OBSTÉTRIQUE : partie de la médecine relative aux accouchements.
Félicie. Café. Croissants !
Suffisant pour m’arracher des toiles malgré seulement quatre heures de sommeil.
M’man porte son joli tablier tricolore que je lui ai ramené d’un repas chez Bocuse. Elle ressemble à une vieille Marianne qui aurait paumé son bonnet phrygien (Béru dit « un bonnet frigide »). Elle a mis les croissants dans le four pour les empêcher de refroidir.
— As-tu passé une bonne nuit, mon grand ?
— Excellente, m’man.
Rien ne peut lui faire davantage plaisir, Féloche. Elle me voudrait marmotte, aimerait que j’hiberne. Le corps a besoin de repos, ne cesse-t-elle de me répéter. Puis, à chaque fois d’ajouter qu’il ne faut, en aucun cas, « brûler la chandelle par les deux bouts ». Le mec qui a trouvé cette expression, s’il touchait des droits d’auteur, roulerait en Aston Martin !
Je clape. France Info diffuse la vie du jour. Politique, déclarations en tout genre de guerres, d’impôts, d’amour ; le lot de conneries habituelles. Ça ronronne. De temps en temps, y a un gros truc qui fait sauter le couvercle, provoque pendant plusieurs jours des ondes de choc. Et puis on retombe dans les moiteurs quotidiennes.
— Tes croissants sont meilleurs que d’habitude, m’man.
— Je les ai achetés à la nouvelle croissanterie qui vient de s’ouvrir, rue du Colonel-Chabert, répond ma Féloche. Elle embaumait tout le quartier.
Ce qui me fait réagir, c’est le mot « colonel ». J’oublie celui de Balzac pour revenir au mien : le colonel Lemercier, noyé dans sa baignoire et qui aurait consacré ses ultimes forces à invectiver ses assassins. Et voilà la mère Macahuète qui se pointe comme « Mars à la crème », dirait Béru pour mars en carême. Zigouillée, mémère. Et on va placer un écriteau sur la vitre de sa loge.
Je laisse mon petit déje pour grimper chercher le panneau. Ce qu’il y a d’intéressant, c’est qu’il a fatalement été rédigé par l’un des meurtriers. Caractères d’imprimerie : « La Gardienne est absente pour Cause de Décès ».
J’achève mon quatrième croissant : un vrai repas ! Félicie est ravie ; désormais, elle n’ira plus qu’à la nouvelle croissanterie de la rue du Colonel-Chabert.
L’avis concernant l’absence de dame Macahuète a été rédigé au crayon feutre, au dos d’une couverture de cahier en bristol.
— Tu as toujours la loupe dont mémé se servait, sur la fin, pour lire le journal ? demandé-je à ma brave femme de mère.
Tu penses ! Elle conserve toujours tout, Félicie. C’est une fourmi.
Quelques secondes plus tard, j’ai le manche d’ivoire de la vieille loupe en main et mon œil démesure derrière le verre épais. Gagné ! Les deux dernières lettres du mot « décès » ont bavé, ce qui arrive souvent lorsque tu te sers d’un gros crayon feutre. Elles ont bavé par la faute d’un médius qui a dérapé dessus et dont l’empreinte est superbe comme une photo en piqueur de Gustave Le Pen.
— Tu n’aurais pas une grande enveloppe, ma chérie ?
Tout ! Elle a tout ce que son fils peut souhaiter, m’man, je ne te dirai jamais assez !
Je protège la belle empreinte de collection, hésite à consommer un cinquième croissant, y renonce et repars après avoir englouti un second bol de caoua.
— Tu viens déjeuner ? questionne ma poule couveuse.
— Pas certain, je te passerai un coup de grelot.
Elle risque, perfide :
— J’avais l’intention de faire un bourguignon !
— Jeanne Hachette ! ricané-je. Fais-le toujours, ça se réchauffe.
La nièce, par alliance, de Mathias qui lui tient lieu d’assistante et qu’il tringle comme un malade, m’apprend que le Rouquemoute est en train de se faire opérer d’un kyste à l’oignon. Rien de fâcheux, il sera là dans deux jours. Je lui refile le panneau de fortune accompagné de quelques explications. Elle aussi trouve que l’empreinte est superbe comme une rosette de Lyon (dont elle est originaire). Elle va en faire ses choux gras (on mange gras à Lyon). Prenant connaissance du texte, elle murmure :
— C’est un Allemand qui a écrit cela ?
— Pourquoi ?
— Tous les noms comportent une majuscule : « Gardienne, Cause, Décès ».
— Beaucoup d’analphabètes ont ce travers.
