MASCARON : figure grotesque employée en décoration.
Au cinquième étage, deux portes se proposent à mon intrépidité. Gauche, droite. Laquelle choisir ? Je tente de me représenter la topographie des appartements qu’elles défendent. Lequel possède la fenêtre au point lumineux ?
J’opte pour la gauche et je sonne par mesure de sécurité, des fois qu’il y aurait quelqu’un… Je patiente deux minutes et sonne derechef. Juste que je sors mon sésame de ma vague, un bruit de serrure actionnée me dissuade d’achever mon geste. Fectivement, la lourde s’écarte et un gazier en pyjama, mais qui reste « cadre supérieur » dans son accoutrement nocturne, paraît, la tignasse à la Laurel, les châsses en feux de panne, un bout de bite rouge lisible par l’échancrure de « sa jambe de pyjama », comme dit toujours ma Félicie. Derrière lui, à deux mètres, surgit une jolie femme adultère, blond cendré, dans un déshabillé, qui transforme illico ma bite en portemanteau[3].
Pour dissiper les craintes que ma visite un temps pestive leur provoque, j’empresse de montrer ma carte et de les apaiser (la dame, surtout, j’aimerais l’apaiser, en levrette de préférence).
— Navré de vous réveiller, dis-je. Nous sommes à la poursuite d’un malfaiteur qui serait entré dans votre immeuble ; vous n’avez rien entendu de suce pet ?
Ils dénèguent. La petite jolie est plus rapide à revenir des limbes que son matou. Déjà elle arrange ses cheveux et croise son déshabillé sur sa gorge, la conne !
Je lui balance le regard du siècle à travers lequel je lui prends rendez-vous pour demain après-midi, seize heures, au Fouquet’s qui est à deux pas.
Les époux me répondent qu’ils n’ont rien entendu.
— Allez vérifier que vos fenêtres sont bien fermées, enjoins-je au cadre supérieur.
Il y va. J’en profite pour confirmer oralement le rancard visuel que je viens de prendre avec la jeune femme. Le temps nous talonnant, elle n’a pas celui de me jouer l’air de « l’effaroucherie » : « Comme vous y allez ! », « Pour qui me prenez-vous ? » et autres conneries du genre que se croit obligée de débiter une dame « chargée » cosaque. Prise par le temps, elle n’a droit qu’à deux réponses : oui, ou non. Et comme c’est une sensuelle qui lit leur paf dans les prunelles des hommes, en l’occurrence j’ai droit à la première réponse.
Seigneur ! comme la vie que Tu nous as accordée est confortable quand nous osons nous libérer du conformisme, ce fléau !
Le couple se verrouille à quadruple tour (ils ont un loquet assermenté), et la minuterie s’éteint. J’en profite pour uriner dans le porte-pébroques du palier (le meursault, je te dis !). N’ensuite, je carillonne à la porte de droite. Cette fois, onc ne me répond. La plaque de cuivre fixée sur l’un des panneaux annonce « Casimir Lemercier[4] ». Nom de bon aloi, au demeurant. Comme ci-devant, j’insiste. Nobody ! Mon instrument familier est un outil de précision entre mes doigts de maestro. Le jour où un malfrat de génie me l’a offert pour me remercier de lui avoir arrangé des bidons vachement cabossés, il a résolu pour moi bien des tracas en puissance !
À peine pénétré-je dans l’appartement que je renifle une odeur de sang ou assimilé. Je traverse une entrée où sont exposés, sur des consoles, des vases chinois qui flanqueraient la migraine à un mandarin et à sa mandarine. En sus, on a droit à un bouddha dont la frime ne me revient pas : le genre adipeux-lisse, à l’œil enfoncé comme un escarguinche cuit au fond de sa coquille.
La double porte vitrée du salon est grande toute verte (comme dit Bérurier).
La clarté de l’avenue suffit pour qu’on se repère. Il y a également le voyant rouge d’un poste de télé dont la lueur s’aperçoit depuis le trottoir d’en face.
Ces maigres sources de lumière me suffisent à distinguer un corps d’homme allongé sur le tapis, la face en avant.
Marrant ! Cette scène n’est pas une découverte pour moi. Mon subconscient l’avait déjà détectée et c’est ce qui m’a amené en ce lieu, parole d’homme !
J’empare mon stylo-torche au rayon étroit mais intense et promène son faisceau sur le type. Il a été étranglé à l’aide d’un fil d’acier très mince qui a profondément pénétré dans sa chair, au point de lui sectionner la carotide et le larynx. Supplice du garrot, comme cela se pratiquait en Espagne il n’y a pas si longtemps. On a noué le fil au corgnolon de la victime, après quoi on a glissé sous le fil une cheville de fortune (en l’occurrence un crayon), puis on a tourné le crayon dans le sens des aiguilles d’une montre jusqu’à ce que mort s’ensuive.
Cette première constatation établie, je passe à un examen plus général de l’endroit. Il en résulte les découvertes ci-après : l’homme se tenait assis à califourchon sur une chaise, devant la fenêtre. Un trou rond, d’un diamètre de dix centimètres a été découpé dans l’un des carreaux de ladite pour permettre de brancher le tuyau à soufflet d’un climatiseur portable, dont le tuyau a été débranché. Devant la chaise, appuyé dans l’encoignure de la croisée, se trouve un fusil à lunette. Sur le sol, toujours près de la chaise, un poste téléphonique pourvu d’un très long fil (ce qui permet de le déplacer partout dans le salon), voisine avec un annuaire condensé de Paris ouvert à la lettre « R », comme restaurant. Accrochée par sa dragonne au dossier de la chaise, une paire de jumelles.
