Un silence pesant suivit, brutalement rompu par Alan Spencer, qui contenait de toute évidence une rage sans limite.
— Pourquoi dites-vous cela ? lança-t-il. Vous vous êtes engagé à nous aider.
— Je voulais simplement vous prévenir, répliqua calmement Tibor Zaïa. Si Mr. Linge tente d’approcher Nazarbaiev comme acheteur potentiel, il n’a aucune chance. Mais j’ai une idée.
Alan Spencer jeta sèchement :
— OK, nous vous écoutons.
Le Hongrois eut presque un sourire timide contrastant avec sa masse inquiétante.
— Il faut y aller sur la pointe des pieds. Je connais la maîtresse en titre de ce Karim Nazarbaiev. Une Kirghize comme lui. Elle m’aime bien parce que je lui procure des vêtements occidentaux pas trop chers. Comme toutes ces émigrées, elle a très envie de gagner de l’argent. Grâce à elle notre ami pourra se rapprocher de Nazarbaiev.
— Vous croyez vraiment que c’est la bonne méthode ? s’étonna Malko. Si ce Nazarbaiev s’aperçoit que je m’intéresse à sa maîtresse, il risque de ne pas me porter dans son cœur… Il n’y a pas un autre moyen de l’approcher ?
Tibor Zaïa secoua la tête.
— Je ne vois pas. Directement, c’est impossible. Il se méfie de tout le monde. C’est un univers très fermé. Si vous alliez le trouver pour lui demander de vous procurer même du « Red Mercury », il vous prendrait pour un provocateur. Tandis que si vous en parlez à sa maîtresse, en disant que vous êtes intéressé par l’achat de certains matériaux, il peut être tenté de vous vendre son « Red Mercury ». Et c’est lui qui vous approchera. Ensuite, ce sera à vous de jouer.
Ça tenait debout. Faute d’une « interface » capable de présenter Malko directement à Karim Nazarbaiev.
— Et si vous me présentiez ? suggéra Malko à Tibor Zaïa.
Le Hongrois eut un sourire ironique.
— Nous sommes concurrents. Les Russes essaient de liquider les trafiquants hongrois. Il sait bien que je ne lui rendrais pas service…
— Bien, admit Malko. Comment contacte-t-on cette Kirghize ?
— Tous les jours vers cinq heures, elle prend le thé au salon de thé Gerbaud place Vôrôsmarty. Nous pouvons y aller aussi et la rencontrer par hasard. Ensuite, je lui dirai que vous êtes tombé amoureux d’elle. Comme toutes les Russes, elle ne rêve que d’une chose : trouver un étranger qui l’installe à l’Ouest. Je vous présenterai comme un riche homme d’affaires. Ça devrait marcher.
Il regarda sa montre.
— Je vais être obligé de vous quitter. Donnons-nous rendez-vous à quatre heures et demie place Vôrôsmarty en face du magasin de disques, que nous arrivions ensemble.
Ils se serrèrent la main. Malko se dit que la tradition des salons de thé était toujours aussi vivace à Budapest. Les Hongroises passaient leur vie à se goinfrer de pâtisseries. Le Gerbaud était le plus vieux de la ville.
Dès que le Hongrois se fut éclipsé, Alan Spencer annonça avec chaleur :
— Votre meilleure garantie, c’est que Tibor joue sa vie avec la vôtre. Si votre couverture craquait, il serait le premier à prendre. Donc, il ne vous trahira pas.
— C’est encore heureux, ironisa Malko. Souhaitez-moi quand même bonne chance. Je risque d’en avoir besoin. A propos à quoi ressemble un Tchétchène ?
— A un yéti, en plus moche, fit l’Américain. Il jeta un coup d’œil à sa montre.
— Vous avez juste le temps de retrouver le camarade Serguei Oulanov, je vais vous expliquer comment trouver le Margitkert.