— Je sais, seulement ils ont une écriture qui trahit leur inculture et font des fautes d’orthographe énormes. Ici, rien de tel.
Elle est forte, cette souris ; moche, mais vachetement compétitive. Un cerveau qui tourne rond. Cela, sûrement, qui aura conquis le Rouillé ; voilà pourquoi il la sabre éperdument.
— Je vous laisse le document, ma mignonne. Établissez à son sujet un rapport exhaustif.
— Comptez sur moi, monsieur le directeur.
Histoire de l’encourager, monsieur le directeur lui palpe la moule à travers sa blouse blanche. Elle recule un peu son michier en rougissant et clapote :
— Oh ! Monsieur le directeur…
La confusion l’embellit, mais elle est foncièrement modeste : la môme n’ignore pas qu’une mocheté de son espèce ne saurait provoquer le désir chez un beau mec de mon importance.
— Un jour, tu mettras des bas noirs et je te baiserai sur mon bureau, lui dis-je. Tu verras, les moulures de la suspension sont géniales !
C’est ainsi que Renaud épousa la belle Aude.
« Triple assassinat Avenue George-V. »
Ça y est, c’est lancé ! La télé de mon bureau a cru bon d’interrompre ses programmes pour un flash spécial. À deux morts, elle ne le faisait pas, mais trois, c’est un début de carnage !
Affaire qui, dès le départ s’annonce mystérieuse : un ancien colonel de l’armée française, un citoyen d’origine tchèque, une vieille gardienne d’immeuble pour faire le bon poids. Fusil à lunette trouvé sur place ! Jumelles. Un attentat était prévu. C.Q.F.D. !
Ma secrétaire m’annonce par téléphone que les médias assiègent la Maison Poupoule. Ils réclament une déclaration de « l’Illustre ». Je sais qu’il ne sert de rien de les envoyer aux pelosses ; ils en conçoivent de l’humeur et t’attendent au tournant. Après tout, ils exercent un turbin qui réclame du combustible. Je dois leur en fournir, quand bien même il n’est pas de bonne qualité : la tourbe ne vaut pas l’anthracite, néanmoins elle dégage de la chaleur !
— Qu’on les rassemble dans la salle des conférences, je les rejoindrai dans un quart d’heure. Là-dessus, j’appelle le commissaire Ange Honnissoit pour savoir où en est son enquête. Elle avance gentiment. Ses scouts grignotent le bas de l’avenue. Ils ont retrouvé les chauffeurs de la station de taxis qui ont fait la queue la veille, en fin d’après-midi. L’un d’eux, un Chinois nommé Tou Dan Ton Ku, a fait une déposition intéressante. Étant descendu de son sapin situé au bout de la file, il a vu arriver une Jeep Cherokee de couleur noire ayant trois hommes à son bord.
Après avoir remisé correctement l’auto, les individus en sont sortis en portant une valise étroite, de forme allongée, et ils se sont engouffrés dans l’immeuble concerné. Il était un peu plus de 19 heures, selon le Chinetoque. Il ne les a pas vus repartir car il a quitté la station dix minutes plus tard.
Cet obligeant Cantonais se trouve actuellement au service de l’Identification aidant à dresser le portrait-robot des trois hommes.
Les Asiates ont une mémoire luxuriante à souhait.
Par ailleurs, l’équipe du commissaire Honnissoit fait du porte-à-porte dans l’immeuble pour tenter de trouver des témoins éventuels. Le matériel laissé sur place (fusil, jumelles) est en cours d’analyse (empreintes possibles, identification). Avec quoi a-t-on brisé la coquille de la mère Macahuète ? Curieux que l’objet sauvagement contondant qui a servi au meurtre ne se trouve plus dans l’apparte. Et comment se fait-il que ces hommes venus avec le fusil, l’aient laissé sur place ? Ils sont arrivés à trois, sont repartis deux. Un membre du trio a été étranglé.
Je gagne la salle de conférences, seulement meublée d’une immense table ovoïdale et de vingt-six chaises. Aux murs des photos de Jean Mulatier qui représentent des sous-bois et des massifs floraux, agrandis posters, afin d’emprintaner l’ambiance rigide du lieu.
Une dizaine de journalistes sont assis, deux mecs à Nagra attendent avec leurs micros, et un gazier de télé me guette, la caméra à l’épaule, prêt à me zinguer. À mon entrée : projo pleine poire. J’essaie de faire bonne contenance et de ne pas placer ma main en écran devant mes prunelles. Je m’habitue à l’éblouissement. Lance un courtois « Bienvenue à tous ». Chope le dossier de la chaise située à la pointe de l’œuf, la fais pivoter et m’assieds.