Je m’empare du fusil en le tenant à travers mon mouchoir et l’examine. C’est une arme de professionnel dont le magasin contient quatre balles au bout scié en croix, ce qui provoque des dégâts irréparables dans la viande, qu’elle soit d’homme ou de fauve.
Ces objets aussi inanimés que le mort sont éloquents et il m’est aisé de reconstituer la scène. L’homme est un tueur qui était chargé d’abattre quelqu’un depuis cette fenêtre. Quelqu’un devant se rendre au restaurant d’en face (ou en sortir). Il me connaît et m’aperçoit. Je ne pense pas être sa victime désignée car PERSONNE ne pouvait savoir que j’allais dîner chez Marius et Jeanette, vu que nous l’avons décidé au dernier moment, Félicie et moi. Deux choses absolument contradictoires dans cette histoire : primo, le gars de l’appartement s’apprêtait à tuer ; secundo, on est venu le tuer. Il l’a tout de suite compris. Il disposait d’une arme hautement performante, mais au lieu de s’en servir pour se protéger, il m’appelle au téléphone. Ses meurtriers entrent et l’étranglent sans qu’il ait utilisé le flingue. Tu trouves ça logique, toi ?
Quand je réponds à son appel, que me dit cet être traqué ? « Ils sont là, commissaire. » Comme si je pouvais comprendre quoi que ce soit à son cri de détresse. « ILS » sont là. Quels « ILS » ?
Je lui demande alors qui il est, et au lieu de me le dire, il ajoute :
« Ils sont en train d’ouvrir ma porte. Ils vont me tuer ! Venez vite ! Je vous en supplie ! »
Où diantre voulait-il que j’allasse ? Pourquoi s’adressait-il à moi comme si j’étais au courant de son identité et de ses problèmes ? Médusant, non ? Ça ne s’emboîte pas bien ; y a un sacré boulot d’ajustage à faire !
Toujours est-il que ses ennemis parviennent jusqu’à lui, entortillent un fil d’acier à son cou et le trucident sans qu’il se soit emparé du fusil.
À présent que les faits sont établis, me reste à mieux connaître « le tueur assassiné ». Je m’agenouille près de lui et fais basculer son corps sur le dos. Il a perdu énormément de sang, à cause de sa carotide tranchée. Je le contemple ardemment, pour tenter d’éveiller en moi des souvenirs, mais non : ma mémoire reste aussi à plat que l’électroencéphalogramme de Louis XVI. Je suis absolument certain de n’avoir jamais rencontré cet homme auparavant. C’est un type mince, à la calvitie très étendue, âgé d’une quarantaine d’années. Il porte une barbiche à la Trotski et ses lunettes gisent dans la flaque de sang. La strangulation dont il est clamsé l’a contraint à tirer sa langue. De la mousse verdâtre sort de sa bouche. Tout cela est assez affligeant.
Détail intéressant : il porte des gants de caoutchouc, comme en mettent les chirurgiens pour opérer (à cause des empreintes, naturellement). Il est en T-shirt à manches courtes, pantalon de serge marine, mocassins de cuir fauve. Un blouson de daim assorti aux chaussures a été soigneusement déposé sur le dossier d’un fauteuil.
Je le fouille. Un porte-cartes rebondi contient un passeport tchèque au nom d’Antonin Pétsek, né à Prague en 1955, journaliste au Cagade Express de Bratislava. De l’argent français, des marks allemands, des francs suisses, prouvent que l’individu en question se déplaçait beaucoup…
À retenir avant toute chose : il n’a rien de commun, à première vue, avec le dénommé Casimir Lemercier locataire de l’appartement.
Je regarde l’heure : une plombe quinze broquilles.
Que faire ? Rentrer chez moi et me « toyer », ou bien prévenir mes archers et participer avec eux au lancement de l’enquête ? Pour donner à mon indécision le temps de s’installer, je me raconte une histoire que je ne connaissais pas. Celle des deux étudiants en médecine à une terrasse de café, qui s’intéressent au cas d’un passant. L’homme en question se déplace lentement, les jambes écartées, en se tenant penché en avant. L’un des étudiants dit à l’autre : « Ce pauvre type doit avoir une crise d’hémorroïdes carabinée ! » Son ami se récrie : « Des hémorroïdes, en se tenant penché en avant ! Tu rêves : il souffre d’une double orchite ! » « Allons lui demander ! » Ils rejoignent le bonhomme et l’abordent : « Excusez-nous, mon ami et moi sommes étudiants en médecine. Il croit que vous avez une orchite double, et moi je prétends que vous souffrez d’hémorroïdes ? » Le type hausse les épaules et soupire : « Eh bien, on s’est trompés tous les trois, mes petits gars : moi je croyais que c’était un pet ! »
Bien que l’histoire soit scato, elle m’amuse, ou peut-être me fait-elle rire parce qu’elle est scato ?
N’empêche que mon siège s’est fait pendant que je m’auto-narrais cette bluette délicate.
J’empare le téléphone et compose le turlu de Mathias. J’adore réveiller sa mégère en pleine nuit, rien que pour le bonheur de l’entendre rouscailler.
Mais cette fois, chose inouïse, j’ai beau laisser carillonner à pleine vibure, ce pendant cinq minutes, personne ne décroche. Je compense en appelant Jérémie Blanc. C’est juste le contraire qui se produit. Son turlu ne se le fait pas dire deux fois et dès la première sonnerie, Blanche-Neige répond. Il y a un bruit infernal autour de lui : tam-tam, chants, danses, cris.