La cravate du rezident du KGB était si verte qu’elle paraissait phosphorescente ! Comme la plupart des tables du petit restaurant tout en longueur étaient vides, Malko n’eut aucun mal à le repérer. Serguei Oulanov avait un bon visage slave tout rond, un peu empâté, avec des yeux rieurs très bleus et des cheveux blond pâle. Une bouteille de Johnnie Walker, déjà bien entamée, était posée devant lui. L’homo soviéticus découvrait vite la civilisation. Il tendit la main à Malko comme s’ils s’étaient connus toute leur vie.
— Dobredin ! J’ai souvent entendu parler de vous. Vous étiez la bête noire du Premier Directorate. Que devient votre belle fiancée, Alexandra ?
Décidément le KGB avait de bons fichiers.
— Elle va bien, répliqua Malko, avec un petit pincement de cœur.
Il avait encore dû laisser la comtesse Alexandra entre les mains de play-boys aux intentions glauques. Hélas, le fidèle Krisantem ne pouvait quand même pas camper entre ses cuisses. Le Russe se pencha vers Malko, et dit sur le ton de la confidence :
— J’ai commandé de l’osciètre. Ici, il n’est pas trop cher. Pour vous ! ajouta-t-il. Effectivement, l’osciètre russe servi sur de la glace se révéla délicieux. Serguei Oulanov laissa Malko s’en régaler avant de se lancer dans le vif du sujet.
— Je sais que vous enquêtez sur le triple meurtre de la rue Lendvay, dit-il. J’ai pu avoir quelques informations. Les deux Tchétchènes abattus n’ont pas d’importance, ce sont des hommes de main. Il y en a une vingtaine qui traînent à Budapest et se louent au plus offrant. On les a tués pour ne pas laisser de témoins. Mais le troisième c’est différent. J’ai pu apprendre son nom : Stephan Sevchenko. Un Ukrainien, un petit voyou de Kiev. Il est arrivé ici dans le sillage de toute une mafia kirghize et ukrainienne. Surtout des macs et des spécialistes du racket. Des gens dangereux. Ils sont en train de s’emparer du contrôle de la prostitution à Budapest et de toutes les boîtes de strip-tease et de live-show.
— Les voyous locaux ne se défendent pas ? interrogea Malko.
L’officier du KGB nettoya soigneusement le bol de caviar, avant de laisser tomber :
— Ils ne sont pas de force. Il n’y a pas longtemps, les mafiosi russes voulaient s’emparer d’une boîte à putes, le Black and White. Les locaux ont renâclé. Le lendemain, Stephan venait tirer des rafales de Kalachnikov dans la porte, juste avant l’ouverture… Les Hongrois ne sont pas habitués à ces méthodes. Ce sont des doux.
— Et la police hongroise ?
Le Russe attendit que le garçon pose leur foie gras grillé devant eux.
— Elle est traumatisée, expliqua-t-il. Nous sommes restés trop longtemps chez eux. Ils nous haïssent, mais ils nous craignent encore.
— Alors ce Stephan, que savez-vous de lui ?
— Il travaillait pour un certain Karim Nazarbaiev. Un Kirghize. Celui-là, c’est un grand voyou, un vrai valioutniki[9], qui ferait n’importe quoi pour des dollars. Il est propriétaire de l’Eden, la plus grande disco de la ville, où il fait travailler une trentaine de filles qu’il a amenées avec lui du Kirghiztan. Je crois que le « Red Mercury », c’est lui.
Tout cela recoupait les informations du stringer de la CIA.
— Qu’est-ce qui vous le fait penser ? demanda Malko.
— Il a déjà escroqué des Libyens avec ça il y a quelques mois… Il a un conseiller technique soviétique et ce sont les Soviétiques — des gens du State Commitee — qui ont mis l’escroquerie du « Red Mercury » au point.
— Qui est ce conseiller ?
— Je ne peux pas vous le dire. C’est lui qui me renseigne. De toute façon cette affaire n’a aucun intérêt.
Il jeta un rapide coup d’œil à Malko avant de continuer, d’un ton en apparence badin :
— Ce n’est pas digne de vous. Alan Spencer aurait très bien pu traiter ce problème avec les Hongrois.
