CONCLUSION : partie qui termine un discours, un écrit.
Light voulait rester auprès de son appareil pendant que nous accompagnerions l’Indien et sa péteuse. Légitime décision. Mais je m’y suis opposé.
— Inacceptable, vieux. Supposez que l’envie vous prenne de rentrer au bercail sans nous ; nos existences seraient condamnées car jamais nous ne pourrions rallier seuls la civilisation.
Il a hoché la tête :
— Pour qui me prenez-vous, flic ?
— Pour un homme, Light, juste pour un homme. L’enjeu est trop dramatiquement important pour que je vous fasse confiance.
— O.K. ! alors rentrons immédiatement et vous reviendrez ici avec quelqu’un d’autre.
— Avec quelqu’un d’autre, je ne serais pas certain de retrouver l’endroit.
Comme souvent, c’est le père Pinuche qui a solutionné le problo.
— Cher monsieur le pilote, a-t-il attaqué, nous sommes entre gens de bonne compagnie, alors ne nous noyons pas en discussions stériles. Voilà ce qui va se passer. Je vais vous remettre cinq mille dollars, vous fermerez votre appareil à clé et conserverez cette dernière par-devers vous. Moi, j’attendrai votre retour en surveillant l’appareil et tout le monde sera content !
Plus que l’appât du gain, c’est le ton du Débris qui l’a conquis. J’ai encore jamais entendu parler le bon Dieu et j’espère bien que ça m’arrivera un jour, mais je suis convaincu qu’Il doit avoir la voix de Pinuche, l’Extrême.
Le Requin a souri avec son trou au milieu de la face :
— O.K. ! Old Man !
Il a enfouillé sa soudure et on est partis en queue leu leu dans « l’Enfer vert ».
Chez M. Condor-miro, c’était pas le Royal Monceau, mais une hutte plutôt austère, avec des grabats, une cheminée de fortune, des bidons vides servant de casseroles et puis je crois bien que voilà tout.
Sur le pas de la gentilhommière, deux femmes attendaient le retour du maître : Chandelle-soufflée, sa vieille tante centenaire, et Cul-démoli, sa femme légitime, ainsi nommée depuis qu’un silure vorace lui avait bourré le cul (au sens malpropre du terme) lors d’une baignade mal inspirée.
Ces dames étaient moches comme dans des cauchemars consécutifs à une visite de l’exposition Jérôme Bosch ou à une indigestion de morue frite recouverte de parmesan fondu[22].
Condor-miro a parlé. Elle se sont levées et nous ont roulé des pelles à gâteau de force 5 sur l’échelle des pompiers de la caserne Champerret. Comme on se trouvait en rade de bouffement, on n’a pas dégueulé, mais ça nous a néanmoins tarabusté les reliquats.
Enfin, nous avons pénétré dans la case de l’oncle Tom Awack, et j’ai eu la presque certitude, en découvrant Elsa, que le ciel m’avait à la chouette.
Quelle trajectoire insensée ! Quelle formidable obstination ! Ah ! sois un peu fier de toi, modeste San-Antonio ! Toujours si effacé et si rarement à l’honneur !
Oui, elle est là, la terroriste germaine. Piteux état, je déclare : une tuméfaction générale, les chairs bleuies ou carrément ensanglantées, les cheveux arrachés sur tout un côté de la tête, le nez gros comme la plus grosse truffe de mon ami Lasserre et complètement noir, les rétines sanglantes[23], les membres visiblement mal rafistolés par le pauvre Condor qui, non seulement est indien, mais, de plus, miraud comme deux taupes.
J’ai dit à mes compagnons de m’attendre à l’extérieur (en fait, c’est la présence de Marie-Laure que je redoute : elle est journaliste, or je vais peut-être apprendre des choses d’une importance exceptionnelle) et je viens m’asseoir en tailleur au bord de sa paillasse.
Je commence sur le mode mineur :
— Comment vous sentez-vous, Elsa ? No réponse. Aucune réaction.
