IMPLUVIUM : dans l’atrium des maisons romaines, bassin situé sous l’ouverture du toit où étaient recueillies les eaux de pluie.
Le grand bivouac dans mon burlingue. Le commandant demeure sur la dunette par gros temps. J’ai réuni pour un pique-nique : Honnissoit, Jérémie, Béru et la petite Marie-Laure à qui nous devons la vie. Foin du repas félicien que je projetais à la maison. Il ne faut pas quitter pied d’œuvre ! Tout ce qui est flic dans la capitale se trouve mobilisé. Une nuée d’inspecteurs ont investi le Palais du Tapis, ainsi que le quartier. On a appris que cinq ou six hommes se sont entassés dans la Ford Fiesta garée devant la galerie. Une heure plus tard, on a retrouvé le véhicule près du métro Hôtel-de-Ville.
Les fuyards ont continué leur cavale grâce à la R.A.T.P. Une vingtaine de perdreaux sont à leurs chausses. On sait déjà qu’ils se sont séparés car un préposé du métro a vu l’un des gars au pistolet-mitrailleur sauter un portillon. Ce faisant, ce con a perdu son arme et ne s’est même pas arrêté pour la ramasser tant il tenait à ne pas rater la rame.
Ont-ils des solutions de repli ? Peut-être que oui, et peut-être que non.
C’est Marie-Laure qui, en vraie petite femme — exceptionnellement — d’intérieur s’occupe du service. Le menu est frugal : un bloc de foie gras, du poulet à l’estragon en gelée, un brie de Meaux et des petits gâteaux. La môme s’est chargée des emplettes. Elle n’a commis qu’un seul galoup : elle a acheté uniquement du vin blanc, ce qui fait maugréer Bibendum : un alsace peu charitable et qui n’éblouit pas tes muqueuses.
Nous sommes aux prises avec un pilon de poultok quand la nouvelle tombe, sèche et belle :
Tabriz a été repéré ! Il serait entré dans un cinéma des Champs-Elysées : le Mazarin, où l’on projette « Bordure fatale », avec Michaël Chybre. L’ami Bobol qui a encore joué pour nous. L’officier de police Kulmasseur (Jean), qui avait terminé son service, venait chercher son épouse au Mazarin et stationnait en double file en attendant la fin de la séance en cours. Il venait de voir la fiche de recherche concernant Séminal Tabriz et a cru rêver en l’apercevant dans la queue d’attente canalisée par des chicanes. Il a illico donné l’alerte depuis sa tire. Les adjoints d’Honnissoit ont pris toutes dispositions pour faire bloquer les issues de la salle. Ils attendent leur chef.
Ange bondit, la bouche pleine, ce qui n’est pas poli, mais est excusable compte tenu des circonstances.
— Je vous accompagne ! lancé-je. Ce mec, j’en fais une affaire perso. Tu viens, Boule-de-neige ?
— J’ai mieux à branler, retourne le Négus en poursuivant son repas.
— J’ fais un sort au brie et j’ vous rejoigne p’t-êt’, dit Bérurier. Coulant comme le v’là, il passererait pas la journée ! Ces frometons à pâte grasse, c’est pis qu’ des poires : avant l’heure c’est trop tôt, après l’heure c’est trop tard !
Quant à Marie-Laure, elle ne moufte pas, mais me suit.
Dans la tire, je m’installe derrière, à son côté.
— Je te dois ma vie, lui répété-je.
Tu sais quoi ? Tu me promets de pas chialer, hein ?
— Non, rectifie la délicieuse : je me dois ta vie.
Et d’ajouter dans un souffle qui me chatouille les poils d’avant tympan :
— Je t’aime.
Pour confirmer, sa main délicate s’insinue dans mon bénouze et me caresse le lance-poupons.
Sur l’écran large, tu vois Michaël Chybre, nu comme un ver d’Albert Samain (il n’a gardé que sa gourmette), en train de monter en danseuse Éléonore Pigeon, si tellement rousse que sa toison pubienne ressemble à la flamme d’une lampe à souder. Derrière la porte vitrée isolant la salle du hall, Honnissoit cause dans son talkie-walkie.
Il fait l’appel de ses hommes prêts à l’action :
— Derborance ?
— En place !
— Regain ?
— En place.
— Germinal.
— En place.
— Mangeclous ?
— En place.
— Léviathan ?
— En place.
— Clérambard ?
— En place.
— Godot ?
Personne ne répond.
— On ne va pas l’attendre, tranche Honnissoit. Là-dessus, nous nous rendons dans la cabine du projectionniste. Lui montrons nos cartes.