Visiblement, le rezident du KGB ne comprenait pas pourquoi un chef de mission de l’envergure de Malko venait perdre son temps pour une minable histoire de petits trafiquants. Alan Spencer s’était bien gardé de lui parler du plutonium 239. Le KGB et la CIA étaient maintenant des amis, mais il valait mieux garder ses petits secrets. Malko tenta de désarmer la curiosité du Russe.
— C’est vrai, admit-il, ce n’est pas une affaire passionnante, mais les gens de Langley se demandent si ce mafioso kirghize ne pourrait pas avoir accès à du matériel plus sensible. C’est ce que je suis chargé d’éclaircir.
L’officier du KGB haussa les épaules.
— Il s’en fout, il gagne assez d’argent avec les filles, le racket et les petits trafics. C’est un niekulturny[10].
Serguei Oulanov regarda sa montre et avala une ultime rasade de Johnnie Walker. Visiblement, il aurait bien emmené la bouteille…
— Il faut que je parte maintenant. Je vous laisse le numéro de ma ligne directe. Mais si vous m’appelez, ne donnez quand même pas votre nom.
Malko paya une fortune en forints et se prépara pour son rendez-vous suivant. Comment un petit voyou comme Karim le Kirghize avait-il pu se trouver en possession de plutonium 239 ?
Un soleil brûlant chauffait la vitre du penthouse d’Ishan Kambiz dominant la baie de Ipanema, du haut de ses dix-huit étages. Un appartement tout blanc avec quelques meubles anciens, livré clé en main par le célèbre décorateur Claude Dalle. Ishan Kambiz avait suivi l’exemple de plusieurs des plus grosses fortunes de Rio, également clientes du décorateur parisien.
L’Iranien ouvrit l’œil, envoya la main et caressa machinalement la croupe callipyge, d’une fermeté incroyable, de Linda, la jeune créature qui dormait sur le ventre à côté de lui. Seize ans, importée de Angra dos Reis à deux cents kilomètres au sud de Rio, garantie séronégative. Il passa délicatement un doigt entre les fesses café au lait et, docilement, dans son demi-sommeil, la fille ouvrit les cuisses. Réflexe conditionné d’une bonne salope tropicale.
Ishan Kambiz continuait son exploration quand un de ses quatre téléphones se mit à sonner. Le bleu. Très peu de gens possédaient ce numéro-là et il décrocha immédiatement.
— Ishan ?
Il reconnut instantanément la voix basse, un peu cassée de son interlocuteur et sa tension monta en flèche.
— Baleh[11].
— J’ai reçu ton compte rendu, dit Mehdi Chimran. Je ne comprends vraiment pas ce qui a pu se passer. Tout était arrangé.
— Je ne comprends pas non plus, admit Ishan Kambiz.
Nerveux. Même si Mehdi Chimran n’appelait pas de Téhéran, cette conversation risquait d’être interceptée par les « Grandes Oreilles » de la NSA américaine. Il avait intérêt à ne pas trop en dire. De toute façon, le rapport qu’il avait fait parvenir à Téhéran détaillait tout ce qui s’était passé. Il y eut un silence au bout du fil. Visiblement, Mehdi Chimran était perplexe lui aussi.
Réveillée par le téléphone et croyant bien faire, la jeune Brésilienne se retourna et enfourna dans sa bouche le sexe recroquevillé d’Ishan afin de lui redonner vie. Ce dernier l’écarta sèchement et lui fit signe de gagner la salle de bains. Ce qu’elle fit, en roulant des hanches d’une façon atrocement provocante. Elle ne perdait rien pour attendre, se dit-il. Mais même s’il n’y avait qu’une chance sur un million qu’elle saisisse le sens de sa conversation en farsi, il ne pouvait pas prendre le risque.
— J’ai parlé avec mon correspondant, annonça Mehdi Chimran, il ne comprend pas non plus.
Ishan Kambiz faillit lui dire que les Russes étaient de fieffés menteurs mais il ne voulait pas prononcer le mot « russe ». Il se contenta de laisser tomber :
— Il doit bien y avoir une explication.
