CHAPITRE VIII

KABOUL : capitale de l’Afghanistan.

— Où dois-je vous déposer ?

Marie-Laure somnole, la tempe appuyée contre la vitre. Elle a balbutié une réponse que je n’ai pas entendue. La lumière des périphes se mêle à celle du matin, mais garde toutefois le dessus.

— Pardon ? insisté-je.

Elle se rassemble un peu et répète audiblement :

— J’habite chez mes parents et je n’ai pas pris les clés, je ne peux pas les réveiller à pareille heure !

Bon : elle l’aura voulu !

La Grande Volière, en cette fin de nuit est gerbante par son silence visqueux, ses clairs-obscurs administratifs et surtout ses odeurs stagnantes de tabac, de pieds, de hardes trop portées.

Le garde de service en écrase sur son bureau, mêlant le ronronnement de son six cylindres aux sonorités cacateuses de l’endroit.

Je retrouve mon antre avec joie. Je m’y suis enfin adapté et les souvenirs du Vieux achèvent de s’engloutir comme, plus tard, s’engloutiront les miens. On n’est pas au monde pour conquérir des places, mais pour les laisser à d’autres.

Ma compagne qui connaît les lieux, à force, me demande la permission de prendre un bain. Des heures dans les mêmes harnais à vivre de l’émotion concentrée et à enjamber des cadavres, t’as envie de faire peau neuve.

En homme dont la chasteté est proverbiale, je lui laisse l’usage du studio. Pendant qu’elle se fourbit, je m’installe dans mon directorial fauteuil, mets mes mocassins sur le burlingue (chose qui ne s’est jamais produite avec Achille), noue mes mains sur mon bas-ventre et me livre à un survol des événements. Ça a galopé, non ? Pétaradé ! Tiens, ça me fait penser que je n’ai encore rien mis sur ma pommette. Je la touchote du bout des doigts. C’est presque sec, mais je ramène des traînées rouges sur mes phalangettes. Quand la môme se sera briqué l’oigne, je mettrai un peu d’alcool sur la plaie. Quelques centimètres plus à gauche et le vilain me faisait craquer la gueule ! Un qui n’a pas d’ange gardien sur le qui-vive, il y reste !

Mes pensées s’enflent comme des perles. Et voilà que mon compteur ralentit. Je regarde l’heure : cinq plombes et des. C’est-à-dire l’heure de personne, l’heure de rien du tout ! À part quelques pêcheurs à la ligne décidés à attaquer la carpe dans ses retranchements, les gens roupillent à cette heure, un dimanche morninge.

Mon carnet d’adresses !

J’en possède deux : un petit et défeuillé dans ma fouille, un grand à couverture de box fin sur mon bureau. Mais c’est toujours à mon truc débrifé que je fais appel.

Lettre B, pour Bruno Masure. Mes potes, je les classe par leurs prénoms. D’un doigt négligent, je compose son numéro. Ça sonne. Une fois, dix fois. Il décroche et attend.

— Bruno ?

— Je pense, murmure une voix altérée par le sommeil, mais je n’en suis pas absolument sûr.

— C’est San-Antonio.

— Très plausible, fait mon copain. Tu fais effectivement partie des trois ou quatre enfoirés capables de m’appeler à une heure aussi matinale.

— Tu t’es couché tard ?

— Non, tôt : quatre heures et demie.

— Donc tu es dans ton premier sommeil ?

— Et peut-être aussi le dernier si tu me tiens la jambe encore longtemps. Tu as des insomnies ?

— Professionnelles, mon lapin. Te souviens-tu d’avoir interviewé, l’an passé, un prix Nobel du nom d’Anton Raspek ?

— Bien sûr, celui qui est mort hier soir ? On va redonner des passages de notre entretien dans sa nécro, tout à l’heure.

Heureusement que mon téléphone est attaché à un fil, sinon je m’écroulerais.

— Le professeur Raspek est mort ?

— Tu l’ignorais ?

— Quand, comment, de quoi ?