— Vous avez un micro permettant de s’adresser à la salle ? demande Ange.
— Ici, monsieur le commissaire.
— O.K. ! Branchez-le, stoppez le film et allumez la salle.
Le technicien souscrit rapidement à ces trois exigences.
Honnissoit se penche sur le micro fixe :
— Nous prions les spectateurs d’excuser cette interruption du programme, déclare mon subordonné ; elle sera brève. Nous prions l’un d’eux, monsieur Séminal Tabriz, de quitter sa place et de se diriger vers la caisse en gardant ses deux mains derrière la tête.
L’annonce provoque un murmure de stupeur mâtiné (et soirée) de crainte dans l’assistance. Depuis le rectangle vitré qui donne sur la salle, nous assistons à un début de peur collective, les gens réalisant qu’il s’agit d’une traque à l’homme.
— J’y vais ! décidé-je. Restez à votre mirador, Ange.
De débouler parmi le public. Je marche jusqu’au bas de l’écran et affronte les spectateurs, essayant de détecter le marchand de tapis dans cette foule anonyme.
— À quoi bon vous obstiner, Tabriz ? je lance d’un ton pour Britannicus à la Comédie-Française. La salle est investie, la moindre issue gardée ; toute tentative désespérée de votre part serait vouée à l’échec.
Rien ne bougeant, je décide de me mettre à examiner tous les présents, l’un après l’autre. Je me paie le premier rang, ensuite le deuxième. Je me trouve au milieu du troisième quand une femme pousse un cri hystéro de l’autre côté de la travée médiane.
Je m’y précipite. À son côté, il y a un homme affaissé sur son siège et agité de tremblements aussi cons que vulsifs. Tabriz vient de se shooter dans la marge avec une capsule de cyanure.
Il a trouvé une solution que nous n’avions pas prévue pour nous filer entre les doigts. C’est cela, somme toute, la grande évasion. Elle vous a une certaine gueule.
Comme la dame qui se trouvait assise près de lui continue de bieurler aux petits pois, je la calme d’un péremptoire :
— Oh ! taisez-vous ! Il ne risque pas de vous faire du mal : il est mort !
Pour lors, ça lui sectionne le circuit égosilleur et elle reste sur son fauteuil de peluche, à se masser le goitre, tandis que son bonhomme, un sac à merde plus mahousse qu’elle, bredouille des « Allons, Chouchou, ressaisis-toi » qui feraient marrer un type assis sur une fourmilière.
Nos braves inspecteurs évacuent le cadavre avant l’arrivée de Police-Secours et le déposent dans le renfoncement, près des chiottes, tandis que la séance reprend.
Sur l’écran large, Michaël Chybre bouffe à présent la chatte d’Éléonore Pigeon et ses grosses balloches sonnent l’angélus à toute volée. La vie continue, simple et ardente.
Je retrouve Jérémie Blanc, escorté de Béru, à l’atelier-garage de la Rousse. Ils sont sur la BMW du couple assassin et, assistés de deux mécanos qualifiés, désossent la tire avec cette application qu’apportaient à la même besogne les poulets antidrogue de French connection.
— En somme, demandé-je au nègre Blanc, vous cherchez quoi ?
Il est en sueur, porte des gants de caoutchouc rose faits pour clapoter dans du Mir vaisselle et son expression est teigneuse, alors qu’elle dégage ordinairement la joie d’être.
Il approche ses deux ventouses de mon oreille.
— Tu veux que je te dise, l’Empereur ? Eh bien ! j’en sais foutre rien !
— Qu’est-ce qui t’a pris, avec cette bagnole ?
— Une inspiration, comme en a mon empereur bien-aimé. Je me suis dit : « Personne n’a vu ensemble Tabriz, Scheunburger et Elsa Braker, bien qu’ils fussent en même temps au relais-château. Et si le couple avait quelque chose d’important, quelque chose de capital à remettre à Tabriz ? Quelque chose qui serait planqué dans la bagnole des deux tueurs et que le marchand de tapis n’aurait eu qu’à prendre ?
— Ton « quelque chose », ils avaient besoin d’aller à trente kilomètres de Paris pour se le passer ?
— Suppose que l’une des deux parties soit en état d’alerte, pour une raison qui nous échappe encore ? Suppose que ces gens redoutent d’être surveillés ?
— Admettons. En ce cas, Tabriz a dû récupérer comme prévu le « quelque chose ».
— Il y a renoncé.
— Pourquoi ?
— Parce qu’il a flairé, voire carrément découvert la présence des hommes d’Honnissoit. Ce type était un fennec, il a éventé la planque des lardus et a préféré s’écraser.