— C’est la télé ou une sauterie que tu donnes, grand primate ?
— Nous fêtons la circoncision de mon petit dernier avec ma famille d’ici et quelques amis. Ça t’amuserait de venir te joindre à nous ?
— Je préférerais que tu viennes te joindre à moi, riposté-je. Mais je tombe mal, aussi n’en parlons plus !
— Que se passe-t-il ?
— Un meurtre surprenant, dans des circonstances déroutantes.
— J’arrive !
— Mais ta fiesta, Jéjé ?
— Je la reprendrai en marche, elle va durer deux jours !
Ils sont marrants, ces Africains. Ils possèdent une richesse inestimable, malgré leur indigence : le temps !
Je lui file l’adresse et lui indique que je laisserai ouverte la porte palière de M. Casimir Lemercier.
En l’attendant, je me récamière sur le canapé du salon. Cette affaire biscornue me paraît sans queue ni tête. Comment un homme à l’affût pour en abattre un autre peut-il se laisser stranguler sans riposter ? En sachant, note bien, les intentions homicides de ceux qui forcent la porte de l’endroit où il se terre… Et pourquoi le même gars tente-t-il de m’alerter, moi, paisible mangeur de clams en virouze avec sa vieille maman ? Ça ne tient pas debout et c’est parce que je n’y pige rien que j’ai éprouvé le besoin de me faire assister par un ami qualifié.
Jérémie s’annonce un grand quart d’heure plus tard.
Il pénètre dans l’entrée et imite le cri discret de l’huître à aigrette blanche.
— Ferme et viens au salon ! lancé-je.
Le voilà ! Je me crois sur la scène d’un music-hall. Imagine le sous-directeur de la Police en corsaire moucheté, avec une tunique brune, légère, et une espèce de bonnet de police en peau de léopard synthétique. Aux pieds : des sandales de cuir à laçage. On jurerait qu’il va exécuter un numéro de cracheur de feu ou de montreur de serpents.
— Tu es parfait, assuré-je. La prochaine fois que nous serons convoqués par le ministre, j’aimerais que tu ailles au rendez-vous dans cet accoutrement.
— J’ai cru comprendre que cela urgeait, riposte mon dark pote.
Il ajoute, montrant le cadavre :
— La personne assassinée, je suppose ?
— Viens que je te raconte !
Je retire mes jambes languissantes des coussins afin de lui laisser place et me mets à tout lui narrer en détail.
Il sait écouter, le guerrier des savanes. Ses gros lotos restent dans les miens, pas inquisiteurs, mais détendus au contraire, engendreurs de confidences.
J’y vais de mon joli récit : plateaux de fruits de mer, téléphone, peur laconique de l’homme, interruption brutale, retour à Saint-Cloud, mes arrière-pensées, mon incoercible besoin de venir fureter avenue George-V, ma découverte, non : mes découvertes…
Un somptueux silence qui donne tout son prix à mon exposé lui succède. M. Blanc retire son calot et se met à examiner son interminable ligne de vie dans sa paume très claire.
— Qu’est-ce que tout ça t’inspire, escaladeur de dattiers ?
— La certitude qu’il y a quelque part une mise en scène ; voilà mon premier sentiment. Un homme en arme — et quelle arme ! — qui entend venir ses assassins, ne va pas se mettre à consulter l’annuaire téléphonique pour appeler un policier auquel il ne dira rien de précis !
— Nos raisonnements se juxtaposent étroitement, assuré-je.
— Quand ta vie est en question et que tu as la chance de disposer d’un tel fusil, tu t’en saisis et tu vas à la rencontre des agresseurs.
— Lu et approuvé !
— Tu as pénétré ici avec ton petit gadget, la serrure avait-elle été forcée ?
— Absolument pas.
— Parce que les arrivants possédaient la clé. Le bruit d’une clé qu’on actionne peut alerter, certes, mais jamais le pseudo-tueur n’aurait eu le temps : de compulser le Bottin, de téléphoner, de te faire appeler, ni de te parler avant que ses agresseurs n’arrivent dans cette pièce.
— Oui : foutaise ! Tu en conclus quoi ?
— Que ce type étranglé n’est pas celui qui guettait à cette fenêtre avec un fusil à lunette.
Je vais pour questionner Jérémie plus avant, mais il ne m’en laisse pas le temps :
— Écoute, grand, je vois les choses de la façon suivante : des gens ont investi cet appartement parce que la fenêtre que voici constitue un poste clé pour le guet-apens qu’ils organisent. En étudiant le topo, l’un d’eux t’aperçoit chez Marius et Jeanette et te reconnaît. Ces messieurs pensent à utiliser cette coïncidence pour conforter leurs louches manœuvres.
— C’est-à-dire ?
— Laisser entendre que ton Antonin Pétsek, ici absent, est un tueur à gages supprimé par des gens chargés de protéger la personne qu’il voulait descendre. Son appel au secours, tu le dis toi-même, est évasif. Tu ignores d’où il provient ; seulement, lorsque le cadavre sera découvert, ils savent que tes méninges se mettront en action et que tu comprendras qu’il était ton correspondant mystérieux. L’annuaire ouvert à la page du restau d’en face contresigne les faits !
J’envisage sa théorie sans enthousiasme.
— Crois-tu, Jéjé ?
— Tu m’as demandé ma façon de penser, je te la donne ! Il n’est pas certain que j’aie raison.
— Pas certain du tout, confirmé-je.
— Mais c’est envisageable ?
— Oui, ça l’est. Ce qui me tarabuste la comprenette, c’est que le fusil n’a pas été utilisé. Il y a eu une victime, certes, mais elle a été étranglée ici au lieu d’être abattue sur l’avenue.