— Hier, alors que ses homologues français fêtaient une déclaration qu’il venait de faire à propos de je ne sais quoi.

— Crise cardiaque ?

— C’est vraisemblable. Il se serait écroulé au moment où on lui portait un toast, ce qui est une fin assez glorieuse, somme toute !

— Te rappelles-tu le gars qui a servi d’interprète lors de votre interview de l’année dernière, un dénommé Antonin Pétsek ?

— Vaguement. Un journaliste intello à tête de nœud ?

— Exact. Qui l’avait mandé pour traduire votre entretien ?

— Il était un intime de Raspek.

— Anton, Antonin, une histoire d’amour ?

— Va-t’en savoir, Charles ! Encore que dans le scientifique la sexualité se développe moins bien que dans la haute couture.

— À mon tour de t’annoncer un décès, Bruno : celui de Pétsek, mort avant-hier. Des amis inséparables, n’est-il pas ?

— Tu vas te régaler ! définit mon délicieux ami dont le charme juvénile n’a d’égal que l’esprit, car je suppose que tout cela n’est pas catholique ?

— Mon Tchèque à moi a fini étranglé.

Il réagit :

— N’est-ce pas l’un des assassinés de l’avenue George-V ?

— Tu viens de gagner le droit de te rendormir, mon bijou ! Auparavant, affranchis-moi un peu sur l’œuvre de feu Raspek ; ses recherches, ou plutôt ses trouvailles avaient trait à quoi ?

— Les explosifs.

— Je comprends qu’on lui ait décerné le Nobel[10], ajouté-je en raccrochant pieusement.


Il t’est déjà arrivé de couper une communication et d’entendre, en même temps, sonner ton turlu ? Curieux comme effet. Je redécroche, pensant à quelque fausse manœuvre, mais non : on m’appelle bel et bien. Le commissaire Honnissoit. La voix dévastée. On dirait qu’il vient de boire un bol de clous de tapissier.

Je pressens immédiatement de la scoum. Et effectivement.

— Bourrelœil est mort ! m’annonce mon collaborateur. Un routier vient de découvrir son cadavre sur la route de Chartres ; il gisait au bas du talus avec un couteau enfoncé dans le cœur ; l’information vient de parvenir à ma brigade qui me l’a répercutée.

— La pseudo-violée ? fais-je.

— Sans aucun doute, monsieur le directeur.

— Diffusez illico le numéro et le signalement de la voiture à bord de laquelle elle roule !

— J’ai commencé par ça !

— Où, sur la route de Chartres ?

— Avant Pontchartrain.

— Rendez-vous là-bas, je file !

Et je quitte mon bureau sans informer Marie-Laure.

* * *

À cet endroit, la route marque un élargissement qui doit servir de voie de secours quand les gros charrois se garent pour laisser doubler les voitures qui les suivent. Une tire bleue de la gendarmerie est là, gyrophare en folie. Se trouve également sur le terre-plein un camion immatriculé dans le Calvados.

Son conducteur, un gros zig un peu crade, vêtu d’un blouson de cuir noir qui devait lui aller encore au temps de sa première communion et d’un pull rouge dépenaillé, discute avec deux gendarmes sans joie.

Dans la lumière de ses phares, on aperçoit distinctement, en contrebas, le corps du pauvre Bourrelœil, étalé, tête en bas, bras en croix, jambes repliées, avec le manche d’un ya dépassant de son sternum. Honnissoit surgit en même temps que moi, sauf que j’ai passé le premier la ligne d’arrivée.

Saluade des pandores. L’un deux me reconnaît et chuchote ma qualité à son confrère, le brigadier Moilassusse, lequel y reva d’un salut un peu plus militaire, long et vibrant que son premier.

Le routier qui devine en moi une huile lourde, m’explique que, s’étant arrêté un instant pour « faire pleurer le géant », il a aperçu, en cours de miction, cet homme mort dans le faisceau de son phare droit. Illico, son jet naturellement impétueux est devenu prostatique. Comme il a le téléphone à bord de son bolide, il a prévenu la gendarmerie ; les archers du roy ont découvert l’identité du mort : un drauper de la Maison Cognedur, et ont alerté cette dernière.