Je n’ose la toucher car elle est brisée ou à vif des pieds à la tête. Bordel à fesses ! Je l’ai enfin retrouvée, la salope ! Elle est là, contre moi. Il faut qu’elle me livre ses secrets ! J’ai un book à terminer, moi ! N’ai pas parcouru cette distance, encouru ces dangers, juste pour la regarder dans son rôle passif de « À chaque aube je meurs » !
— Elsa, coassé-je, tant j’ai de sanglots désespérés coincés entre la luette et le voile du palais, Elsa, je viens vous parler de Hans ! Vous vous rappelez Hans Scheunburger, votre compagnon ?
Toujours le silence et l’inertie. Et voilà que je me mets à me botter moralement le cul. Je lui parle en français à cette femme presque totalement inconsciente. Quand on est dans son état, si votre cerveau peut encore capter des mots, ceux-ci doivent être prononcés dans votre langue originelle, non ? Je recommence à jacter, mais dans celle de Goethe :
— Frau Elsa…
Et là, crois-moi ou cours te faire sodomiser par un cheval de la bourre, il y a une sorte de réaction dans la région des prunelles. Me fais-je une idée ?
— Je viens vous parler de ce cher Hans, répété-je. Hans Scheunburger. Hans ! Hans !
Une paupière se soulève, puis deux.
— Vous m’entendez ? Si oui, refermez les yeux.
Elle referme les yeux. Ô Seigneur, que d’infinie reconnaissance ! Vous les aurez vos cinquante Pater ! Et même j’irai à Lourdes à pince. Et une fois arrivé là-bas, je m’occuperai des grands malades : les plongerai dans l’eau miraculeuse, les laverai, leur lécherai les doigts de pieds, l’oignon même si ça peut les soulager.
— Elsa, vous vous rappelez Paris ?
Je tiens ma dextre sur son front relativement intact, comme pour capter les pensées qui peuvent lui venir et même, suprême prouesse mentale, celles qu’elle a eues « avant » l’accident.
Ça m’arrive d’entrer en transe, Hermance, tu le sais ? M’arrive de vadrouiller dans une espèce de quatrième dimension, à la recherche de vérités qui, quand elles furent, me passèrent sous le nez.
Je « reconstitue » par un simple effort de concentration, ce que j’ignore. Je m’exprime encore en boche moderne, et en style télégraphique, ce qui m’arrange :
— Hans et vous, agents internationaux, travailliez pour les Arbis. Récemment, vous réussissez un coup super-magistral : vous vous emparez d’un plan d’intervention imminente contre Israël. Malheureusement (pour vous), il y a eu un grain de sable quelque part et vos copains arabes se sont lancés à vos trousses afin de récupérer le précieux document. Vous vous dépêchez alors d’entrer en contact avec le gouvernement israélien pour négocier avec lui la vente de ce document capital. Mais les Juifs ne sont pas des enfants de chœur. Informés de l’existence d’un tel plan, ils comptent l’obtenir sans tractations financières, leur service de renseignements étant un des premiers du monde. Si bien que vous voilà, Hans et vous avec une double armada aux trousses. Je m’interromps, croyant percevoir un mot.
Il s’agit d’une seule syllabe qu’elle a exhalée dans un soupir : « Hans ». Cela peut passer pour une plainte, un gémissement inconscient.
Je poursuis mon auto-récit, ce résumé de l’affaire que j’invente au fil de mon imagination, m’appuyant sur la sagacité de mon sub et les infos dont je dispose ; ainsi l’araignée se déplace-t-elle sur le fil qu’elle sécrète.
— À Paris, vous meniez une autre affaire, plus classique. Avec la complicité d’Antonin Pétsek vous vous étiez approprié le terrible fusil à ondes du professeur Raspek qui venait d’en augmenter encore l’efficacité. Étant l’ami intime du physicien, ce vol ne fut pas difficile au journaliste tchèque, seulement il convenait d’éliminer le savant avant qu’il n’ait découvert le forfait, sinon les doutes se seraient aussitôt portés sur Pétsek. Qu’à cela ne tienne : le trio organise le guet-apens chez Marius et Jeanette où le prix Nobel, gourmand de fruits de mer comme tous les continentaux, doit dîner. On choisit pour mirador l’appartement du colonel Casimir Lemercier, on l’investit et, pour supprimer un témoin fâcheux, on décide de le noyer dans sa baignoire afin de donner à croire qu’il a eu un malaise cardiaque.