— Qui te dit qu’on a pas voulu donner le change et aiguiller les enquêteurs sur une fausse piste ? Celle d’un tueur embusqué. Qui te dit que ce n’était pas le faux tueur, l’homme à liquider ?
— Peut-être, opiné-je, toujours pas convaincu.
— Tu as des doutes ?
— Un plein coffre de bagnole américaine ! S’il ne s’agissait que d’un simulacre, pourquoi cet appartement ?
— Ben, comme ça…
— Rien n’est jamais fait « comme ça », Frisotté ; tout correspond à des desseins précis. Il me vient une autre hypothèse.
— J’ouïs.
— Ce guet-apens visait un client du restaurant ; tout était prêt pour l’assaisonner ; mais il y a eu un grain de sable.
— Toi ?
— Gagné. C’est en observant la salle que ces gens m’ont retapissé. Et alors, ils n’ont pas osé mettre leur projet à exécution. Ils se sont dit qu’ils perdraient, à cause de ma présence, le bénéfice de la confusion parce que, en bon poulet, illico j’agirais, situerais, d’après leur trajectoire, le point de départ des projectiles, mobiliserais les perdreaux, bref que je leur mettrais tellement de bâtons dans les jambes qu’ils prendraient de trop gros risques en suivant leur programme.
Le guerrier des savanes (dont je me fais l’écho) n’est pas buté. Il n’y a que les cons qui le soient.
— Pas négligeable, dit-il en calmant ses burnes qui ont tendance à s’échapper de son corsaire moucheté.
Et d’ajouter :
— Il va falloir vérifier la liste des convives d’hier soir chez Marius et Jeanette ; celui qui était visé avait fatalement réservé, et depuis la veille au moins, puisqu’on a eu le temps de mettre en place cette opération. J’ai vu que l’appartement est au nom d’un certain Casimir Lemercier, tu n’aimerais pas en savoir davantage sur ce monsieur ?
— C.Q.F.D. !
Il se lève et part en chasse dans les autres pièces. Quant à moi, je me mets à jouer les Sherlock, à croupetons sur le plancher, furetant comme un cador pour essayer de découvrir des indices. Des gens qui passent un certain temps dans un même lieu laissent fatalement des traces. C’est bien le diable si je ne découvre pas un mégot !
Mais j’ai beau fouinasser, je suis bredouille. Il existe de très vagues marques de chaussures inscrites dans la moquette épaisse, et tout ce que je peux déceler, c’est qu’il y en a de différentes, dont les nôtres. Il faudrait une équipe du labo pour essayer de les décrypter, et encore cela ne donnerait pas grand-chose.
— Antoine !
Il est dans l’encadrement de la porte. Ne lui manque qu’une lance pour ressembler à un garde du corps du roi Zigouli-Zigoula.
— Viens voir !
Je me relève.
C’est dans la salle de bains que ça se passe. M. Blanc me désigne la baignoire où un petit vieillard nu est mort noyé dans une eau qui a dû être mousseuse mais qui n’est plus que vert émeraude.
— M. Casimir Lemercier, présente mon poteau noir.
— Comment le sais-tu ?
— Va voir dans sa chambre, il y a plein de photos de lui qui le représentent depuis le jour de son mariage jusqu’à celui où on l’a fait officier de la Légion d’honneur. Colonel ! Veuf, si j’en crois le portrait de son épouse en haut duquel on a fixé un brin de buis.
Je mate le vieillard dont les côtes saillent. Il est mal rasé. Son pyjama jaune devant est accroché à une patère de la salle de bains, ainsi que sa robe de chambre écossaise. Des charentaises font le pied de grue en attendant Godot.
— Mort naturelle après qu’on lui eut maintenu la tête immergée, ricane M. Blanc.
Quelqu’un a sonné chez le colon qui devait vivre, seul, une existence de grabataire nanti. On devait avoir un bon prétexte puisqu’il a déponné. Le neutraliser et le noyer dans sa baignoire n’ont constitué qu’un exercice de style pour ses visiteurs.
Des gens qui n’ont pas froid aux yeux !
Pourquoi sont-ils partis en abandonnant le fusil à lunette ? Jérémie a-t-il raison quand il évoque une mise en scène ?
Je téléphone à la permanence de la Grande Taule et donne des instructions pour qu’on radine dare-dare. Cette enquête me tient à cœur, sans doute à cause de cet appel téléphonique saugrenu qui m’y a bon gré mal gré impliqué ?
— Retourne à ta sauterie ! ordonné-je à Jérémie. Il est inutile que les mecs de la Crime te voient ici dans cet accoutrement à la con. Tu crois qu’un jour tu seras vraiment civilisé ? Malgré ton doctorat en lettres et ta thèse sur Montaigne, je trouve que ton éducation occidentale fait des couacs ! Cela dit, ils ajoutent à ton charme, vieux chimpanzé.
Il hausse les épaules et part retrouver la bistounette ensanglantée de Népomucène, son négrillon de l’année.
Des qui en sont asphyxiés en le voyant, ce sont les gens d’à côté. Depuis ma visite, ils ne se sont pas rendormis et sortent sur le palier au moment où le guerrier se casse.
Ils croient avoir une hallucination.
— C’est le malfaiteur que vous recherchiez ? me demande le mari.
— Non. Il s’agit d’un de mes hommes qui se prodigue dans une secte noire qu’il a infiltrée, les rassuré-je. Cela dit, il y a eu des drames dans l’appartement contigu au vôtre. Des renforts vont arriver et vous allez être questionnés ; n’en concevez ni crainte ni mauvaise humeur : la routine policière.