— Il m’a promis de la découvrir, affirma Mehdi Chimran. Dès que la situation sera mûre de nouveau, il te fera prévenir par le canal habituel. Je compte sur toi pour mener les choses à bien. Tu ne vas pas pouvoir me joindre pendant quelques jours, je dois me faire opérer.
— C’est grave ?
— Non, non, mais il faut que je le fasse maintenant. Donc, je te confie cette affaire.
— Tu peux compter sur moi, affirma Ishan Kambiz. Mehdi Chimran raccrocha. Après quelques instants de méditation, Ishan Kambiz gagna la salle de bains. Pour l’instant, il n’avait plus rien à faire. Linda était penchée sur le lavabo, en train de se laver les dents, la croupe saillante. L’Iranien n’eut pas besoin de se frotter à elle bien longtemps pour devenir dur comme du bois.
Il s’enfonça dans son sexe avec un « han » de bien-être, la remplissant entièrement. Sans lâcher sa brosse à dents, Linda commença à se balancer d’avant en arrière, régulière comme un métronome. Ishan Kambiz profita quelques instants de cette houle, puis se retira avec lenteur, remonta un peu, et, férocement, de tout son poids, se planta d’un coup dans les reins de la fille. A seize ans, c’était sa première expérience de ce genre et elle poussa un hurlement dément. Ce cri était tellement exquis que l’Iranien explosa instantanément, pouvant à peine bouger entre les parois trop étroites. Le contact de ses fesses inouïes de fermeté le rendait fou. Il regarda dans la glace les yeux pleins de larmes de Linda et se retira d’un coup, plongeant aussitôt sous la douche. Même cette sensation délicieuse n’avait pas effacé l’agacement de son voyage raté.
Pavel Sakharov avait à peine touché à son déjeuner, l’appétit coupé. Incapable de se concentrer sur la conversation de ses invités — des hommes d’affaires grecs —, il repensait sans arrêt au coup de téléphone qu’il venait de recevoir lui apprenant un grave contretemps qu’il ne parvenait pas à s’expliquer. Quoi qu’il en soit, il lui fallait tirer les choses au clair, de toute urgence. C’était pour lui une question de survie. Il disputait une course mortelle contre la montre. L’opération qu’il avait mise sur pied devait se dérouler très rapidement, sinon, il y aurait des fuites et les Israéliens ou les Américains, sans parler des Irakiens, feraient tout pour l’éliminer physiquement.
Le voyage raté d’Ishan Kambiz était une catastrophe. Il se gratta la gorge et annonça à la cantonade avec un sourire de circonstance :
— J’ai reçu de mauvaises nouvelles. Je suis obligé de retourner à Moscou pour une affaire urgente. Il faut que nous bouclions tout d’ici la fin de cet après-midi.
En tant que vice-président de la société mixte Isotop, il parcourait le monde à la recherche de contrats.
Tandis qu’il sortait de la salle à manger du Grande Bretagne, il prit son chauffeur à part.
— Nous partons ce soir. On traversera la Yougoslavie. Tant pis pour les problèmes. Je veux être à Budapest demain.
Le salon de thé Gerbaud semblait sorti tout droit du XIXe siècle avec ses plafonds hauts, ses moulures rococos, ses murs tendus de tissu et ses serveuses en coiffes blanches. Une foule de mémères se pressait devant les comptoirs de la première salle, faisant goulûment leur choix. Presque toutes les tables étaient occupées. Malko et Tibor Zaïa avaient pris place dans la seconde salle, devant du thé et des dobos, le gâteau fétiche de la maison. Il y avait de tout : des hommes seuls lisant leur journal, des filles jeunes et belles, des grappes de chaisières enchapeautées, sentant la naphtaline. Impassibles, se déplaçant sur leurs petits chaussons noirs de coureur cycliste, des serveuses rougeaudes faisaient la navette entre le buffet et les tables. Même au pire des restrictions communistes, il y avait toujours eu des pâtisseries au Gerbaud.
Tibor Zaïa avala un peu de dobo et dit calmement :
— Mr. Spencer est très gentil, mais il est imprudent.
— Pourquoi ?
