GRAVITATION : force en vertu de laquelle tous les corps s’attirent en raison directe de leur masse et en raison inverse du carré de leur distance.
Mon sourire énigmatique lui fait se pourlécher les labiales, Jérémie. Il en augure du bon. Sa menteuse ressemble à une grosse épluchure d’aubergine, ses lèvres à un club sandwich.
— Oui ? il demande, comme ça, à blanc.
— Oui ! réponds-je à Blanc.
Et d’aller à la porte du colon pour en faire sauter les scellés du geste auguste du semeur. Cric-crac, sésame.
Toujours cette sale odeur de mort et de sang. Faudrait laisser toutes les fenêtres ouvertes et, après une longue aération, gicler du déodorant citronné, voire au pin des Vosges.
Je le dis toujours, les hommes, ce qu’ils ont de pire, c’est leurs odeurs. Sans cesse obligés de se briquer la viande fond en comble pour ne pas puer merde, sueur, menstrues, aigreurs infamantes. Premiers secours ? Le parfum ! Cacher la merde au chat et la sienne itou !
Or donc, nous revoici chez feu mon colonel ! Mes respects, mon colonel ! Toute la hideur d’un appartement de vieux veuf !
— Cherche ! fais-je à Jérémie.
— Volontiers, mais quoi ?
— Un appareil photo.
— Ah bon ?
Il demande, avec l’humour d’un type qui est descendu de ses cocotiers pour préparer une thèse sur Montaigne :
— De quelle marque ?
— Kodak à soufflet des années 30, réponds-je impavidement.
De mon côté, je m’y colle. La grande farfouille ! Tiroirs, placards… Zob ! Nada ! Inscrivez peau de balle sur le registre des désilluses.
L’anthropoïde fructivore me rit au nez, large comme une tranche de melon d’eau.
— Le Grand Sorcier blanc ne l’aurait-il pas dans le cul, pour une fois ? fait-il en adoptant son accent Autant en emporte le vent postsynchronisé.
Mais j’ai à la fois mes certitudes et mes pressentiments. Quand ils font corps, ça se concrète.
Je me pince les lobes oculaires entre le pouce et l’indesque (Béru). Miroska, vous êtes avec moi ? Simple question de connexion mentale.
— Le mage Antonio est en transe ? dit Jérémie. Perçoit-il des flashes ?
— La salle de bains ! dis-je-t-il. Déjà explorée !
— Au verso de la porte : deux patères !
— Et un Ave ! complète le gouailleur.
— Une serviette de bain accrochée à l’une d’elles ! articule le médium. Allez la soulever, sergent !
— À vos ordres, mon général !
Il fait, revient, penaud, en tenant au bout de son doigt replié la dragonne de cuir d’un appareil photo.
— Ce n’est pas un Kodak, tente de jubiler cet arrière-petit-fils d’orange-outange.
Mon regard peu amène lui glace la moelle. Il fait soumission en murmurant :
— Chapeau !
— L’appareil est-il chargé, sergent ?
Il mate le dos du Kékon.
— Il l’est, mon général !
— La pellicule a-t-elle été utilisée ?
— En partie.
— Combien de photos prises, sergent ?
— Trois, mon général.
— Développement immédiat !
Et nous nous ruons au labo du Grand Poulailler.
J’ai été bien inspiré de m’embourber cette pauvre Nathalie avant qu’on la décervelle. Exquis brin de femme. La trente-cinquaine florissante, là où une gonzesse contrôle encore ses formes avant de se laisser vacher, ce qui leur survient un peu plus tard, inexorablement.
Le premier cliché ne me permet de la reconnaître que parce qu’elle m’a fait les honneurs de son corps. Il la dévoile (dévoile est le mot juste) du sommet des seins à mi-cuisses. Son triangle de panne est raffolant : d’un noir de jais, sobrement frisé. Elle y glisse un doigt subtil qui vous met illico le cadran solaire sur midi pile ! Le second a été pris d’un peu plus loin et la laisse admirer presque entièrement. Il est clair que la dame s’interprète le grand air du Barbier de Séville à la mandoline baveuse. Elle se sait flashée, de toute évidence, et ce voyeurisme accepté excite la donzelle. Photo prise à travers le trou du mur dont les contours mettent du flou autour de l’image érotique. La troisième photo prise est un plan moyen. Nathalie a un pied posé sur le rebord de la baignoire, ce qui l’oblige d’ouvrir ses belles cuisses, n’est-ce pas ? De sa main gauche, elle écarte sa bouche inférieure et, de la droite, en astique les jolies babines.