Ils me criblent de questions auxquelles je ne réponds qu’évasivement. Très peu s’écoule et la brigade sauvage se pointe, sous la direction du commissaire Honnissoit, un jeune plein de fougue, à qui son ambition fait racler les parquets de ses longues dents.
Résumé succinct des événements pour messieurs mes hommes. Ils m’écoutent avec déférence. Le couple réveillé est toujours sur son paillasson, passionné et ahuri.
— Ange, fais-je à Honnissoit, procédez à l’interrogatoire de monsieur, moi j’assurerai celui de madame.
Mon subordonné rit avec les yeux : ma répute qui fait son œuvre !
— Prenez sa déposition dans cette antichambre ! enjoins-je en désignant l’apparte de feu Casimir Lemercier.
Qu’après quoi, je pénètre chez les Masturbeaux (ils s’appellent comme ça, j’y peux rien !).
La ravissante désommeillée en déshabillé (ça va plus vite) referme la porte à clé. Pourquoi ? Si tu peux me le dire, tu gagnes un aquarium plein de piranhas, radical pour faire des bains de mains et t’enlever les peaux mortes autour des ongles.
S’agit-il d’un geste machinal ? Ou bien d’une « sage précaution » ?
D’un pas décidé, elle va jusqu’à la chambre, ignorant soudain qu’elle possède un merveilleux salon meublé Charles X. A-t-elle senti que j’abhorre ce style merdique pour roi de France en transit ?
La piaule sent la tanière. Sitôt que l’homme s’interrompt d’agir, il pue. C’est pas fait pour stagner, la viande humaine. Couche-toi une heure et des remugles s’installent ; nous sommes toujours parés pour la décomposition, les bipèdes. Une de nos malédictions ! Y en a d’autres, beaucoup d’autres !
Moi, ça ne me dit rien de l’enfiler dans la moiteur de son époux, d’autant qu’il a louffé, le pleutre ! Un vent qui aurait besoin d’un plus fort que lui pour l’évacuer de la pièce.
— Asseyez-vous, propose la dame.
Elle me désigne une banquette au pied de son plumard. Elle-même s’allonge à plat ventre à l’envers, les bras soutenant le buste, son déshabillé ne soutenant pas ses nichemards qui se mettent à faire la double cloche. Coquinette, elle lève ses jambes ; bref, le numéro d’excitinge dans sa forme la plus aboutie.
— Je n’ai rien vu, rien entendu ! prévient-elle, en ponctuant d’un exquis sourire de garce en chaleur. Nous dormions. Depuis des mois, c’est ce que nous faisons le mieux ensemble, Aldebert et moi.
Ça y est, la voilà qui renie son mec. Elles font toutes ça quand le mariage commence à leur peser sur les endossures. Le réputé bon à nibe, fané du calbute, gougnafier de la pire espèce. Et moi, je déteste qu’on dénigre un mari, surtout au moment de le tromper. La femme qui dévalorise son cocu se déprécie elle-même. Quelle piètre victoire tu remportes sur un mou-du-braque ! La dame mal baisée qui frappe à ta braguette en demandant s’il y a du feu, n’est qu’une mendiante d’amour.
Au contraire, la gerce épanouie qui te vante les prouesses de son cosaque, comme quoi il la tire dix fois par jour, de haut en bas, de gauche à droite, par-devant, par-derrière et en s’activant des dix doigts, l’épouse qui te révèle son indicible amour pour son mari rayonnant d’époustouflantes qualités, celle-là, oui, rend ta partie de jambons avec elle prestigieuse. Ça devient héroïque comme conquête.
Je raffole de celles qui chialent en limant, qui sanglotent le blaze de leur époux trompé par un Casanova impossible à fuir. J’en ai pratiqué comme ça qui gémissaient « Louis ! Oh ! Louis, pardon » tandis que je leur glissais dans la moniche mon jésus de Lyon ; et puis qui, au fil du coït, se mettaient à glapir. À clamer « qu’oh oui ! qu’oh oui ! qu’oh oui ! encore ! Plus vite, c’est bon ! » Ça, oui, c’est du beau boulot ! Tu sens se dilater ta fierté en même temps que tes roustons. Tu avoisines l’apothéose sensorielle. T’es un mec, quoi, y a pas !
Elle me dit :
— Je m’appelle Nathalie, en levant plus haut ses jambes de derrière, histoire de mieux retrousser sa pelure d’oignon (c’est le cas de le dire).
Et d’ajouter :
— Ça tient toujours demain, pour le Fouquet’s ?
— Hélas non : maintenant que j’ai une grosse affaire sur les bras, je ne vais plus m’appartenir.
Elle s’assombrit. Ma grosse affaire, elle la préférerait dans mon futal plutôt que dans l’appartement voisin.
— Un autre jour ? espère-t-elle.
— Comptez-y.
— Je vous plais ?
— Là n’est plus la question pour l’instant, hélas !
Va faire piger ça à une gonzesse qui mouille pour toi !
— Hier, fais-je, en fin d’après-midi, vous vous trouviez ici ?
— En effet.
— Vous n’avez pas constaté quelque chose d’anormal ?
— Rien, sinon que le vieux voisin a pris un bain, ce qui ne lui arrivait jamais. Son sanitaire n’a pas été refait depuis l’armistice de 1918 et produit un boucan du diable, comme ceux de certains hôtels de passe.
Elle se mord les lèvres (celles de la bouche, car elle n’est pas contorsionniste). Reus’ment que son singe n’est pas à l’écoute !