Le projo me biche de profil. C’est davantage supportable. Deux micros me sont proposés de part et d’autre, qui doivent me composer une grosse moustache surréaliste. Une volée de questions. Je calme des deux mains en vol de gerfaut.
— Chers amis, pas de panique, y en aura pour tout le monde !
Le Vieux faisait très bien ça quand il occupait ma place actuelle. Tout dans le masque ! Dignité assurée ! Réfrigération naturelle grâce à son regard polaire ! Un grand pro. Ma pomme, j’ai un côté camelot. M’empêtre dans les fausses gravités !
Je dois faire un peu loustic, dans mon genre. Pour commander, diriger, faut laisser ses élans du cœur au vestiaire, son côté chaleureux, sa bienveillance spontanée du mec disponible. Seulement, je peux pas. Je comprends trop tout pour jouer un rôle de solenniteur. Je continue de me regarder et je dérisionne, fatal.
— Calmos, mes drôles ! les interpellé-je, que tant pis pour les conséquences. Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement, laissez-moi énoncer !
Ils se taisent. Je leur dégoise alors un récit écourté des choses, passant sous silence mon intervention avenue George-V, a fortiori le coup de tube reçu chez Marius et Jeanette. Je fais sobre, mais efficace. Oui : il y avait un fusil à lunette, un trou dans la fenêtre, une chaise de guet avec des jumelles. Des gens ont forcé l’appartement du colonel Lemercier, à cause de sa situation géographique. Ils ont buté le colon et ensuite sa femme de ménage qui les a surpris. Y a-t-il eu une altercation entre eux, par la suite ? Toujours est-il qu’un des trois hommes a été occis par strangulation et que l’attentat supposé ne s’est pas produit. On enquête à propos du complice assassiné : un Tchèque du nom d’Antonin Pétsek. Interpol est sur les dents. J’espère pouvoir leur en raconter plus mieux d’ici quarante-huit heures.
Toujours différer, repousser ce genre d’échéance. Miser à bloc sur la formidable faculté d’oubli des hommes. Les pires événements, laisse-leur un peu de temps et ils se dissolvent gentiment dans l’oubli. D’autres les remplacent. Il n’y aurait pas de vie collective possible si les gens gardaient leur mémoire intacte. On ne croirait plus en rien ni à personne. On ne pourrait plus continuer d’espérer, d’aller de l’avant. On aurait pigé une fois pour toutes l’immense foutaise des choses.
Encore une demi-heure de bla-bla onctueux comme de la chantilly, ponctué de gestes fermes, de regards sûrs d’eux-mêmes, et ces messieurs se retirent en affûtant leur titre, chacun espérant en trouver un plus accrocheur que les autres : « Tuerie mystérieuse Avenue George-V » ; « Trois morts : un mystère », « Carnage chez un colonel en retraite ! », etc.
Ces messieurs sortent donc, mais pas la dame qui faisait partie de « la conférence de presse ». Dame ? Non : fille ! Jeune fille. Une brunette de vingt piges, mais elle doit avoir plus. Visage pur et sain. Cheveux coupés court. À peine fardée, et même c’est pas certain. Veste rouge, jupe et chemisier noirs. Bien faite déjà, malgré sa jeunesse. Au lieu de se retirer, elle est agenouillée sur la méchante moquette grisâtre, ramassant des feuillets épars avec une lenteur que je devine étudiée. Tu paries que c’est elle qui les a volontairement éparsifiés pour avoir motif à s’attarder ?
Je m’assieds sur le coin de la table, une jambe ballante et essaie de mater dans son décolleté, mais je peux circuler : y a rien à voir.
— Ça y est : ils sont partis, lui dis-je, vous pouvez ramasser la fin de vos notes.
Elle dresse vers moi un joli visage où s’attardent encore certaines « ingratitudes » de l’adolescence. Il est rouge de confusion. Je lui cligne de l’œil. Ça la détend et elle me sourit.
— Si vous êtes restée ici, c’est parce que vous avez quelque chose à me dire, ou à me demander, fais-je. Alors, je vous écoute.
La voilà debout, son porte-feuillets garni sous le bras. Elle range son stylo (à encre) dans son sac bandouliard.
— Vous êtes perspicace, murmure-t-elle.
— Fatalement : flic-chef ! Vous travaillez pour quelle maison ?
Redevenant jeune fille B.C.B.G., elle se présente :
— Marie-Laure Pontamousson, de Libé.
— Vous écrivez à l’encre ? C’est très bien ; le stylographe est en voie de disparition, comme les bas des femmes.