— La mafia russe est très bien organisée. Ils ont des ramifications partout. D’abord dans le KGB qui leur fournit des informations précieuses sur tous ceux qui les contactent. Ensuite, dans la police hongroise.
— Parlez-moi de cette Kirghize, réclama Malko. Qui est-ce ? Tibor lui jeta un regard en coin.
— Elle s’appelle Zakra, c’est une fille superbe. Elle était la vedette d’une école de mannequins dans son pays.
Que pouvaient faire les Kirghizes avec des mannequins ?… Décidément, l’ex-Union soviétique réservait beaucoup de surprises.
— Il y a des défilés de mode au Kirghiztan ? interrogea Malko. Le Hongrois sourit, ironique.
— C’était un truc de la mafia pour recruter de jolies filles. Ensuite, ils leur ont proposé de venir travailler à l’Ouest. Faire les putes et du dollar. Elles ont toutes accepté et c’est ici qu’elles débarquent. Elles arrivent comme touristes, puis elles s’installent. En investissant un million de forints pour monter une société, on peut avoir un permis de séjour pour tous les participants. C’est ce que les Russes ont fait.
— Cette Zakra, elle trompe son amant ? Tibor Zaïa corrigea avec un sourire.
— C’est une Kirghize ! Elle a un caractère très indépendant. Si elle voit son avantage, elle ne demandera pas sa permission. Il leva la tête et dit à voix basse : Tenez, la voilà. Avec son garde du corps.
Le cuivre de ses cheveux se voyait comme un gyrophare dans le brouillard. Pourtant, il y avait du monde autour du comptoir des pâtisseries. Il faut dire que Zakra la Kirghize était exceptionnelle. Un mètre quatre-vingts environ, avec sur le sommet du crâne un étrange chignon enfermé dans une petite cage de fils d’or. Son corps était dissimulé par une houppelande en astrakan noir qui lui tombait jusqu’aux chevilles.
Elle se tourna et Malko découvrit un visage d’une beauté sauvage. D’immenses yeux sombres en amande surmontés de sourcils épais et bien dessinés, avec des pommettes proéminentes de Slave et surtout une bouche très rouge, épaisse et large, dans laquelle on avait envie de mordre comme dans un fruit bien mûr.
Presque collé à elle, il y avait une sorte de yéti aussi large que haut, le crâne rasé, un blouson de nylon rosé dissimulant des pectoraux de taureau.
Tibor Zaïa leva le bras et l’agita. Le fruit rouge au milieu du visage de Zakra sembla se dilater et elle fonça vers leur table, comme une lionne cherchant sa proie, bousculant sans ménagement les petites vieilles dames. Arrivée à leur hauteur, elle embrassa chastement le Hongrois avec un sourire dévastateur et son regard tomba enfin sur Malko que Tibor lui présenta aussitôt, sous son seul prénom.
Au lieu de lui serrer la main, elle l’embrassa aussi, frôlant la commissure de ses lèvres. Ses yeux étaient absolument inouïs, des lacs noirs aux pupilles si dilatées que Malko pensa qu’elle se droguait.
— Dobredin, fît-elle d’une voix grave aux intonations métalliques. Je peux m’asseoir avec vous ?
Sans attendre la réponse, elle défit le crochet qui retenait sa houppelande et, d’un léger mouvement des épaules, la fît tomber à terre. Aussitôt le yéti s’en empara et la plia sur ses genoux… Malko avait l’impression d’être soudain relié à une ligne haute tension. Ce qu’il découvrait était encore plus extraordinaire que le visage admirable de la Kirghize. Celle-ci arborait pourtant une tenue qui, sur une autre qu’elle, aurait été le comble de la modestie : un chemisier de soie jaune fermé par un col officier, un caleçon en fausse panthère disparaissant dans de courtes et souples bottes noires.
Seulement la soie jaune était tendue par des seins qui semblaient rapportés tant ils étaient importants, pointus et fermes. Leurs contours se dessinaient jusqu’au moindre détail. Au Kirghiztan, on devait ignorer l’existence des soutiens-gorge… Sa croupe était tout aussi généreuse et le caleçon semblait peint dessus. Entre les deux, il y avait une taille de guêpe enserrée dans une grosse ceinture de cuir dont la boucle représentait une panthère bondissante.