Je lui souris, complice.
— Autre chose qui vous aurait troublée, Nathalie ?
Tu sais ce qu’elle me répond, l’effrontée ?
— Oui : vous !
Catégorique. Alors là, quand ton numéro sort gagnant, t’as plus qu’à aller toucher ton lot, en laissant un petit quelque chose pour le service.
En un tournemain, elle se débarrasse du déshabillé, s’agenouille, la crapautine large ouverte et commence à se masser le mollusque à la dévergondée, tout en poussant des pâmoisances qui feraient disjoncter ton compteur électrique.
— Viens ! qu’elle m’implore ! Viens vite, j’en peux plus de te désirer !
Bien que n’étant pas assuré que l’imploration soit formulée en un français très châtié, force m’est de lui dispenser mes soins éclairés car, chef de la Police ou non, je suis avant tout un mâle digne de ce qualificatif et, refuser un beau cul du jour, si généreusement offert, relèverait de la plus basse muflerie.
— Allonge-toi ! ordonne-t-elle.
Je.
Elle me dégoupille le caisson étanche, farfouille à travers mes pampers, et ramène triomphalement à la lumière ocrée de la lampe de chevet, une superbe truite frétillante qui inspirerait une seconde version de son chef-d’œuvre à Schubert, lequel a tant composé pour Yvette Horner.
Histoire d’apprivoiser le salmonidé, elle prend la tête d’icelui en bouche pour en décupler la vitalité. Ensuite, la chère Nathalie se place à califourchon et guide le poisson à la chair exquise, qu’elle sait amoureux des failles et autres menues grottes de ruisseau, dans sa foufounette ombreuse, à l’abri des cascades. Cette pêcheuse de truite se double d’une écuyère (à soupe) vertigineuse dans les figures libres.
Cette fantasia, mamma mia ! Sans un oscillographe branché sur son frifri, impossible de déterminer le nombre d’a-r m[5]. Heureusement qu’elle take son foot rapidos, sinon mon pollux allait sentir le cramé !
Juste au moment qu’elle emballe dans le paroxystique, on sonne à la lourde. J’envoie les couleurs, me déterge avec le drap de dessus et remets Popaul à la garderie.
C’est le commissaire Honnissoit qui carillonnait.
— Navré de vous déranger, monsieur le directeur, mais les choses se compliquent.
— Qu’entendez-vous par là, Ange ?
— Venez !
Retour chez le père Lemercier. Mon subordonné me précède jusqu’à la chambre de l’ancien officier. Le dessus de la literie gît sur le parquet : un édredon de jadis, deux couvrantes de haute laine, un drap de lin brodé. Sur le drap de dessous, il y a le cadavre d’une petite vieillarde mal rasée, au visage constellé de chouettes verrues saint-cyriennes. Elle ressemble à Charles Dullin dans L’Avare. On lui a cassé la tronche alors qu’elle se trouvait étendue sur le lit. Le drap est teinté de sang noir et il y a des esquilles d’os et des particules de matière cérébrale dans le raisin. Une pure désolation !
— Mes inspecteurs ont trouvé « ça » en fouillant, m’apprend Honnissoit.
« Ça », sans manquer de respect à la défunte, est bien le pronom démonstratif qui s’impose. Cet être minuscule, privé de vie, menu, vieux et saccagé, n’est plus qu’un petit tas d’os et de hardes.
J’examine le cadavre et vais héler Aldebert Masturbeaux qui attendait sagement dans l’antichambre que j’aie fini de brosser sa dame.
— Besoin de vous, cher monsieur ! l’avertis-je.
Il déboule dans la pièce, s’approche du lit où se tient le commissaire Honnissoit avec l’un de ses péones, égosille des yeux et s’évanouit.
Bien ce que je pressentais : une couille molle.
— Allez chercher Mme Masturbeaux ! ordonné-je, agacé par les simagrées de ce con.
On fait droit à ma requête et voilà la frénétique Nathalie, habillée d’une robe de chambre plus austère que son déshabillé de pute, qui vient à la rescousse. Elle voit son marida sur le parquet et demande sans s’émouvoir :
— Il est mort ?
— Évanoui seulement, la rassuré-je.
Elle se retient de dire « dommage », mais je lis le mot dans ses prunelles.
Il est grotesque, le pauvre mari sensible, avec son pyjama béant qui laisse découvrir son « Petit Chose » et ses « Deux Orphelines ».
Nathalie l’enjambe et se penche sur le lit.
— Mais c’est Mme Macahuète ! dit-elle sans s’émouvoir, car c’est une femme de bonne trempe.
— Vous la connaissez ?
— Il s’agit de notre concierge ; elle faisait le ménage du voisin.
— Elle avait les clés de l’appartement ?
— Bien sûr : le colonel va à son cercle quotidiennement, de plus il est sourd.
— Deux excellentes raisons pour boire Contrex, admets-je.
Tout s’explique : la vieille s’est pointée pendant que les agresseurs de Lemercier étaient à pied d’œuvre ; surpris, ils n’ont pas eu d’autre recours que de la supprimer.
— Dites, c’est une affaire très grave, non ? note pertinemment Mme Masturbeaux.
— Pas mal, merci.
— Vous avez une idée ?
Impatiente ! Vox populi. Il est infernal, le public. Il voudrait qu’on lui récite le pedigree des meurtriers avant qu’ils eussent commis leur forfait. La seule « idée » que j’aie présentement concerne la couleur de ses poils pubiens et la largeur de ses lèvres australes.
