sans un mot, avec une sorte de fureur, si violemment qu’il l’avait blessée tant elle était contractée. Il sentait la vodka et était reparti comme il était venu. Elle ne l’avait pas revu depuis.
— Tibor dit qu’ils montent à la Citadelle, annonça Chris Jones. Il n’y a presque plus de circulation, on est obligé de prendre du champ.
Malko jura entre ses dents. Il venait de passer devant le Gellért. Il monta encore un peu puis s’arrêta à l’entrée de Citadelle Sélany. Trop risqué d’aller plus loin. La voix de Chris Jones éclata dans le récepteur, stressée…
— Il vient de s’arrêter près d’une Mercedes. Attendez… il y a quelqu’un qui est sorti de la Mercedes et qui monte dans le taxi. Un grand type, plutôt chauve, Pavel Sakharov ! Shit ! Je ne vois plus rien.
— Chris ! appela Malko, vous ne pouvez pas activer votre système d’écoutes ?
Les gorilles avaient apporté des micros directionnels capables de capter des conversations, même dans une voiture fermée, grâce aux vibrations des glaces.
— Trop loin, répondit Chris Jones. Et nous sommes en sens unique, obligés de redescendre.
— OK ! fit Malko, c’est trop risqué de rester dans le coin. Continuez jusqu’à Szirtes utça. Il n’y a qu’un chemin pour redescendre de la Citadelle. Ils vont forcément passer devant vous. Prévenez-moi. Nous nous mettons à l’abri aussi.
Il tourna dans une petite voie tranquille bordée de villas, Kocsàny utça, et s’arrêta, hors de vue de la voie principale. Vingt minutes s’écoulèrent puis de nouveau, la voix de Chris Jones.
— Le taxi vient de passer. La Mercedes est encore là-haut. Quelques minutes de silence, puis :
— On passe le pont. Ils prennent à gauche. Le quai Belgrâd. Ils vont vers le nord.
Là, avec la circulation, c’était plus facile. Un quart d’heure plus tard, le taxi déposait Mehdi Chimran au Duna Intercontinental et repartait.
— Il est entré, annonça Chris Jones.
— Envoyez vite Tibor à l’intérieur.
Lui s’était arrêté dans le parking situé entre le quai Belgrâd et le Danube, en contrebas de l’hôtel. Trois minutes plus tard, la voix de Chris Jones annonça :
— Tibor vient de revenir. Chimran a retiré une enveloppe qui l’attendait à la réception et il a pris l’ascenseur pour descendre. Il va probablement au garage. S’il sort, il doit passer devant nous.
Silence, puis la voix triomphante du gorille.
— Il vient de sortir du parking. Il conduit une Mercedes 240 verte avec une plaque diplo. On y va.
Sans même savoir le numéro, Malko était presque certain qu’il s’agissait d’une voiture de l’ambassade d’Iran… Ils reprirent la filature et, un peu plus tard, Chris Jones annonça :
— Il vient de se garer dans Kerepesi, assez loin de l’hôtel. Il part à pied.
Malko continua jusqu’à l’avenue Kerepesi qui longeait le champ de courses et trouva facilement la Mercedes. C’était celle qu’il avait déjà vue, avec Cyrus Tadjeh au volant.
Le stringer Tibor Zaïa n’avait pas été admis à la réunion entre Alan Spencer, Malko et les deux gorilles. Sagement, il patientait dans l’antichambre, en fumant un cigare offert par la Company…
— Il faudrait savoir ce qu’ils se sont dit, conclut avec une grande clairvoyance Alan Spencer.
Un épais silence lui répondit. A moins d’avoir une boule de cristal…
Mehdi Chimran était retourné à son hôtel et Pavel avait disparu dans la nature. La récupération de la voiture de l’ambassade indiquait toutefois l’imminence de l’action. Hélas, l’expérience du matin avait prouvé la difficulté d’une filature discrète. En rase campagne, cela devenait pratiquement impossible. Si l’Iranien leur glissait entre les doigts au stade final de l’opération, c’était le bouquet.
— J’ai une idée, dit soudain Malko. Il y a eu un témoin à la conversation entre Pavel Sakharov et Mehdi Chimran.
— Qui ?
— Ferencz Korvin, dit Malko, l’ancien flic du MVA. Celui qui m’a déjà renseigné.
— Vous pensez qu’il parlerait ? interrogea l’Américain.
— Tout dépend de la façon dont on lui demande.
— Vous savez où le trouver ?
— Je connais son adresse. Il y est en général en fin de journée.
— Tentez le coup, conseilla le chef de station.
— Un détail, précisa Malko. Si Korvin refuse de parler, nous sommes dans l’obligation de nous assurer de sa personne jusqu’à nouvel ordre. C’est-à-dire de le kidnapper.