— Je porte des bas.
— Vous avez droit, en ce cas, à ma profonde reconnaissance, Marie-Laure. Si vous ne m’inspiriez pas un instinctif respect dû à votre jeunesse, je vous réclamerais la preuve de ce que vous annoncez.
Elle sourit encore et une lueur amusée passe sur son frais visage.
— Merci de cette dispense, fait-elle.
— Bon. Qu’aviez-vous à me demander ?
— Ça concerne bien entendu l’affaire ; vous nous avez caché des choses.
— Allons donc ! gouaillé-je, mal à l’aise.
— Avant de venir à la P.J., je me suis rendue sur les lieux, avenue George-V, avec les confrères. On nous a refoulés, évidemment. Alors j’ai eu l’idée d’aller au restaurant d’en face et j’ai appris que vous y avez dîné hier en compagnie de votre maman. Ce devait être à peu près au moment de la tuerie. Coïncidence ?
Chapeau pour la gosse ! Je la sens plutôt bien barrée dans le journalisme, la Marie-Laure.
— Vous n’allez pas me pomper l’air avec ce miniscoop, ma gentille ? Je sais qu’il plairait à votre rédac-chef ; seulement il risquerait de me flanquer des bâtons dans les roupettes. On devrait plutôt conclure un marché : écrasez-vous sur cette info qui, franchement, ne va pas loin et je vous renvoie l’ascenseur en vous tenant au courant de la progression de l’enquête. Correct ?
Elle hoche la tête.
— Mes collègues blanchis sous le harnais prétendent qu’une promesse de flic ne vaut pas tripette. Pardonnez-moi : je ne fais que répéter leurs paroles.
Moi, tout comme l’exquis Jean Giraudoux, « j’aime les jeunes filles et la province », mais à condition que les jeunes filles soient cool et la province pas trop chiante.
Je mets ma main impaternelle sur les épaules de la môme.
— Écoute, petite fille, moi aussi je vais te donner un bon conseil : Tu te ramasses avec tes bas sexy et ton stylo à encre et tu cours continuer ta carrière sous d’autres cieux.
« Vois-tu, ma poule, dans ton job, faut savoir négocier, piger où est le moindre mal et où sont les avantages. Fonce à ton journal et propose la manchette suivante : “Tuerie de l’avenue George-V. Le directeur de la P.J. dînait au restaurant d’en face pendant qu’on assassinait trois personnes”, tu auras ton petit succès.
Je la plante là, écarlate, médusée, pour rallier mon P.C.
Le gars Jérémie m’y attend. Plus du tout sapé en guerrier de la tribu des Gouzy-Gouza, mais en bleu croisé de chef d’entreprise.
— La fête est terminée ? ricané-je.
— Pour moi oui, mais elle continue pour les invités.
— Tout ce bigntz parce qu’on a coupé un bout de peau à ton petit dernier ! Qui l’a circoncis, au fait ?
— Un cousin de Ramadé qui est coiffeur dans le dix-huitième !
— Ben voyons : il sait manier le ciseau !
— Du nouveau pour l’AFFAIRE ?
C’est devenu un vrai poulaga, M. Blanc. Le boulot le mobilise. Il aurait très bien pu prendre quarante-huit heures de congé pour circoncire son bamboula, mais j’t’en fiche : le turbin avant tout.
Je le mets au courant des dernières infos relatives au triple meurtre. D’un accord commun, nous montons chez nos confrères de l’Identification où l’inspecteur Larigot s’affaire à recréer des frimes sous les directives du taximan chinois.
La sagesse du commissaire Honnissoit a été de laisser opérer celle de Pétsek, bien que nous disposions de l’original, ainsi pouvons-nous apprécier la fidélité descriptive du Jaune, car le portrait qui en résulte est ressemblant à quatre-vingts pour cent.
Je réclame plusieurs jeux d’épreuves des deux autres mecs et enjoins au préposé de les faire diffuser « force 5 », ce qui revient à dire que, dans quelques plombes, tous les archers de France en seront pourvus. Je veux le tout grand hallali. Principalement dans les aéroports et dans les gares. Communication du dossier à Interpol, surveillance exceptionnelle des frontières devenues passoires ! Les hôtels aussi doivent se mettre sur le pied de guerre. Les agences de location de bagnoles, les stations d’essence ! Un dispositif d’exception, te dis-je ! Si les deux criminels sont encore sur le territoire français, IL FAUT coûte que coûte les retrouver. Un point d’honneur pour moi.
Pour moi, que ces salauds ont mêlé à leur sale combine avec une impudence qui me fait friser les poils des bras !