Bédiglasse reprend ses esprits. Bon prince, le commissaire Honnissoit l’aide à se remettre d’aplomb. L’autre connard se prend alors à geindre et fuit le lit.
— Emmenez votre cador coucouche-panier ! conseillé-je. Il m’abîme les tympans avec ses jérémiades.
Elle ricane :
— Si je vous disais qu’il zappe chaque fois qu’il y a un film d’épouvante à la télé.
Elle me coule une œillade à grande circulation.
— À bientôt ?
Le point d’interrogation vibre comme les graves accents d’un cor des Alpes, le soir, dans les montagnes bernoises.
— Sans aucun doute, l’apaisé-je (car, décidément, j’aime l’apaiser).
Les mecs de l’Identité se pointent avec leur matériel de camping. Pendant qu’ils s’installent, Ange Honnissoit me prend en aparté :
— Trois cadavres à la fois, ça tourne au massacre !
— Si vous n’obtenez pas du positif dans les quarante-huit heures, les médias vont vous en jouer un air, déclaré-je froidement, avec cette proverbiale lâcheté de tout chef qui dévie les jets de merde sur ses subordonnés.
Ils ne veulent être que des substrats dans l’orage, les chefs. Base du système, mais jamais plus rouage ! Bien évidemment, le pauvre gars se dit qu’en fait de saligaud, je vais pouvoir grimper sur le podium ; aussi lui refilé-je un sourire que je souhaite désarmant.
Je saisis la tirette de son blouson de cuir et la remonte.
— Assassiner deux personnes afin de pouvoir disposer d’un appartement dont on peut croire qu’il devait servir à un attentat, mais qui, en fin de compte, n’a été utilisé que pour l’assassinat d’un citoyen tchèque, c’est pas ordinaire, non ?
— Vous pouvez le dire !
— C’est ce mystère qu’il va falloir éclaircir, Ange. Je me dirige brusquement vers le palier. Les Masturbeaux sont déjà bouclarès et le bruit d’une altercation retentit. Moi, curieux comme un écureuil (mais j’ai pas la queue en panache), de déverrouiller leur porte pour mieux entendre.
Je te reproduis, en caractères d’imprimerie, les paroles que je capte alors :
Lui : — « Et puis tu sais, ce flic ne me plaît pas du tout ! Il est d’une suffisance ! Qu’est-ce qu’il t’a demandé ? »
Elle : — « Si j’avais entendu quelque chose d’anormal en fin d’après-midi. »
Lui : — « Et tu lui as répondu quoi ? »
Elle (riant) : — « Que le pauvre colonel avait pris un bain, ce qui lui est tout à fait inhabituel. »
Lui : — « Tu n’aurais pas dû ! »
Elle : — « Ça n’a rien de gênant. »
Lui : — « Si ! »
Elle : — « Quoi ? »
Lui : — « Tu le sais bien ! »
Elle : — « Franchement, je ne vois pas. »
Lui : — « Eh bien moi, si ! Et puis d’abord, je suis certain que ce bellâtre te fait les yeux doux ! »
Elle : — « Si ça pouvait être vrai, ça me changerait un peu de tes soupes à la grimace ! »
Ô femmes perfides !
Lui : — « Je ne te rends pas heureuse ? »
Elle : — « Pas tellement ! »
Lui : — « Cherches-en un autre ! »
Elle : — « Merci du conseil ! »
Lui : — « Tu veux ma main sur la gueule ? »
Elle : — « Il n’y a plus que là que tu es capable de la mettre, ta main ! »
Bruit d’une gifle cosmopolite[6].
Elle : — « Brute ! »
Nouveau bruit de gifle, extrinsèque cette fois[7].
Là, le Chevalier Blanc intervient.
Bondissure de Sang-en-tonneau jusqu’à la chambre. Le glandu est courroucé comme un coq de combat, plumes ébouriffées. Il devrait surveiller le décolleté inférieur de son pyjama car sa poupounette choisit la liberté. En me voyant, il laisse retomber une main en route pour une troisième mandale à sa pauvrette. Moi, au contraire, j’élève la mienne, jusqu’à son col, le cramponne ferme et attire Gugus à moi. Nos têtes trinquent. Moi, c’est le cuir chevelu, lui, c’est les mandibules, le pif et une pommette sans intérêt. D’une bourrade, je l’expédie sur le plumzingue.
— Je n’ai jamais supporté qu’un homme frappe une femme en ma présence ! lui dis-je.
Et tu sais ce que répond cette sous-larve ?
— C’est la mienne !
— Si vous croyez ça, mon vieux, c’est que vous avez un sens de la propriété totalement dévoyé.
Il gît sur la couche matrimoniale (devenue par mes soins une couche adultérine). Et puis il se redresse et caresse sa joue.
Regarde ses doigts.
— Mais !… il blablute, anéanti… Mais !… C’est du foutre !
— Qu’est-ce que tu racontes ! blêmit sa gerce.
— Monsieur a des émissions séminales nocturnes ? je demande, sans grand espoir, mais avec les vrais cocus on ne sait jamais, faut toujours risquer le coup.
— Salaud ! il sursaille. Vous avez baisé ma femme !
Là, j’arbore mon masque des grands jours, celui qui guérit leur hoquet aux crocodiles et qui fait avorter les femelles chimpanzés.
— Retirez cette insulte de même que cette accusation, sinon je vous fais emballer immédiatement pour injure à magistrat.
Ça le met en torche, Dunœud. Il continue d’étancher le sperme surchoix qui est en train de me déshonorer sur sa face de rat, tout en contemplant la flaque dudit produit dont son drap de dessous est le coréceptacle.