Le raisonnement de Jérémie me semble soudain d’une évidence fondamentale. Ce qui me convainc surtout, c’est la manière dont la situation a basculé, au Palais du Tapis quand mon ami a abordé l’histoire de la BMW.
— À quel trafic pouvait-il se livrer ?
— Trafic n’est pas le mot que j’emploierais, me répond le Noirpiot. Un trafiquant ne se donne pas la mort quand il va être serré.
— Tu t’acheminerais plus volontiers vers des questions d’espionnage ?
— Pas toi ?
— Peut-être. Dis donc, dans quel état vous l’avez mise, cette tire ! Ça va être un chouette puzzle à remonter !
Les mécaniciens en salopette viennent de déposer le réservoir d’essence. Ils le vident dans un baquet, l’agitent… Rien. Pas de double fond, de soudures bizarres.
L’un deux sort un mouchoir qui a servi d’essuie-jauge et s’éponge.
— Une vraie vérole ! monsieur le directeur, dit-il. Si au moins nous avions quelque idée de ce que nous cherchons !
— L’essentiel, c’est que vous le trouviez ! riposté-je.
J’ai de la chance d’être « l’empereur », sinon il me virgulait son chiftir huileux dans la poire !
Bérurier qui, très exceptionnellement, n’a pas encore moufté, m’apostrophe :
— J’ voye pas c’ qu’on n’a pas r’gardé, dit-il. Toive qu’as l’œil neuf, Sana, tu d’vrais matouzer c’ turbin. Des fois qu’un bigntz quéconqu’ nous aurerait échappé ?
J’accepte et me mets à tourner lentement autour de l’épave. Ils ont poussé le jeu très loin, les gars ! Les pare-chocs forment un fagot de chromes sur le sol cimenté. Les cinq boudins ont été débarrassés de leurs enjoliveurs et de leurs pneumatiques, la moquette ou le caoutchouc du coffre et du plancher arrachés, le volant dévissé, la colonne de direction retirée, les ailes ôtées, de même que les phares, les sièges et autres éléments qui font une auto.
Elle est à la fois béante et disloquée, cette voiture, humiliée jusqu’en ses moindres ressorts. Sans tableau de bord ni capot, sans calandre, sans roues, ce n’est plus qu’un confus souvenir, la carcasse d’une chose qui fut magnifiquement pensée et construite, célébrée sur un catalogue.
Je regarde cette ruine et mon cœur se serre devant une telle destruction systématique ; j’aime tant la bagnole, ce merveilleux jouet des grands enfants que sont les hommes.
A-t-elle un secret, vraiment ?
Objets inanimés…
J’entre en « communication secrète » avec elle :
« Belle voiture grisante, des ordures se sont servies de toi comme d’une consigne de gare. Tu tenais à disposition, un “quelque chose” mystérieux… »
Je m’arrête de « lui » parler. Si vraiment Tabriz devait récupérer le fameux « quelque chose », il fallait que celui-ci fût d’un accès facile. Le marchand de tapis ne pouvait se permettre de jouer de la clé anglaise, ni même du tournevis sur un parking d’hostellerie. C.Q.F.D. !
Et alors, en moi, mais impossible de situer le siège de ce déclic (le cerveau ? les marjolles ? le métronome ?) se fait une poussée de bas en haut et un élément de l’auto se fiche en gros plan dans mon caberluche.
M’en approche, le saisis, le soulève. La jauge à huile ! Une simple boucle de fer qui sort d’un bouchon d’acier. Dessous, la tige huileuse. Je continue de lever l’ensemble et sors entièrement la jauge. Tout semble normal ! Et puis, non ! L’extrémité de la tige plate est percée d’un minuscule trou. On a passé un fil de nylon arachnéen par celui-ci et fait un nœud. Je tire sur le fil. Une résistance, mais « ça » vient !
Bientôt j’extrais un objet de la dimension d’un stylo. C’est noir, assez lourd. Pareil à un stylo, ça se dévisse, mais comme c’est ruisselant d’huile, je diffère le moment de le tripoter.
Mes compagnons de garage se taisent, gagnés par une sombre émotion. Je les sens vaincus par ma prodigieuse sagacité. À cet instant, je pourrais leur demander n’importe quoi et le reste : leur paie, leur épouse, une pipe, ils se battraient pour me l’accorder.
Bérurier résume le sentiment du quatuor.
— Quand est-ce on te regarde agir, on se dit que c’est pourtant pas bien malin d’être intelligent ! fait-il.