Je retourne à mon burlingue, après avoir chargé Jérémie d’aller voir où en est de ses recherches la cousine-maîtresse de Mathias.
Surprise ! Assise à côté de la double lourde de mon antre, sur une banquette de bois cirée par le frottement de cent mille paires de fesses, la petite Marie-Laure Pontamousson, sage comme une étudiante attendant son tour de passer l’oral !
Elle vient faire amende honorable, sa mine contrite l’avoue d’emblée.
— Entrez ! fais-je.
Je m’efface. Elle pénètre dans le saint des saints, fortement intimidée. Quand j’ai relourdé, je me tourne face à elle. Putain ! Ce qu’elle est choucarde, cette frangine. Une odeur boisée se dégage d’elle.
— Tu as réfléchi, Moustique ?
Elle opine. Elle me fait penser à Marie-Marie quand elle avait son âge, il y a quelques années… À l’époque où elle ne portait pas encore sur sa frimousse les déceptions que je lui ai infligées. La vie est râpeuse, si tu savais. Même quand on adore les gens, on les écorche en se frottant à eux. À présent, ma gisquette est devenue une femme d’action, d’autorité ; quelqu’un à qui on ne la fait plus !
Je saisis Marie-Laure (tiens : Marie aussi !) par le cou.
— Tu me fais penser à une petite fille que j’ai bien aimée, je balbutie.
— Et qui devait vous adorer ?
— Comment le sais-tu ?
— C’est facile à comprendre quand on vous approche.
Je pose ma bouche sur la sienne afin que la vie continue d’être un éternel recommencement. Elle accepte mon baiser. Je retrouve les lèvres de Marie-Marie. Un coup d’intense émotion me poignarde l’âme. Au lieu de lui bouffer la gueule et de couler ma main soudarde entre ses jambes, je continue de caresser sa bouche de la mienne, comme quand on aime vraiment, qu’on aime d’amour, qu’on aime de cœur. Son souffle tiède me grise. Je la presse contre moi. On fait « l’île ». Ça veut dire qu’il n’y a plus que nous deux, pour un laps de temps fugace. Nous deux, comme Antoine de Caunes avec son chien, jadis, sur son îlot perdu.
On reste un bout, ainsi. Vertige contrôlé. L’instant de rémission accordé par le destin, au tournant des jours grondants. Refuge.
Et puis ce con de M. Blanc se ramène. On se désunit. Fallait bien ! Rien ne dure. Tu vois des gens, en pleine forme, tu les salues joyeusement : « Bonjour ! » « Bonjour ! » Tu les revois plus tard : ils sont vieux. Et tu ne les revois plus : ils sont morts ! Si tu as du pot, tu fais des croix sur tes relations dans ton carnet ; si t’en as pas, c’est elles qui en font une sur toi.
Et t’as envie de la Légion d’honneur, Ducon ? Santé !
Je les présente d’un ton absent.
Le grand primate des Gaules tient un fourre bleu contenant divers papelards. En présence de la gosse, il n’ose m’en parler.
— Tu peux dire devant Marie-Laure, fais-je. Haussement de sourcils de l’ancien cueilleur de noix de coco. Son regard semble déclarer : « Oh ! oh ! Ça commence et c’est déjà si grave ! Mais qu’est-ce qui te prend, Tonio ? »
Sans piper, il me présente le dossier.
Je sors une fiche anthropométrique au nom de Hans Scheunburger, sujet de l’Allemagne de l’Est, qui appartint à la Bande à Bader. Spécialiste des attentats à la bombe. Il a participé à une foule d’actions retentissantes en Europe : Italie, Allemagne, France, Angleterre, et il est soupçonné de beaucoup d’autres coups sanglants. La photo qui est jointe correspond à l’un des deux portraits-robots et, là encore, la ressemblance est frappante.
— Beau travail, dis-je. Elle est efficace, la souris de Mathias.
Je présente la fiche à Marie-Laure.
— Je tiens mes promesses, lui fais-je. Voilà l’identité de l’un des assassins, Libé va en avoir l’exclusivité.
Tu la verrais déballer son paquet de notes, Ninette ! Elle a la main qui tremble en écrivant. Ensuite elle se sauve.
— Tu es malade, ou quoi ? demande sévèrement Jérémie. Avant que nous ayons pris la moindre disposition, tu refiles le scoop à cette punaise ! Mais le cul passe donc avant tout, pour toi !
— Il ne s’agit pas d’une affaire de cul ! réponds-je. En tout cas, pas encore !
La fraîche odeur de la petite reste dans mon pif, tout en haut, près des sinus.