« À cet instant, on sonne : c’est la vieille gardienne de l’immeuble qu’on dénommait “concierge” naguère, avant de lui donner un jour le titre mérité de “souveraine d’immeuble”. Comme ce sont des étrangers qui l’accueillent (et la cueillent), mamie Cerbère se trouble, prend peur, veut battre en retraite. Deux bonnes tartes dans la gueule et elle s’affale : des hommes sont en bas dans la rue qui ont prié la vioque de visiter chaque appartement pour voir dans lequel se tenait un trio composé de deux hommes et une femme. Vous avez alors pigé que c’était scié pour vous, Elsa, et lui avez demandé comment sortir de l’immeuble sans repasser par le porche. Elle vous a indiqué une petite porte située dans les combles, et qui communique avec une terrasse. En remerciement, vous la tuez et la cachez dans le lit. »
Je me penche sur la blessée : elle ne m’entend plus. Elle est dans une inconscience comateuse qui ne me dit qui vaille. D’ailleurs qu’est-ce qui vaut d’être dit ?
Seulement, il est lancé, Sana. Il a besoin de dérouler sa bobine jusqu’au bout. Plus de spectateur ? Soit : il attendra seul la fin du film, l’apôtre !
Où en suis-je-t-il ?
— Oh ! yes : la vieille bignole trucidée. Ils reviennent dans la salle de bains et, sais-je quoi ? Le colon, mal noyé qui a ôté un carreau au-dessus de la baignoire et qui appelle à l’aide par l’ouverture. Ce vieux salingue (la plupart des vieux retraités le deviennent) avait trouvé cette astuce, de connivence avec sa voisine pétassière, pour la mater à travers le mur. Elle lui exécutait tout un cinoche cochon qu’il flashait au Polaroid pour, ensuite, égayer ses soirées veuvardes.
« Du reste, le cher homme s’est constitué un mignon album à feuilleter d’une main !
« À cet instant, tout va très vite pour Hans et Elsa. Leurs minutes sont comptées. Le colon mort, Scheunburger passe au salon et, parce que Pétsek, effaré par ces deux assassinats et terrifié par la présence “des autres”, en bas de l’immeuble, prétend déclarer forfait, il l’étrangle. Et de trois ! Puis il s’empare du fusil à retardement et praline le père Raspek, tout prix Nobel qu’il fût et qui mourra plus tard, d’une soi-disant crise cardiaque.
« Ce faisant, il m’aperçoit. Tu penses que des hyperchampions du crime comme lui connaissent leurs classiques. Santantonio en fait partie. L’idée lui vient alors de m’appeler. Ce qu’il veut, c’est créer une opération de diversion par rapport à l’équipe arabe ou israélienne qui les cerne. Il se dit que, intrigué, je vais mouler mes clams et ma maman et me mettre à “cornifler” dans le secteur. Seulement il se trouve que je ne vais réagir que plus tard, dans la soirée. Le destin…
« Pendant que Hans opère dans l’appartement, Elsa se rend chez les voisins. Elle a les photos compromettantes prises par Lemercier et qui dévoilent l’intimité la plus excavatrice de Madame. Chantage. La jolie Nathalie est embringuée de force dans la sale aventure. Pour désendolorir sa conscience, Elsa lui remet un paquet de talbins puis, devant l’imminence des périls, lui enjoint de planquer le fameux plan, objet de tout ce bignz. De la sorte, s’ils se font pincer, son Hans et elle, ils auront une monnaie d’échange pour négocier leurs peaux.
« Redoutant pour la sienne, la Masturbeaux marche à mort dans la combine, allant même jusqu’à accrocher un écriteau sur la porte de la loge de la pauvre Mme Macahuète qui était si gentille, avec ses chats et ses varices.
« Là, il lui a fallu du cran pour agir sans être retapissée par les gros méchants qui guettaient, à la sortie de la maison. »
Tiens, je m’aperçois que, depuis un bon moment, je reparle en français. C’est terrible la langue maternelle : elle t’habite pour toujours.