— Vous croyez que je vais pouvoir repartir bientôt ? demande le camionniste. J’ai des fraises dans mon dix tonnes et il n’est pas frigorifique.

Honnissoit qui raffole des fraises le libère ; nous nous occupons de Bourrelœil.

Pas besoin d’être grand clerc pour piger ce qu’il s’est passé. Il a lutiné sa passagère (vêtue d’un simple peignoir de bain) qui a feint de couper à ses avances. Alors Bourrelœil s’est rangé sur le terre-plein. La salope dissimulait un couteau dans les grandes manches du peignoir. Le poulet, très excité, a déponné son tabernacle pour se faire allumer un calumet. Il devait s’être installé, pour la commodité de l’extase, à la place passager, les jambes à l’extérieur.

La soi-disant Maxence s’est agenouillée entre elles. De la sorte, les rares automobilistes circulant à cette heure extra-matinale encore obscure ne pouvaient apercevoir le manège du couple. L’hyène (un peu grandiloquent, peut-être comme qualificatif, mais amplement mérité) l’a eu belle pour assurer l’eustache dans sa main et le planter dans la poitrine de Bourrelœil. Ensuite elle n’a eu qu’à le tirer par les jambes hors de la bagnole et à le faire rouler au bas du talus. Cette version m’est inspirée par la braguette béante de notre infortuné collègue d’où sort un beau panais d’honnête flic qui a dû voir du pays.

— Laisser deux hommes dans cette affaire, c’est lourd, lourd, soupire Honnissoit.

Je demande aux gendarmes une carte de la région et j’examine la route suivie par le couple depuis son départ de l’hostellerie.

— En fin de compte, ils allaient sur Paris, déterminé-je.

— Pas certain, me dit Ange. La fille avait peut-être bien un point de chute dans la région. Vous la voyez dans Paris, en sortie de bain ?

— Si elle stoppe devant son immeuble, à l’aube, qui donc s’en formaliserait ? Cette fois, ajouté-je, allons prendre du repos.

— J’ai deux veuvages à aller annoncer, bougonne Honnissoit.

— Les mauvaises nouvelles peuvent attendre quelques heures.

On se quitte, je retourne au bureau.


Tout est paisible. Éteint. Plus trace de Marie-Laure. Écœurée par mon lâchage, elle a dû rentrer chez elle.

Je passe dans la partie studio et là, mon cœur se met en torche lorsque je découvre la presque adolescente couchée au pied de mon lit avec deux grandes serviettes-éponges en guise de couverture. C’est émouvant, voire bouleversant. Que de grâce dans cet abandon ! Elle dort en utilisant son bras droit comme oreiller. Son souffle est imperceptible. Je me penche et la saisis dans mes bras. Ça l’éveille ; elle pousse un petit cri d’effroi.

— N’aie pas peur, mon ange, c’est moi.

Je la dépose dans mon lit défait et la couvre, non pas de baisers, mais du drap. Il fait si chaud dans ce local exigu que ça suffit amplement.

Elle est à peine réveillée, murmure je ne sais quoi et se laisse glisser dans l’onde tiède de l’abandon, ainsi que l’écrit la marquise de Lamotte Fendue dans ses Mémoires de Guerre.

En un tourne-chose, je me dessape, ne conservant que mon slip de fonction et m’allonge auprès d’elle, par-dessus le drap, gardant à notre commun endormissement une chasteté qui fait l’honneur de la Police française.

Malgré le fort tumulte de mes pensées et mon énervement, je finis par m’engloutir dans un néant réparateur, ne conservant dans les confins de mon subconscient que la notion d’une bandaison forcenée, presque douloureuse, consécutant de ma fatigue et, plus encore, de la présence de Marie-Laure à mon côté.

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