— C’était une terrible, non ? diagnostique son camarade à la peau de baleine.
— La femelle en rut dans toute sa splendeur ! acquiescé-je.
— En somme, elle offrait un numéro hard au colon ?
— Qui te dit qu’elle « l’offrait », mon beau Diamant noir ? Tu sais, des petites-bourgeoises qui arrondissent leurs fins de mois en ayant des complaisances envers des vieux schpountz, ça date de longtemps. Dans Maupassant, elles fourmillent.
— Donc, elle aurait accepté que la cloison soit percée pour, quand il le demandait, faire des cochonneries devant le vieux mateur ?
— Je le crois.
— Elle se savait photographiée ?
— Bonne question, mais à laquelle il m’est impossible de répondre.
Je nous sers deux bloodies-mary. On se les gurgite, assis face à face dans des fauteuils de cuir.
— J’ai les crocs, annoncé-je. Je ne me souviens plus de quand date mon dernier repas. Tu viens bouffer à la maison ? Je téléphonerai à m’man de nous préparer un frichti qui sorte de l’ordinaire. Que penserais-tu d’une omelette aux morilles pour commencer ? Avec un petit cahors très fruité ? On lui laisserait le champ libre pour le plat de résistance ?
— Si tu veux, accepte d’emblée mon ami.
Il sourit.
— Curieux cette place que la bouffe tient dans votre existence, les Blanchâtres.
— Celle qu’elle mérite, mon vieil oniromancien ! Nous mangeons trois fois par jour, et cette répétition constante nous entraîne, nous, gens civilisés, à varier la chose pour lui garder son attrait. Vous autres, ci-devant cannibales, n’avez que le souci de vous remplir la panse avec n’importe quoi : manioc ou cul d’éléphant !
— Si nous disposions d’Hediard et de Fauchon, nos goûts seraient certes plus développés, mais dans des régions où l’appétit n’a pour répondant que la famine, il en va autrement, riposte M. Blanc. Mon grand-père paternel a mangé un missionnaire. Manque de bol, il était coriace car c’était un évangéliste protestant !
Au moment où je décroche mon biniou pour alerter Félicie, Honnissoit et Pinaud reviennent de leur expédition.
Ils ont plein d’autosatisfaction dans la prunelle, ce qui laisse présager du positif.
— Affaire rondement menée ! déclare le commissaire.
Fair-play, il ajoute en montrant César :
— Ce type a davantage de jugeote que tout le restant des effectifs que comporte cette honorable maison. Savez-vous ce qu’il a fait, pendant que nous mettions les gens de l’hôtel sur le gril ? Il s’est fait remettre la liste des réservations pour le jour où le couple d’assassins se trouvait à l’hostellerie. Ensuite, il a téléphoné chez Marius et Jeanette et s’est fait lire les réservations qu’ils ont prises le soir des meurtres d’en face. Tenez-vous bien, monsieur le directeur…
— Un même nom se trouvait sur les deux listes ? intervient Jérémie.
Honnissoit se retient de le traiter de salaud pour lui avoir carbonisé son effet, mais ses yeux sont chargés des pires maléfices.
— Exact ! jette-t-il, comme on recrache une esquille d’os de lapin provenant d’un civet.
— Mieux encore ! fait Pinaud, sûr de son effet.
— Le type en question se trouvait en compagnie du professeur Raspek ? deviné-je, ce qui achève de déconviendre les arrivants.
— Oui, piteuse le Fossilisé.
Je tends la main, chef mendiant souverain, sûr de l’obole qu’il attend.
C’est Honnissoit qui sort une feuille de carnet et me la présente.
Séminal Tabriz.
— C’est tout ? demandé-je.
Pincé, le commissaire grommelle :
— Dites, ça vient de sortir, c’est tout chaud, il faut mettre ça dans l’ordinateur.
— Eh bien ! mettez, mon bon, et poussez les feux, ça urge !