— Il me tiendra compagnie, il y a de la place dans le fourgon, ricana Chris Jones.
Alan Spencer, lui, faisait ses comptes. Kidnapping, chantage, coups et blessures, sans parler de l’imprévu. Heureusement que ce n’était pas un individu recommandable.
— Allez-y, soupira-t-il. Je ne bouge pas d’ici.
— C’est pas possible, c’est une cave !
Milton Brabeck venait de se cogner à un angle vif, dans l’obscurité totale du couloir menant à la chambre de Ferencz Korvin. La voiture de l’ancien flic du MVA était en bas, donc il devait se trouver chez lui. Malko arriva enfin devant sa porte et frappa.
Pas de réponse.
Il recommença à tambouriner. Cette fois il y eut des pas lourds de l’autre côté du battant et une voix rogomme demanda en hongrois :
— Qui c’est ?
— L’ami de Serguei, lança Malko à travers la porte.
— J’attends personne, répliqua le chauffeur de taxi. Visiblement, il n’était pas décidé à ouvrir. Malko se tourna vers Chris et dit simplement :
— Allez-y.
Il n’y avait pas beaucoup de place, mais le gorille put quand même prendre quelques mètres d’élan. Il passa à travers le battant comme si c’était du papier à cigarette. Milton fonça derrière, Beretta 92 au poing.
— On se calme, lança-t-il en anglais, la seule langue qu’il connaisse.
Ferencz Korvin, assis sur son lit, une boîte de conserve à la main, regarda, abasourdi, les deux montagnes de chair qui venaient de faire irruption dans son taudis. Puis, comme un ours brun qui émerge de son hivernage, il attrapa au vol son démonte-pneus et fonça en avant.
La détonation du Beretta 92 retentit, amortie par le silencieux. Korvin s’arrêta net, pétrifié. Regardant Chris et Milton à qui il trouva de sales gueules.
Des gueules de flics.
Malko apparut à son tour, et s’empara d’un tabouret avec un calme démoralisant.
— Mr. Korvin, dit-il en russe, il ne faut pas prendre mal notre intrusion. J’avais absolument besoin de parler avec vous.
— Moi, j’ai pas besoin de parler, éructa l’ancien flic. C’est qui ces deux singes ?
— Des amis.
Chris et Milton tenaient toute la place, observant de leur regard bleu et froid Ferencz Korvin. Il en avait des frissons dans le dos. Une bonne partie du plâtre du plafond était maintenant à ses pieds en petit tas.
— Foutez le camp, fit-il, je vais travailler.
— Ce matin, dit Malko, vous avez emmené un homme aux cheveux blancs que vous avez chargé près de l’hôtel Park. Il a retrouvé notre ami Pavel dans votre voiture. Qu’est-ce qu’ils se sont dit ?
De stupéfaction, Ferencz Korvin demeura d’abord muet. Puis, il poussa une espèce de rugissement et brandit son démonte-pneus.
— Foutez le camp ! Vous me prenez pour une balance ? Malko ne se troubla pas. Sortant une liasse de billets, il la jeta sur le lit à côté du Hongrois.
— Il y a cinq mille dollars, commenta-t-il. En forints, cela fait beaucoup d’argent. Je vous écoute.
Korvin glissa quand même un regard oblique vers la liasse, avant de grommeler :
— Foutez le camp, répéta-t-il. Malko secoua la tête.
— Je crois que vous n’avez pas compris, Mr. Korvin. Votre choix est très limité. Ou vous prenez cet argent et vous me dites ce que je veux savoir, ou bien vous allez passer des moments désagréables qui vont se terminer par une fin prématurée.
Il désigna Milton en train de caresser paisiblement l’énorme silencieux de son Beretta 92.
— La procédure standard, continua Malko, consiste à vous briser d’abord les deux genoux. Comme ces deux projectiles ont tendance à éclater, vos ménisques seront fichus. Donc, si vous décidez de collaborer après cette petite épreuve, vous seriez quand même invalide. Ensuite, lorsque vos coudes auront subi le même traitement, mon ami se verra contraint de vous mettre quelques balles dans la tête… Vous voyez que vous avez tout intérêt à nous parler. Et vous n’aurez même pas à craindre les représailles de Pavel. La bonne action que vous allez faire restera entre nous.
Il se tut et un épais silence s’abattit sur la petite pièce. Milton Brabeck se gratta la gorge, échangea un regard avec Malko, leva son pistolet et ramena le chien extérieur en arrière.
Le « clic » métallique fit sursauter Ferencz Korvin. Il s’ébroua, regarda Malko, le canon de l’arme, puis les yeux de Milton Brabeck et conclut vraisemblablement qu’il ne fallait pas jouer avec le feu. — Bistoch ! fit-il. Je vais tout vous raconter. L’ancien flic du MVA était peut-être une ordure, mais il était doué pour la survie.