— Vous m’entendez, Elsa ? C’est Hans qui te parle. Hans ! Hans ! Ton grand amour.
Un chuchotis indistinct, mais qui contient le mot « amour » en allemand, je te parie ma burne gauche, celle qui est plus basse que l’autre parce que plus lourde.
— Vous avez quitté les lieux par les toits, en abandonnant volontairement le fusil. Sacrifice utile, car il allait désorienter et la Police française et vos poursuivants du Moyen-Orient, concentrer les recherches sur la piste Pétsek.
« Vous aviez rendez-vous le lendemain avec Séminal Tabriz au Relais-château du Val Fleuri pour lui livrer l’arme. Comme il devait vous remettre pas mal de blé, vous lui avez téléphoné pour l’informer qu’un empêchement momentané différerait sa remise mais que vous alliez lui donner le suractiveur, pièce maîtresse de l’engin.
« Tabriz a été le prendre mais a “oublié” de vous laisser le blé. Chef du réseau secret des Arbis en Europe, il était au courant de votre trahison. Je gage qu’un commando avait été dépêché au Val Fleuri, seulement il n’a pu que repartir en découvrant que la police cernait l’endroit. »
Ça pue vilain dans cette case ! Il faut une sacrée santé pour pouvoir exister dans un tel gourbi dénue-mentiel.
— Vous êtes une femme extraordinaire, Elsa. Vous avez réussi après l’échauffourée de l’hostellerie à récupérer vos putains de documents chez les Masturbeaux, à les tuer et à prendre vos avions ! Manque de pot, le second s’est crashé. Un coup de vos ex-amis arabes, je suppose ? Ils ont des « ramifications » un peu partout, et il est plus aisé de piéger un coucou des lignes intérieures brésiliennes qu’un jet intercontinental…
« Mais Satan veille sur vous, puisque vous n’êtes pas morte. À ma connaissance, il n’y a qu’un cas de survie comparable. Ça s’est passé au cours de la dernière guerre. Un aviateur anglais ou ricain, je ne me souviens plus très bien, qui a sauté sans parachute de son avion embrasé au-dessus des Alpes bavaroises et que la neige a sauvé. Maintenant, il ne nous reste plus qu’à me dire où sont les documents ? »
Fermé !
Je redis en teuton, mutisme !
Du temps passe. J’élève mon âme pour demander l’aide de « ceux d’en haut » : papa, grand-mère, Marie ». Une telle odyssée !
Et résultat ballepeau.
Je cherche une ruse pour niquer son subconscient. Une fois encore j’emploie l’allemand, prends une voix enrouée par l’amour, prétends être Hans, tout ça… Reviens à la charge, encore, encore, encore, comme on s’obstine à faire la respiration artificielle à quelqu’un qui a déjanté. Je bisotte un coin de son cou imblessé. Caresse sa chatte. Amour ! Hans ! Je t’aime ! Où est THE document ?
La réponse vient enfin, sèche et sûrement vraie :
— Perdu !
J’en chialerais.
Seulement le Requin survient, grand, hideux, mécontent.
— Dites, flic, ça commence à bien faire ! Je n’ai pas envie de passer la nuit près des décombres du zinc. Si vous ne rappliquez pas dare-dare, moi je file !
— O.K., je viens.
Il examine Elsa d’un œil ennuyé.
— Pas brillante, hein ? Vous savez ce que ce vieux dégueulasse d’Indien vient de me raconter ? Qu’il la baise ! Une bonne femme à l’agonie ! Faut avoir une queue d’acier, non ? Il paraît qu’au début il n’y parvenait pas : il a cru qu’elle était « barrée ». En réalité, il s’est aperçu qu’elle avait une capsule métallique dans la chatte !
Cette fois, je chancelle. Faut pouvoir assumer des émotions de cette ampleur !
Et ce bougre de vilain d’ajouter :
— La capsule, ça doit être ce putain d’étui à cigare que le Condor-de-mes-deux a suspendu au plafond, vous ne croyez pas ?
— Si, je crois !