Si elle était sortie dans la rue sans sa houppelande, Zakra aurait provoqué une émeute. Une véritable héroïne de bande dessinée. Elle croisa les jambes et ses cuisses en parurent encore plus fuselées. Dans n’importe quel pays au monde, Zakra aurait été plébiscitée reine de beauté. La serveuse s’approcha et la jeune Kirghize détailla sa commande, arborant une expression pleine de sensualité gourmande.
Cette fille devait être un piège diabolique. Lorsqu’un homme l’avait touchée, il ne devait jamais pouvoir l’oublier.
La serveuse revint avec une assiette de gâteaux et Zakra se mit à manger voracement, sans se préoccuper des deux hommes. Le Tchétchène s’était installé en retrait, la houppelande sur les genoux, devant un modeste café… Quand elle eut liquidé les gâteaux, elle posa sur Malko un regard trouble et profond.
— Que faites-vous à Budapest ?
— Des affaires, répliqua-t-il avec un sourire désarmant. Mais je ne viens pas de loin, seulement de Vienne.
Un éclair d’intérêt passa dans les yeux noirs et c’est en allemand qu’elle continua.
— Vous êtes allemand ou autrichien ? Ce fut au tour de Malko d’être surpris.
— Où avez-vous appris l’allemand ?
— Ma mère était allemande de la Volga, dit-elle simplement. Elle a été déportée et forcée d’épouser un Kirghize, sous Staline. Mais elle n’avait pas oublié sa langue, et me l’a apprise.
Elle parlait avec un curieux accent, mêlant quelques mots russes à sa conversation. Ignorant Tibor, elle fixait Malko avec assurance et une sorte d’intérêt animal, semblant fascinée par ses yeux dorés. Lui avait du mal à garder son regard sur son visage. Il lui semblait que les pointes de ses seins poussaient encore plus la soie jaune. Même le buste très droit, sa poitrine tenait comme si elle avait été artificielle…
Malko dut faire un effort surhumain pour annoncer, après avoir ostensiblement regardé sa montre :
— Je dois aller travailler. J’espère que je vous reverrai. Elle sourit sans répondre. Tibor se leva vivement.
— Je vous donne les papiers dans la voiture. Ils échangèrent quelques mots dehors et le Hongrois assura :
— Je vais transmettre votre « message ». Même sans la CIA, Malko aurait tué père et mère pour la revoir.
— Demain cinq heures au bar du Gellért. Malko eut brutalement l’impression d’avoir l’estomac rempli de papillons. Il avait attendu une heure l’appel de Tibor Zaïa dans sa chambre du Hilton.
— Que vous a-t-elle dit ? demanda-t-il. Le Hongrois rit.
— C’est plutôt moi qui lui ait dit que vous étiez fou d’elle ! Que vous m’aviez demandé d’arranger un rendez-vous si elle était d’accord.
— Elle n’a pas été choquée ?
— Pas du tout, mais il va falloir faire attention. Karim Nazarbaiev est plus jaloux que je ne le croyais. Le Tchétchène qui l’escorte lui fait des rapports complets.
— Comment va-t-elle faire dans ce cas ?
— Elle va le semer, ricana Tibor Zaïa. D’après ce qu’elle m’a dit, elle veut quitter pour de bon la mafia en trouvant quelqu’un de l’Ouest qui l’épouse.
— Dans ce cas, objecta Malko, elle n’osera jamais parler de moi à Nazarbaiev. Je me demande si ce rendez-vous va m’apporter quelque chose.
— Espérons, éluda le Hongrois. Mais c’est le seul moyen d’entrer dans le cercle des intimes de Karim Nazarbaiev. Si vous l’attaquez de front, vous vous heurterez à un mur. Mais soyez quand même prudent. Il paraît qu’il a dit au Tchétchène de lui rapporter les couilles de tous ceux qu’il verrait tourner autour de Zakra.