— Mais je… Mais qu’est-ce… Mais quoi ?…
— Vous devriez consulter un médecin, au lieu de faire cette scène ridicule, reprends-je sévèrement. Quand vos glandes deviennent incontrôlables, une opération s’impose. L’éjaculation inconsciente est un signe manifeste d’une altération du cerveau, Masturbeaux ! Ça commence ainsi et ça s’achève par une petite voiture !
Là, ma véhémence et mon aplomb lui flanquent des doutes, c’est clair.
— Il y a longtemps qu’il n’a pas fait l’amour ? m’enquiers-je auprès de l’épouse amusée.
— Des mois !
— Et pas de maîtresse ? demandé-je au pauvret qui continue de se faire, machinalement, un masque de beauté avec ma semence inestimable.
— Heu… non !
C’est mou, il doit mentir, mais très peu.
— Il faut vous soigner, mon vieux. Croyez-moi, le temps travaille contre vous. Vous filez droit vers un rassissement des glandes sexuelles et, par conséquent, un tarissement irréversible des testicules. Maintenant, je souhaiterais que vous me disiez quelque chose : pourquoi votre femme n’aurait-elle pas dû m’apprendre que votre malheureux voisin a pris un bain hier, en fin d’après-midi ? En quoi est-il gênant que je le sache ?
Habile de lui placer cette question après une scène très distancée du sujet. Il la chope au plexus, comme un footballeur morfle le ballon dans les castagnettes lorsqu’il fait le mur lors d’un coup franc direct.
— Je ne vois pas ce que vous voulez dire.
— Écoutez, mon bon, malgré ma suffisance, j’ai l’ouïe fine ; à quoi bon nier l’évidence ?
Un temps, l’autre est écarlate et fait des « gloups » à vide, avides.
— Que faites-vous comme travail, monsieur Masturbeaux ?
— Je suis agent général de la Compagnie d’assurances L’Urgence et la Vie.
— Vous deviendrez un agent moins général si votre nom traîne à la rubrique criminelle des informations.
J’ajoute :
— Chose qui se produirait immanquablement dans le cas où vous cèleriez à la Police tout ou partie de la vérité.
Je me tourne vers Nathalie :
— L’avertissement vaut pour vous aussi, madame, j’ai le regret de vous le dire.
Elle est choquée et son regard se charge de déception. Ma bite cesse instantanément de se refléter dans ses polissonnes prunelles.
— Préférez-vous que je vous fasse conduire à la P.J., mes chers amis, où nous aurons tout le temps de bavarder à perte de vue ?
Non, ils n’ont pas l’air de préférer. Claquebuse se met à perroquer et il bave un peu en parlant. Pas un cadeau, ce mec !
— Nous avons dîné tôt, parce que je voulais voir « La Marche du Siècle » à la télévision, dit-il.
— Excellente émission, approuvé-je. Après « Le Juste Prix », c’est ce qu’il y a de plus culturel. Et alors, donc, vous avez dîné tôt ?
— C’est pendant que nous étions à table que nous avons entendu fonctionner la baignoire du père Lemercier.
— Et puis ?
— Pendant que l’eau coulait, il a hurlé : « Jamais, vous m’entendez ! Jamais ! »
— C’est inouï ce que vous devenez intéressant quand vous vous y mettez ! Alors ?
Aldebert considère Nathalie ; cette fois sans lui marquer d’animosité.
— C’est tout, non ?
— Non ! riposte cette belle amazone qui me monte si bien à cru. Tu sais bien qu’il a ajouté « Voyous » d’une voix qui s’étouffait.
— Oui, convient le cornard de service, peut-être bien.
Je lui tirerais avec joie un taquet au bouc. Sa pointe de menton est excitante comme un croupion de poulet rôti pour celui qui en raffole.
— Pourquoi ne m’avez-vous pas parlé de cela lorsque j’ai sonné à votre porte, la première fois ? demandé-je au couple en cours d’effritement.
— On ne supposait pas que c’était important, fait Aldebert.
— Et vous, madame, lorsque vous avez mentionné le bain du vieillard, pourquoi m’avez-vous tu ces détails si capitaux ?
— Après votre première visite, mon mari a décidé que nous ne parlerions pas de la chose.
— Quelle idée ? fais-je à Masturbeaux.
— Eh bien je… je craignais…
— C’est ça, vous craigniez ! Vous devez craindre une foule de trucs et de gens dans la vie.
Je le toise méchamment.
Une réplique me vient, que je tais parce qu’elle est trop inconvenante. Comment ? Tu veux que je te la dise à l’oreille ? Banco ! « C’est pas parce que tu as une gueule de con qu’il faut continuer à te barbouiller de foutre ! » Tu comprends bien que je ne peux balancer ça en plein bouquin ! Y a pas que des putes qui me lisent, y a aussi des jeunes gens, des prêtres, des diplomates !
Je laisse ces messieurs-dames désemparés. Je ne parierais pas une poignée de jetons de Monopoly sur leurs noces d’or.
Avant de quitter l’immeuble, je jette une œillée à la loge de la concierge. Un écriteau collé sur la vitre attire mon attention :
Y a vraiment des assassins qui ne manquent pas d’humour !
Prudents, les « envahisseurs » du cinquième ont coupé court à toutes recherches possibles de la vieille pipelette qu’auraient pu organiser ses locataires. Ils ont fermé la loge à clé, mais j’en ai rien à secouer. Aussi m’emparé-je de l’écriteau. Tout indice est bon à ramasser ; c’est écrit noir sur blanc dans le manuel du parfait petit flic de la collection « Marabout ».